Massacre de 1937 : Pour répondre à un devoir de mémoire
16/10/2007
- Opinión
Le massacre des Haïtiens en République Dominicaine a été un acte inique qui interpelle encore aujourd’hui la conscience des Dominicains et des Haïtiens. Pour répondre à ce devoir de mémoire, je me donne la mission de retracer les circonstances de cette horrible tragédie.
Les générations présentes doivent savoir ce qui s’est réellement passé ces tristes jours d’octobre de l’année 1937.
Ce sera une façon d’honorer la mémoire des disparus, de se souvenir d’un moment difficile de l’histoire nationale et de reconnaître aussi la nécessité, face à la réaction pusillanime et presque complice du gouvernement d’alors, d’une diplomatie au service des intérêts nationaux.
Le massacre des Haïtiens par le gouvernement de Trujillo en 1937
Pour répondre à un devoir de mémoire
Ce devoir de mémoire ne doit pas conduire à un regain de nationalisme et de xénophobie. Les peuples évoluent, les mentalités aussi.
Se souvenir est le moyen de comprendre le passé et de construire un avenir, qui, dans le cadre des relations haïtiano-dominicaines, doit se voir dans une perspective de coexistence pacifique dans le respect des différences.
Les circonstances du génocide
Le 2 octobre 1937, le dictateur dominicain Raphael Leonidas Trujillo y Molina était en tournée à Dajabon.
Après une réception donnée en son honneur à la résidence de Doña Isabel Mayer, Trujillo s’adressa à ses partisans venus l’acclamer. Son discours était un réquisitoire sans pitié contre les Haïtiens présents dans la province du Nord.
Le dictateur déclara :
« J’ai appris que les Haïtiens volent de la nourriture et du bétail aux fermiers. Aux Dominicains qui se plaignent de ces déprédations de la part des Haïtiens qui vivent parmi eux, je réponds : ‘Nous règlerons cette affaire.’ D’ailleurs, nous avons déjà commencé. Environ trois cents Haïtiens ont été tués à Banica. Et nous devons continuer à résoudre ce problème ». [1]
C’était un ordre de tuer. Le massacre commença la nuit même de ce 2 octobre et va se continuer jusqu’au 4 octobre, faisant entre 15 et 20 mille morts. [2] .
Le Dr. Price-Mars explique :
[…] , le carnage des Haïtiens, à l’arme blanche, commença dans la ville même. Femmes, vieillards, enfants, hommes valides, tout y passa. Ce fut dans cette nuit tragique un sauve-qui-peut formidable des résidents haïtiens de Dajabon et des environs, blessés ou non, à travers la rivière pour atteindre Ouanaminthe où l’alarme fut donnée. […] Du 2 au 4 octobre, pendant trente-six heures, la symphonie rouge en nappes lourdes répandit la tristesse des sanglots, des lamentations, des hoquets d’agonie vomis par la multitude haïtienne. [3] .
A Monte Cristi, à Dajabon, à Banica, Las Vegas, Santo Cerro, Guagual, à Villa Vasquez, Copey, Guayubin, Abucate, Esperanza, La Loma, à San Francisco de Macoris, Pelader, Mao, Puerto-Plata, Guayacan, Santiago de la Cruz, Alta Manillo, pour ne citer que ces localités, la chasse à l’Haïtien fut lancée. Elle fut féroce et impitoyable.
A Monte Cristi, les Haïtiens furent jetés à la mer pour y être dévorés par les requins. D’autres furent exécutés dans les prisons où on les avait rassemblés. Des Haïtiens furent conduits sur la route de Dajabon pour y être effroyablement assassinés.
Les Haïtiens, en fuite, se hâtèrent vers la rivière Massacre où les attendaient les militaires dominicains qui leur barrèrent la route et les obligèrent à retourner par petits groupes dans les sous-bois pour y être découpés à la baïonnette et à la machette. Plusieurs dizaines d’haïtiens périrent noyés en essayant de passer le Massacre à la nage.
Les femmes et les enfants ne furent pas épargnés. Leur sort fut encore plus horrible.
Les femmes devaient écarter les deux bras, pour se voir enfoncer une fourche à travers le corps.
Les bébés furent pris par les pieds, avant d’avoir le crâne fracassé contre les murs des maisons. Certains sont envoyés en l’air pour être accueillis avec la pointe des baïonnettes.
Suzy Castor a rapporté les témoignages de certains survivants, comme Osse Saint-Vil ou Marguerite Pierrot qui perdit en une seule nuit son mari, ses neuf enfants, ses belles-sœurs, les trois enfants de celles-ci et sa mère.
Les habitants de Ouanaminthe furent les témoins horrifiés et impuissants du drame. Le curé de la ville, le Père Robert, fait état de nombreux cadavres enterrés à la hâte dans des fosses communes ou tout bonnement arrosés d’essence et brûlés.
Les premiers blessés arrivèrent à Ouanaminthe dès le matin du 3 octobre. On organisa rapidement leur transfert vers la ville du Cap-Haïtien.
Ceux qui ont réussi à fuir, traumatisés et apeurés, faisaient le récit du monstrueux carnage. Dans tous les points de la frontière, des réfugiés, des blessés, tous rescapés du massacre affluèrent.
L’on apprit alors que le simple fait de ne pas pouvoir prononcer correctement les mots « perejil » et « cotorro » équivalait à une condamnation à mort. C’est comme cela que les tueurs dominicains identifiaient, lorsqu’ils avaient un doute, l’Haïtien qui pouvait difficilement articuler ces mots espagnols. La vie d’une personne humaine n’avait tenu dans ces moments terribles que dans la prononciation d’un mot.
La réaction du gouvernement haïtien : entre compromission et soumission
Le gouvernement de Trujillo fit tout pour cacher l’ampleur du génocide. La presse dominicaine, muselée, n’en fit pas écho.
Le gouvernement haïtien, dirigé à ce moment par le président Sténio Vincent, fut officiellement informé par un rapport de Arnold Fabre, Consul haïtien à Dajabon. Mais, les dirigeants haïtiens optèrent, dès le départ, pour une politique de compromission et de soumission face à Trujillo.
Vincent s’empressa, le 10 octobre, d’écrire à « son ami » Trujillo pour solliciter une « solution juste et humanitaire ». L’ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine, Evremont Carrié, assurait le Ministre dominicain des Affaires Étrangères, Joaquim Balaguer, que le gouvernement haïtien « met hors de cause la haute personnalité du président Trujillo et son gouvernement ».
Le 15 octobre 1937, l’ambassadeur signa un communiqué conjoint avec le chancelier Balaguer assurant de l’amitié des deux chefs d’État et de l’harmonie des deux peuples. [4] .
Il est regrettable de voir que ce communiqué, signé par notre ambassadeur et le chancelier Joaquim Balaguer, minimise et banalise ce crime, en parlant, au lieu de tuerie, de « quelques incidents qui ont eu lieu à la frontière Nord entre Haïtiens et Dominicains. »
Les gouvernements voulaient d’ailleurs prévenir par ce communiqué « des commentaires exagérés et contraires à l’harmonie et à la cordialité » des deux peuples et des deux présidents Vincent et Trujillo.
Ce fut une première victoire pour la diplomatie dominicaine, qui voulait absolument faire d’un crime d’Etat un simple affrontement entre paysans dominicains et haïtiens. Dans la préparation et l’exécution du crime, pour préparer l’opinion à une telle version des faits, ordre fut donné aux militaires de ne pas utiliser leurs armes à feu.
Le massacre se fit à l’arme blanche, à la baïonnette et à la machette. Les Dominicains gardent en mémoire le souvenir de La Corte, la (la coupe). Les Haïtiens de la frontière parlent de Kout Kouto (coups de couteaux) lorsqu’ils évoquent le massacre. A l’analyse de ces faits, nous pouvons conclure avec Leslie Manigat que cette boucherie fut un acte d’État commis sur ordre par les militaires dominicains, non pas par de simples particuliers. [5] .
La honteuse politique d’abdication du gouvernement de Vincent, pour reprendre les mots de Suzy Castor, révolta la conscience nationale.
Alors que les journaux étrangers faisaient l’écho du génocide, alors que les blessés agonisaient à l’hôpital du Cap-Haïtien, alors que des milliers de nos compatriotes arrivaient, démunis et dépossédés de tout, traumatisés par trois jours d’horreur sans nom, Vincent préféra garder un profil bas, avalisant sans vergogne la position du gouvernement dominicain.
Cependant, Trujillo ne put cacher l’ampleur du drame.
L’opinion mondiale était alertée par des dépêches de plusieurs agences de presse, comme la United Press. Des articles du New York Times commençaient à relever les circonstances du massacre. On commençait à estimer le nombre des tués. Il fut bientôt clair que les victimes se comptaient par milliers.
L’opinion nationale s’émut et commença à questionner la position du gouvernement. L’agitation gagnait Port-au-Prince, indignée et meurtrie. Des militaires profitèrent même de ce climat tendu et explosif pour méditer un coup d’Etat contre Vincent.
Aux Etats-Unis, le député républicain Fisher exigea même de son gouvernement une rupture avec le sanguinaire régime de Trujillo. Vincent comprit alors qu’il lui fallait changer de position. Abandonnant les négociations directes avec Ciudad Trujillo, il recourut à l’arbitrage interaméricain.
Le gouvernement haïtien utilisa la procédure prévue par le traité de Gondra de Santiago de Chili du 3 mai 1923 et la Convention de Washington du 5 janvier 1926.
Le 11 décembre 1937, il saisit donc la Commission permanente de Washington. Les Etats-Unis d’Amérique, le Mexique et Cuba composèrent la commission d’enquête. Cependant, Trujillo fit des résistances.
Devant son refus de coopérer, la Commission conclut, le 15 décembre, que des sanctions devraient être prises contre la République Dominicaine en application de l’accord de 1923, car l’incident était de nature à « perturber la paix dans l’hémisphère occidental. »
Craignant une condamnation internationale et l’application de sanctions qui prouveraient la faute de son gouvernement, Trujillo céda. Le 17 décembre, il câbla un télégramme à la commission, par lequel il accepta l’arbitrage.
L’affaire connut, cependant, un nouveau rebondissement quelques jours plus tard.
Alors que la Commission allait enfin commencer ses travaux, le gouvernement d’Haïti, par une lettre adressée le 3 janvier 1938 aux gouvernements la formant, retira sa plainte et fit part de son intention de traiter directement avec le gouvernement dominicain.
C’était un nouveau coup de théâtre, aussi surprenant qu’incompréhensible, dans un moment où l’opinion publique internationale était favorable à la cause haïtienne.
Cette politique de lâche soumission allait aboutir à la signature d’un nouvel accord le 31 janvier 1938 à Washington.
Aux termes de cet accord dégradant, le gouvernement dominicain exprime des regrets et donne l’assurance de lancer les procédures judiciaires « destinées à éclaircir ces faits et à punir les infractions ». L’État dominicain s’engageait encore à payer 750 000 dollars, comme compensation financière aux victimes du drame.
Cet argent a servi à la création de trois colonies agricoles en Haïti pour les rescapés du massacre : à D’Osmond, près de Ouanaminthe, au morne des commissaires et à Biliguy dans le Plateau Central. Leslie Manigat indique que la République Dominicaine n’a versé en fait que 500 000 dollars américains, soit de 25 à 33 dollars par tête d’Haïtiens tués. [6] .
Il est inutile de dire que l’histoire n’a retenu le nom d’aucun Dominicain condamné pour le massacre.
L’Accord du 15 octobre 1937 et celui du 31 janvier 1938 sont appelés les « accords de la honte » par les historiens haïtiens. Sténio Vincent et son gouvernement ont écrit l’une des pages les plus tristes et les plus sombres de notre histoire et de notre diplomatie.
Les causes du Massacre
1. Le problème des frontières
En 1844, les patriotes dominicains s’affranchirent de 21 ans de présence haïtienne et déclarèrent l’indépendance de leur pays qui prit le nom de République Dominicaine.
Cependant, jusqu’à la fin du siècle, les chefs d’État haïtiens considérèrent le territoire voisin comme faisant partie intégrante du territoire haïtien et refusèrent de reconnaître l’indépendance dominicaine. Ils organisèrent plusieurs expéditions de reconquête qui, toutes, échouèrent.
Le premier pas vers une reconnaissance de la République Dominicaine sera fait par le président haïtien Fabre Nicolas Geffrard, lorsque le général dominicain Pedro Santana accepta d’aliéner l’indépendance de son pays en signant un traité d’annexion à l’Espagne en 1861.
Haïti s’opposa, par tous les moyens, à l’Espagne qui dut battre en retraite. Grâce à une médiation haïtienne, après quatre années d’occupation, l’Espagne libéra le sol dominicain en 1865. Le président venait de sauver l’indépendance dominicaine.
Le Traité solennel de paix, d’amitié et de commerce du 26 juillet 1867 marque une autre étape dans la normalisation des relations entre les deux États.
Cependant, le premier instrument bilatéral, qui met réellement fin à une ère de luttes et de guerres perpétuelles, est le Traité de paix, d’amitié, de commerce, de navigation et d’extradition haïtiano-dominicain du 9 novembre 1874. [7] .
Par ce traité, la République d’Haïti reconnaît formellement la partie de l’Est comme un État indépendant et souverain.
Malgré cette reconnaissance réciproque et cette affirmation de vivre dans la paix et l’harmonie, le problème du tracé de la frontière va rester un véritable point d’achoppement dans les relations entre les deux pays. Plusieurs traités bilatéraux vont tenter de le résoudre.
À la fin du XIXe siècle, l’Accord du 18 avril 1898, signé par les présidents dominicain et haïtien, Ulysse Heuraux et Tirésias Simon Sam, reconnaissait à Haïti le droit de garder ses frontières de 1874, avec une compensation en argent de 1 million de dollars en faveur de l’État dominicain. Cependant, devant les difficultés d’application de la Convention de 1898, une Convention interprétative fut signée entre les présidents des deux États le 28 mai 1899.
Ce sont les accords de 1929 et de 1936 et le Protocole additionnel de 1936 qui sont venus délimiter définitivement la frontière. En 1929, Haïti était occupée par les Américains. Ces derniers voulaient mettre définitivement fin au différend haïtiano-dominicain sur la question du tracé de la frontière. Ils pressèrent les deux gouvernements de signer, le 21 janvier 1929, l’Accord binational de délimitation de la frontière.
Cet accord était nettement préjudiciable pour Haïti, car il dépossédait le pays de plus de 45 000 hectares de terre.
Trujillo accepta une révision de cet accord, ce qui permit la signature d’un nouveau traité, l’Accord de Paix, d’amitié perpétuelle et d’arbitrage du 27 février 1935. Un Protocole additionnel à l’Accord de 1929 fut enfin signé à Port-au-Prince le 9 mars 1936.
Les nouveaux accords réglèrent la situation à la satisfaction des deux États et permirent à l’État haïtien de récupérer la majeure partie des terres livrées aux Dominicains à la suite de l’Accord de 1929. La frontière définitive ainsi établie est longue de 360 km.
On ne comprend pas pourquoi Trujillo, un an après la signature du Protocole de 1936, ordonna le massacre des Haïtiens vivant sur son territoire. Cet acte s’explique, pourtant, par la volonté du dictateur de résoudre définitivement le problème de la frontière. Celle-ci était définitivement tracée par les accords de 1929, 1935 et 1936. Cependant, un nombre considérable d’Haïtiens vivaient en République Dominicaine.
En 1935, la population de la République Dominicaine était officiellement estimée à 1,5 million d’habitants.
Suite à une migration qui a commencé à la fin du XIXe siècle et qui s’était amplifiée à partir des années 1915, 1916 et 1917, suite à l’expansion de l’industrie sucrière dominicaine, le département dominicain des statistiques recensait aussi cette même année 52,657 haïtiens dans le pays. Ce chiffre était certainement au dessous de la réalité.
Joaquim Balaguer, alors Ministre des Affaires Etrangères, estimait que les Haïtiens représentaient plus d’un quart de la population totale du pays. Ces Haïtiens étaient surtout établis sur la frontière qui, en fait, n’existait que sur le papier. Trujillo avait, après la délimitation purement physique et géographique, voulu faire une délimitation ethnique, en « débarrassant » les provinces frontalières de la présence haïtienne.
Juan Almoina, exilé espagnol cité par Suzy Castor, croyait que le génocide « … clarifiait la situation une fois pour toutes et libérait le futur de la patrie. Trujillo a pris une mesure énergique qui règle la question de la frontière pour toujours. »
2. La question raciale
Les origines raciales différentes des deux peuples ont toujours posé un problème dans les relations entre les Etats. Les Haïtiens sont majoritairement descendants d’esclaves noirs importés d’Afrique, alors que les Dominicains forment une race métissée, une société mulâtre, qui s’assimile au blanc et n’en est encore que plus raciste et plus haïtianophobe.
Un ouvrage, publié par le Service Jésuite des Réfugiés et Migrants sur l’attitude raciale en République Dominicaine, révèle que la haine de l’Haïtien est surtout le fait des groupes de pouvoir, des institutions étatiques et des élites qui veulent le rendre responsable de tous les maux de ce pays. Ils campent l’Haïtien comme le nègre, l’étranger inférieur, tout juste bon à couper la canne. [8] .
L’Haïtien est un étranger mal vu, qui met en péril l’existence même de la nation dominicaine. Le sentiment anti-haïtien a toujours été très présent en République Dominicaine. Les dirigeants de ce pays savent utiliser cette haine viscérale de l’Haïtien, rencontrée chez certains de leurs nationaux, pour faire porter tout le fardeau de la misère et du sous-développement de leur territoire aux Haïtiens qui y vivent.
Sous le gouvernement de Trujillo, le sentiment nationaliste, qui se confond presque toujours chez le Dominicain avec l’anti-haïtianisme, a été porté à son paroxysme.
Arthur Pena Batlle, Ministre Dominicain de l’Intérieur, dans un discours reproduit dans le journal La Nacion le 18 novembre 1942, a expliqué et justifié la politique haïtienne de Trujillo.
Il déclare :
« Le généralissime Trujillo a compris que le tracé mathématique d une ligne frontalière ne résolvait en rien le plus simple de nos problèmes de voisinage, il a compris que l’achèvement du tracé de la ligne ne signifiait autre chose que le point de départ d’une œuvre de construction sociale, longue et épineuse, qui ne pourrait être achevée tout le temps qu’existeront sur la frontière, à l’intérieur de l’île, deux forces opposées entre lesquelles aucune fusion n’est possible. »
Ce défenseur de la cause trujilliste expliquait que Trujillo avait l’unique ambition de préserver la nation dominicaine de la « contamination haïtienne ».
La présence haïtienne était donc perçue comme une maladie incurable, une peste nocive qu’il fallait circonscrire par tous les moyens, y compris le génocide. Il fallait arrêter cette marée noire qui menaçait de submerger la population pure et blanche de la République Dominicaine. [9] .
Peu de jours avant le massacre, au mois de septembre 1937, Vicente Tolentino, responsable du Bureau dominicain de Statistiques, recommandait de favoriser l’immigration de blancs ou de croiser les dominicains avec des blancs pour améliorer la race dominicaine.
La question raciale peut être aussi vue comme l’une des causes du massacre de 1937. Raphael Leonidas Trujillo y Molina, avait décidé d’appliquer la « solution finale » [10] à la question de la présence haïtienne sur son territoire.
3. La présence des Canuqueros sur la frontière
Une cause probable, et peut-être secondaire du massacre, a été sans nul doute le souci des grands propriétaires terriens de Monte Cristi et de Dajabon de se débarrasser des paysans haïtiens qui s’étaient établis sur la frontière et qui y prospéraient.
Ces paysans exploitaient, sur toute la ligne frontalière, de petites propriétés agricoles appelées canuco, d’où leur nom de canuqueros. Ils vivaient dans une relative autonomie et possédaient des terres et du bétail. Ils cultivaient, entre autres denrées, la pistache, dont ils étaient les principaux producteurs sur la frontière.
Les grands Dons louchaient sur ces propriétés dont ils voulaient s’accaparer. Ils entretinrent, pour cela, un climat d’hostilité contre ces canuqueros qu’ils accusèrent de tous les maux, notamment de voler le bétail dominicain. Avant même le 2 octobre 1937, cette situation d’hostilité avait conduit à des représailles contre les Haïtiens. Il y eut des dizaines de morts dans la province de Banica au mois de septembre.
Isabel Mayer était l’alliée et la porte-parole des grands dons. D’ailleurs, c’est au sortir d’une réception. donnée chez elle, que Trujillo donna l’ordre d’extermination des Haïtiens.
Ces grands propriétaires terriens furent d’ailleurs utilisés par l’Armée durant le massacre. Domingo Rodriguez, Antonio de la Masa, Antonio Gonzalez, entre autres grands « Dons », furent parmi les plus sinistres et les plus cruels assassins des Haïtiens. D’ailleurs, immédiatement après le carnage, certains de ces propriétaires s’emparèrent des terres laissées par les canuqueros et firent main basse sur tous leurs biens.
Pour un autre lendemain fait de respect et de compréhension
Les vêpres dominicaines ont été un événement horrible. Rien ne justifiait cette tuerie abominable.
70 ans plus tard, les deux peuplent se souviennent.
Ils se souviennent, dans un climat encore marqué par des préjugés ridicules. Le nationalisme anti-haïtien et le racisme sont toujours présents en République Dominicaine. Certains secteurs continuent d’entretenir la haine de l’Haïtien porteur de tous les maux dont souffre la nation dominicaine.
Je garde, cependant, l’espoir que les deux peuples arriveront à trouver les moyens et les modalités d’une cohabitation pacifique. Dans le plus fort des antagonismes, des voix se sont toujours élevées pour prêcher la paix, l’harmonie et l’entente, des bras se sont tendus pour aider, assister, sauver et protéger.
Dans le souvenir de 1937, nous ne saurons oublier les paysans dominicains qui ont caché, à leurs risques et périls, des frères et sœurs haïtiens.
On ne saurait oublier ce dévouement, ces actions héroïques de simples hommes qui apportent à d’autres hommes aussi humbles, paysans comme eux, exploités comme eux, qui connaissent les mêmes privations et portent dans leur âme les mêmes espoirs, le témoignage de leur cœur blessé.
On ne saurait encore oublier ces soldats qui refusèrent de souiller leur conscience et qui furent exécutés pour avoir refusé d’obéir à l’ordre de tuer.
Un autre lendemain est possible.
Aux Haïtiens et Dominicains de bonne volonté de lutter pour le construire.
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[1] CASTOR, Suzy, Le massacre de 1937 et les relations haïtiano-dominicaines, Le Natal, Port-au-Prince, 1988, p. 16.
[2] MANIGAT, Leslie F., Les relations haïtiano-dominicaines, ce que tout Haïtien devrait savoir, in Les Cahiers du CHUDAC, Port-au-Prince, Avril-Juin 1997, p.9.
[3] PRICE-MARS, Jean (Dr.), La République d’Haïti et la République Dominicaine Tome 2, (réédition), Éditions Fardin, Port-au-Prince, 1953, p. 311.
[4] Suzy Castor parle d’une politique d’abdication.
[5] MANIGAT, Leslie F., op. cit., p 44.
[6] MANIGAT, Leslie F, op. cit., p. 9.
[7] Le Traité de 1867 n’a été ratifié et sanctionné que par les pouvoirs publics dominicains, les troubles politiques en Haïti empêchant sa ratification.
[8] ROMERO, Brigida Garcia, et al., La actitud racial en Republica Dominicana, Servicio Jesuita A Refugiados y Migrantes (SJRM), Impresora Metropolitana, Santo Domingo, 2004, p. 54.
[9] PRICE-MARS, Jean (Dr.), op. cit., p. 324.
[10] L’expression est de Leslie Manigat. L’historien fait sûrement référence à la « solution finale » préconisée par les Nazis au cours de la Seconde guerre mondiale et qui visait l’extermination définitive des Juifs. Dans le contexte anti-haïtien de la période trujilliste, la comparaison n’est pas forcée.
- Maismy-Mary Fleurant est titulaire d’un Master en droit international de l’environnement, diplômé de l’Université de Limoges. Il est aussi un spécialiste en droit international des droits de l’homme.
ALTERPRESSE
http://www.alterpresse.org
Les générations présentes doivent savoir ce qui s’est réellement passé ces tristes jours d’octobre de l’année 1937.
Ce sera une façon d’honorer la mémoire des disparus, de se souvenir d’un moment difficile de l’histoire nationale et de reconnaître aussi la nécessité, face à la réaction pusillanime et presque complice du gouvernement d’alors, d’une diplomatie au service des intérêts nationaux.
Le massacre des Haïtiens par le gouvernement de Trujillo en 1937
Pour répondre à un devoir de mémoire
Ce devoir de mémoire ne doit pas conduire à un regain de nationalisme et de xénophobie. Les peuples évoluent, les mentalités aussi.
Se souvenir est le moyen de comprendre le passé et de construire un avenir, qui, dans le cadre des relations haïtiano-dominicaines, doit se voir dans une perspective de coexistence pacifique dans le respect des différences.
Les circonstances du génocide
Le 2 octobre 1937, le dictateur dominicain Raphael Leonidas Trujillo y Molina était en tournée à Dajabon.
Après une réception donnée en son honneur à la résidence de Doña Isabel Mayer, Trujillo s’adressa à ses partisans venus l’acclamer. Son discours était un réquisitoire sans pitié contre les Haïtiens présents dans la province du Nord.
Le dictateur déclara :
« J’ai appris que les Haïtiens volent de la nourriture et du bétail aux fermiers. Aux Dominicains qui se plaignent de ces déprédations de la part des Haïtiens qui vivent parmi eux, je réponds : ‘Nous règlerons cette affaire.’ D’ailleurs, nous avons déjà commencé. Environ trois cents Haïtiens ont été tués à Banica. Et nous devons continuer à résoudre ce problème ». [1]
C’était un ordre de tuer. Le massacre commença la nuit même de ce 2 octobre et va se continuer jusqu’au 4 octobre, faisant entre 15 et 20 mille morts. [2] .
Le Dr. Price-Mars explique :
[…] , le carnage des Haïtiens, à l’arme blanche, commença dans la ville même. Femmes, vieillards, enfants, hommes valides, tout y passa. Ce fut dans cette nuit tragique un sauve-qui-peut formidable des résidents haïtiens de Dajabon et des environs, blessés ou non, à travers la rivière pour atteindre Ouanaminthe où l’alarme fut donnée. […] Du 2 au 4 octobre, pendant trente-six heures, la symphonie rouge en nappes lourdes répandit la tristesse des sanglots, des lamentations, des hoquets d’agonie vomis par la multitude haïtienne. [3] .
A Monte Cristi, à Dajabon, à Banica, Las Vegas, Santo Cerro, Guagual, à Villa Vasquez, Copey, Guayubin, Abucate, Esperanza, La Loma, à San Francisco de Macoris, Pelader, Mao, Puerto-Plata, Guayacan, Santiago de la Cruz, Alta Manillo, pour ne citer que ces localités, la chasse à l’Haïtien fut lancée. Elle fut féroce et impitoyable.
A Monte Cristi, les Haïtiens furent jetés à la mer pour y être dévorés par les requins. D’autres furent exécutés dans les prisons où on les avait rassemblés. Des Haïtiens furent conduits sur la route de Dajabon pour y être effroyablement assassinés.
Les Haïtiens, en fuite, se hâtèrent vers la rivière Massacre où les attendaient les militaires dominicains qui leur barrèrent la route et les obligèrent à retourner par petits groupes dans les sous-bois pour y être découpés à la baïonnette et à la machette. Plusieurs dizaines d’haïtiens périrent noyés en essayant de passer le Massacre à la nage.
Les femmes et les enfants ne furent pas épargnés. Leur sort fut encore plus horrible.
Les femmes devaient écarter les deux bras, pour se voir enfoncer une fourche à travers le corps.
Les bébés furent pris par les pieds, avant d’avoir le crâne fracassé contre les murs des maisons. Certains sont envoyés en l’air pour être accueillis avec la pointe des baïonnettes.
Suzy Castor a rapporté les témoignages de certains survivants, comme Osse Saint-Vil ou Marguerite Pierrot qui perdit en une seule nuit son mari, ses neuf enfants, ses belles-sœurs, les trois enfants de celles-ci et sa mère.
Les habitants de Ouanaminthe furent les témoins horrifiés et impuissants du drame. Le curé de la ville, le Père Robert, fait état de nombreux cadavres enterrés à la hâte dans des fosses communes ou tout bonnement arrosés d’essence et brûlés.
Les premiers blessés arrivèrent à Ouanaminthe dès le matin du 3 octobre. On organisa rapidement leur transfert vers la ville du Cap-Haïtien.
Ceux qui ont réussi à fuir, traumatisés et apeurés, faisaient le récit du monstrueux carnage. Dans tous les points de la frontière, des réfugiés, des blessés, tous rescapés du massacre affluèrent.
L’on apprit alors que le simple fait de ne pas pouvoir prononcer correctement les mots « perejil » et « cotorro » équivalait à une condamnation à mort. C’est comme cela que les tueurs dominicains identifiaient, lorsqu’ils avaient un doute, l’Haïtien qui pouvait difficilement articuler ces mots espagnols. La vie d’une personne humaine n’avait tenu dans ces moments terribles que dans la prononciation d’un mot.
La réaction du gouvernement haïtien : entre compromission et soumission
Le gouvernement de Trujillo fit tout pour cacher l’ampleur du génocide. La presse dominicaine, muselée, n’en fit pas écho.
Le gouvernement haïtien, dirigé à ce moment par le président Sténio Vincent, fut officiellement informé par un rapport de Arnold Fabre, Consul haïtien à Dajabon. Mais, les dirigeants haïtiens optèrent, dès le départ, pour une politique de compromission et de soumission face à Trujillo.
Vincent s’empressa, le 10 octobre, d’écrire à « son ami » Trujillo pour solliciter une « solution juste et humanitaire ». L’ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine, Evremont Carrié, assurait le Ministre dominicain des Affaires Étrangères, Joaquim Balaguer, que le gouvernement haïtien « met hors de cause la haute personnalité du président Trujillo et son gouvernement ».
Le 15 octobre 1937, l’ambassadeur signa un communiqué conjoint avec le chancelier Balaguer assurant de l’amitié des deux chefs d’État et de l’harmonie des deux peuples. [4] .
Il est regrettable de voir que ce communiqué, signé par notre ambassadeur et le chancelier Joaquim Balaguer, minimise et banalise ce crime, en parlant, au lieu de tuerie, de « quelques incidents qui ont eu lieu à la frontière Nord entre Haïtiens et Dominicains. »
Les gouvernements voulaient d’ailleurs prévenir par ce communiqué « des commentaires exagérés et contraires à l’harmonie et à la cordialité » des deux peuples et des deux présidents Vincent et Trujillo.
Ce fut une première victoire pour la diplomatie dominicaine, qui voulait absolument faire d’un crime d’Etat un simple affrontement entre paysans dominicains et haïtiens. Dans la préparation et l’exécution du crime, pour préparer l’opinion à une telle version des faits, ordre fut donné aux militaires de ne pas utiliser leurs armes à feu.
Le massacre se fit à l’arme blanche, à la baïonnette et à la machette. Les Dominicains gardent en mémoire le souvenir de La Corte, la (la coupe). Les Haïtiens de la frontière parlent de Kout Kouto (coups de couteaux) lorsqu’ils évoquent le massacre. A l’analyse de ces faits, nous pouvons conclure avec Leslie Manigat que cette boucherie fut un acte d’État commis sur ordre par les militaires dominicains, non pas par de simples particuliers. [5] .
La honteuse politique d’abdication du gouvernement de Vincent, pour reprendre les mots de Suzy Castor, révolta la conscience nationale.
Alors que les journaux étrangers faisaient l’écho du génocide, alors que les blessés agonisaient à l’hôpital du Cap-Haïtien, alors que des milliers de nos compatriotes arrivaient, démunis et dépossédés de tout, traumatisés par trois jours d’horreur sans nom, Vincent préféra garder un profil bas, avalisant sans vergogne la position du gouvernement dominicain.
Cependant, Trujillo ne put cacher l’ampleur du drame.
L’opinion mondiale était alertée par des dépêches de plusieurs agences de presse, comme la United Press. Des articles du New York Times commençaient à relever les circonstances du massacre. On commençait à estimer le nombre des tués. Il fut bientôt clair que les victimes se comptaient par milliers.
L’opinion nationale s’émut et commença à questionner la position du gouvernement. L’agitation gagnait Port-au-Prince, indignée et meurtrie. Des militaires profitèrent même de ce climat tendu et explosif pour méditer un coup d’Etat contre Vincent.
Aux Etats-Unis, le député républicain Fisher exigea même de son gouvernement une rupture avec le sanguinaire régime de Trujillo. Vincent comprit alors qu’il lui fallait changer de position. Abandonnant les négociations directes avec Ciudad Trujillo, il recourut à l’arbitrage interaméricain.
Le gouvernement haïtien utilisa la procédure prévue par le traité de Gondra de Santiago de Chili du 3 mai 1923 et la Convention de Washington du 5 janvier 1926.
Le 11 décembre 1937, il saisit donc la Commission permanente de Washington. Les Etats-Unis d’Amérique, le Mexique et Cuba composèrent la commission d’enquête. Cependant, Trujillo fit des résistances.
Devant son refus de coopérer, la Commission conclut, le 15 décembre, que des sanctions devraient être prises contre la République Dominicaine en application de l’accord de 1923, car l’incident était de nature à « perturber la paix dans l’hémisphère occidental. »
Craignant une condamnation internationale et l’application de sanctions qui prouveraient la faute de son gouvernement, Trujillo céda. Le 17 décembre, il câbla un télégramme à la commission, par lequel il accepta l’arbitrage.
L’affaire connut, cependant, un nouveau rebondissement quelques jours plus tard.
Alors que la Commission allait enfin commencer ses travaux, le gouvernement d’Haïti, par une lettre adressée le 3 janvier 1938 aux gouvernements la formant, retira sa plainte et fit part de son intention de traiter directement avec le gouvernement dominicain.
C’était un nouveau coup de théâtre, aussi surprenant qu’incompréhensible, dans un moment où l’opinion publique internationale était favorable à la cause haïtienne.
Cette politique de lâche soumission allait aboutir à la signature d’un nouvel accord le 31 janvier 1938 à Washington.
Aux termes de cet accord dégradant, le gouvernement dominicain exprime des regrets et donne l’assurance de lancer les procédures judiciaires « destinées à éclaircir ces faits et à punir les infractions ». L’État dominicain s’engageait encore à payer 750 000 dollars, comme compensation financière aux victimes du drame.
Cet argent a servi à la création de trois colonies agricoles en Haïti pour les rescapés du massacre : à D’Osmond, près de Ouanaminthe, au morne des commissaires et à Biliguy dans le Plateau Central. Leslie Manigat indique que la République Dominicaine n’a versé en fait que 500 000 dollars américains, soit de 25 à 33 dollars par tête d’Haïtiens tués. [6] .
Il est inutile de dire que l’histoire n’a retenu le nom d’aucun Dominicain condamné pour le massacre.
L’Accord du 15 octobre 1937 et celui du 31 janvier 1938 sont appelés les « accords de la honte » par les historiens haïtiens. Sténio Vincent et son gouvernement ont écrit l’une des pages les plus tristes et les plus sombres de notre histoire et de notre diplomatie.
Les causes du Massacre
1. Le problème des frontières
En 1844, les patriotes dominicains s’affranchirent de 21 ans de présence haïtienne et déclarèrent l’indépendance de leur pays qui prit le nom de République Dominicaine.
Cependant, jusqu’à la fin du siècle, les chefs d’État haïtiens considérèrent le territoire voisin comme faisant partie intégrante du territoire haïtien et refusèrent de reconnaître l’indépendance dominicaine. Ils organisèrent plusieurs expéditions de reconquête qui, toutes, échouèrent.
Le premier pas vers une reconnaissance de la République Dominicaine sera fait par le président haïtien Fabre Nicolas Geffrard, lorsque le général dominicain Pedro Santana accepta d’aliéner l’indépendance de son pays en signant un traité d’annexion à l’Espagne en 1861.
Haïti s’opposa, par tous les moyens, à l’Espagne qui dut battre en retraite. Grâce à une médiation haïtienne, après quatre années d’occupation, l’Espagne libéra le sol dominicain en 1865. Le président venait de sauver l’indépendance dominicaine.
Le Traité solennel de paix, d’amitié et de commerce du 26 juillet 1867 marque une autre étape dans la normalisation des relations entre les deux États.
Cependant, le premier instrument bilatéral, qui met réellement fin à une ère de luttes et de guerres perpétuelles, est le Traité de paix, d’amitié, de commerce, de navigation et d’extradition haïtiano-dominicain du 9 novembre 1874. [7] .
Par ce traité, la République d’Haïti reconnaît formellement la partie de l’Est comme un État indépendant et souverain.
Malgré cette reconnaissance réciproque et cette affirmation de vivre dans la paix et l’harmonie, le problème du tracé de la frontière va rester un véritable point d’achoppement dans les relations entre les deux pays. Plusieurs traités bilatéraux vont tenter de le résoudre.
À la fin du XIXe siècle, l’Accord du 18 avril 1898, signé par les présidents dominicain et haïtien, Ulysse Heuraux et Tirésias Simon Sam, reconnaissait à Haïti le droit de garder ses frontières de 1874, avec une compensation en argent de 1 million de dollars en faveur de l’État dominicain. Cependant, devant les difficultés d’application de la Convention de 1898, une Convention interprétative fut signée entre les présidents des deux États le 28 mai 1899.
Ce sont les accords de 1929 et de 1936 et le Protocole additionnel de 1936 qui sont venus délimiter définitivement la frontière. En 1929, Haïti était occupée par les Américains. Ces derniers voulaient mettre définitivement fin au différend haïtiano-dominicain sur la question du tracé de la frontière. Ils pressèrent les deux gouvernements de signer, le 21 janvier 1929, l’Accord binational de délimitation de la frontière.
Cet accord était nettement préjudiciable pour Haïti, car il dépossédait le pays de plus de 45 000 hectares de terre.
Trujillo accepta une révision de cet accord, ce qui permit la signature d’un nouveau traité, l’Accord de Paix, d’amitié perpétuelle et d’arbitrage du 27 février 1935. Un Protocole additionnel à l’Accord de 1929 fut enfin signé à Port-au-Prince le 9 mars 1936.
Les nouveaux accords réglèrent la situation à la satisfaction des deux États et permirent à l’État haïtien de récupérer la majeure partie des terres livrées aux Dominicains à la suite de l’Accord de 1929. La frontière définitive ainsi établie est longue de 360 km.
On ne comprend pas pourquoi Trujillo, un an après la signature du Protocole de 1936, ordonna le massacre des Haïtiens vivant sur son territoire. Cet acte s’explique, pourtant, par la volonté du dictateur de résoudre définitivement le problème de la frontière. Celle-ci était définitivement tracée par les accords de 1929, 1935 et 1936. Cependant, un nombre considérable d’Haïtiens vivaient en République Dominicaine.
En 1935, la population de la République Dominicaine était officiellement estimée à 1,5 million d’habitants.
Suite à une migration qui a commencé à la fin du XIXe siècle et qui s’était amplifiée à partir des années 1915, 1916 et 1917, suite à l’expansion de l’industrie sucrière dominicaine, le département dominicain des statistiques recensait aussi cette même année 52,657 haïtiens dans le pays. Ce chiffre était certainement au dessous de la réalité.
Joaquim Balaguer, alors Ministre des Affaires Etrangères, estimait que les Haïtiens représentaient plus d’un quart de la population totale du pays. Ces Haïtiens étaient surtout établis sur la frontière qui, en fait, n’existait que sur le papier. Trujillo avait, après la délimitation purement physique et géographique, voulu faire une délimitation ethnique, en « débarrassant » les provinces frontalières de la présence haïtienne.
Juan Almoina, exilé espagnol cité par Suzy Castor, croyait que le génocide « … clarifiait la situation une fois pour toutes et libérait le futur de la patrie. Trujillo a pris une mesure énergique qui règle la question de la frontière pour toujours. »
2. La question raciale
Les origines raciales différentes des deux peuples ont toujours posé un problème dans les relations entre les Etats. Les Haïtiens sont majoritairement descendants d’esclaves noirs importés d’Afrique, alors que les Dominicains forment une race métissée, une société mulâtre, qui s’assimile au blanc et n’en est encore que plus raciste et plus haïtianophobe.
Un ouvrage, publié par le Service Jésuite des Réfugiés et Migrants sur l’attitude raciale en République Dominicaine, révèle que la haine de l’Haïtien est surtout le fait des groupes de pouvoir, des institutions étatiques et des élites qui veulent le rendre responsable de tous les maux de ce pays. Ils campent l’Haïtien comme le nègre, l’étranger inférieur, tout juste bon à couper la canne. [8] .
L’Haïtien est un étranger mal vu, qui met en péril l’existence même de la nation dominicaine. Le sentiment anti-haïtien a toujours été très présent en République Dominicaine. Les dirigeants de ce pays savent utiliser cette haine viscérale de l’Haïtien, rencontrée chez certains de leurs nationaux, pour faire porter tout le fardeau de la misère et du sous-développement de leur territoire aux Haïtiens qui y vivent.
Sous le gouvernement de Trujillo, le sentiment nationaliste, qui se confond presque toujours chez le Dominicain avec l’anti-haïtianisme, a été porté à son paroxysme.
Arthur Pena Batlle, Ministre Dominicain de l’Intérieur, dans un discours reproduit dans le journal La Nacion le 18 novembre 1942, a expliqué et justifié la politique haïtienne de Trujillo.
Il déclare :
« Le généralissime Trujillo a compris que le tracé mathématique d une ligne frontalière ne résolvait en rien le plus simple de nos problèmes de voisinage, il a compris que l’achèvement du tracé de la ligne ne signifiait autre chose que le point de départ d’une œuvre de construction sociale, longue et épineuse, qui ne pourrait être achevée tout le temps qu’existeront sur la frontière, à l’intérieur de l’île, deux forces opposées entre lesquelles aucune fusion n’est possible. »
Ce défenseur de la cause trujilliste expliquait que Trujillo avait l’unique ambition de préserver la nation dominicaine de la « contamination haïtienne ».
La présence haïtienne était donc perçue comme une maladie incurable, une peste nocive qu’il fallait circonscrire par tous les moyens, y compris le génocide. Il fallait arrêter cette marée noire qui menaçait de submerger la population pure et blanche de la République Dominicaine. [9] .
Peu de jours avant le massacre, au mois de septembre 1937, Vicente Tolentino, responsable du Bureau dominicain de Statistiques, recommandait de favoriser l’immigration de blancs ou de croiser les dominicains avec des blancs pour améliorer la race dominicaine.
La question raciale peut être aussi vue comme l’une des causes du massacre de 1937. Raphael Leonidas Trujillo y Molina, avait décidé d’appliquer la « solution finale » [10] à la question de la présence haïtienne sur son territoire.
3. La présence des Canuqueros sur la frontière
Une cause probable, et peut-être secondaire du massacre, a été sans nul doute le souci des grands propriétaires terriens de Monte Cristi et de Dajabon de se débarrasser des paysans haïtiens qui s’étaient établis sur la frontière et qui y prospéraient.
Ces paysans exploitaient, sur toute la ligne frontalière, de petites propriétés agricoles appelées canuco, d’où leur nom de canuqueros. Ils vivaient dans une relative autonomie et possédaient des terres et du bétail. Ils cultivaient, entre autres denrées, la pistache, dont ils étaient les principaux producteurs sur la frontière.
Les grands Dons louchaient sur ces propriétés dont ils voulaient s’accaparer. Ils entretinrent, pour cela, un climat d’hostilité contre ces canuqueros qu’ils accusèrent de tous les maux, notamment de voler le bétail dominicain. Avant même le 2 octobre 1937, cette situation d’hostilité avait conduit à des représailles contre les Haïtiens. Il y eut des dizaines de morts dans la province de Banica au mois de septembre.
Isabel Mayer était l’alliée et la porte-parole des grands dons. D’ailleurs, c’est au sortir d’une réception. donnée chez elle, que Trujillo donna l’ordre d’extermination des Haïtiens.
Ces grands propriétaires terriens furent d’ailleurs utilisés par l’Armée durant le massacre. Domingo Rodriguez, Antonio de la Masa, Antonio Gonzalez, entre autres grands « Dons », furent parmi les plus sinistres et les plus cruels assassins des Haïtiens. D’ailleurs, immédiatement après le carnage, certains de ces propriétaires s’emparèrent des terres laissées par les canuqueros et firent main basse sur tous leurs biens.
Pour un autre lendemain fait de respect et de compréhension
Les vêpres dominicaines ont été un événement horrible. Rien ne justifiait cette tuerie abominable.
70 ans plus tard, les deux peuplent se souviennent.
Ils se souviennent, dans un climat encore marqué par des préjugés ridicules. Le nationalisme anti-haïtien et le racisme sont toujours présents en République Dominicaine. Certains secteurs continuent d’entretenir la haine de l’Haïtien porteur de tous les maux dont souffre la nation dominicaine.
Je garde, cependant, l’espoir que les deux peuples arriveront à trouver les moyens et les modalités d’une cohabitation pacifique. Dans le plus fort des antagonismes, des voix se sont toujours élevées pour prêcher la paix, l’harmonie et l’entente, des bras se sont tendus pour aider, assister, sauver et protéger.
Dans le souvenir de 1937, nous ne saurons oublier les paysans dominicains qui ont caché, à leurs risques et périls, des frères et sœurs haïtiens.
On ne saurait oublier ce dévouement, ces actions héroïques de simples hommes qui apportent à d’autres hommes aussi humbles, paysans comme eux, exploités comme eux, qui connaissent les mêmes privations et portent dans leur âme les mêmes espoirs, le témoignage de leur cœur blessé.
On ne saurait encore oublier ces soldats qui refusèrent de souiller leur conscience et qui furent exécutés pour avoir refusé d’obéir à l’ordre de tuer.
Un autre lendemain est possible.
Aux Haïtiens et Dominicains de bonne volonté de lutter pour le construire.
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[1] CASTOR, Suzy, Le massacre de 1937 et les relations haïtiano-dominicaines, Le Natal, Port-au-Prince, 1988, p. 16.
[2] MANIGAT, Leslie F., Les relations haïtiano-dominicaines, ce que tout Haïtien devrait savoir, in Les Cahiers du CHUDAC, Port-au-Prince, Avril-Juin 1997, p.9.
[3] PRICE-MARS, Jean (Dr.), La République d’Haïti et la République Dominicaine Tome 2, (réédition), Éditions Fardin, Port-au-Prince, 1953, p. 311.
[4] Suzy Castor parle d’une politique d’abdication.
[5] MANIGAT, Leslie F., op. cit., p 44.
[6] MANIGAT, Leslie F, op. cit., p. 9.
[7] Le Traité de 1867 n’a été ratifié et sanctionné que par les pouvoirs publics dominicains, les troubles politiques en Haïti empêchant sa ratification.
[8] ROMERO, Brigida Garcia, et al., La actitud racial en Republica Dominicana, Servicio Jesuita A Refugiados y Migrantes (SJRM), Impresora Metropolitana, Santo Domingo, 2004, p. 54.
[9] PRICE-MARS, Jean (Dr.), op. cit., p. 324.
[10] L’expression est de Leslie Manigat. L’historien fait sûrement référence à la « solution finale » préconisée par les Nazis au cours de la Seconde guerre mondiale et qui visait l’extermination définitive des Juifs. Dans le contexte anti-haïtien de la période trujilliste, la comparaison n’est pas forcée.
- Maismy-Mary Fleurant est titulaire d’un Master en droit international de l’environnement, diplômé de l’Université de Limoges. Il est aussi un spécialiste en droit international des droits de l’homme.
ALTERPRESSE
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