L'éclatement de la bulle financière et le destin de l'Amérique Latine
11/07/2002
- Opinión
Ces dernières années, le débat sur le système économique international a tourné autour
de deux positions extrêmes et antagoniques. D'un côté, il y avait ceux qui décrivaient, avec
beaucoup d'optimisme, la création d'une « nouvelle économie » capitaliste, basée sur une
révolution scientifique et technologique qui permettrait une accumulation légère et flexible,
sans grande immobilisation de capital dans des installations et des relations rigides.
Associée à des politiques économiques plus précises, à des opérations financières plus
sophistiquées et à des gains croissants de productivité, cette nouvelle économie avait
maîtrisé les cycles traditionnels. Pour consolider la tendance vers un développement
capitaliste continu et sans à-coups, il devenait alors nécessaire de supprimer des
obstacles politiques hérités de la phase antérieure (interventionisme de l'Etat, législations
du travail et sociale, syndicats actifs, frontières nationales, etc.). D'où le rôle attribué aux
politiques néolibérales dans la construction de ce nouvel ordre.
D'un autre côté, des penseurs d'inspiration marxiste mettaient en avant le scénario
inverse : l'accumulation de capital dans la sphère financière devenait disproportionnée
relativement aux circuits de production réels, le système montrait une difficulté croissante
à intégrer le travail actif, créateur de valeur, et les tendances à la surproduction se
cumulaient, tout cela convergeant vers une crise grave et imminente.
J'ai soutenu, dans ce débat, que les positions de ce deuxième groupe contenaient les
éléments les plus vrais, mais qu'ils étaient insuffisants pour décrire la dynamique réelle du
système. En effet, le capitalisme avait pris une configuration qui, tout en créant une
tendance à la crise, recréait dynamiquement la possibilité d'ajourner cette même crise.
Cette configuration était marquée par trois anomalies.
Anomalies
Première anomalie : l'économie la plus importante du monde s'est mise à fonctionner avec
des déficits externes colossaux qui sont devenus permanents. Depuis de nombreuses
années, comme on le sait, le déficit commercial nord américain a atteint le niveau des
400.000 millions de dollars par an. Pour saisir l'énormité de ce chiffre, il suffit de rappeler
que, quand le déficit commercial brésilien avait « à peine » atteint les 8.000 millions de
dollars par an, le Brésil –qui est loin d'être petit– s'était enfoncé dans une crise aiguë qui
l'avait forcé à modifier son régime de change.
Ce mode de fonctionnement de l'économie nord américaine, apparemment non viable, ne
se comprend qu'en observant une autre anomalie du système : cette économie
gigantesque et hautement déficitaire émet, sans contrepartie concrète et sans règles
d'émission, la monnaie mondiale. De ce fait, sa capacité d'endettement a été
incroyablement élastique, à une échelle quasi impensable dans les modèles traditionnels.
Rappelons comment nous en sommes arrivés là : en transformant le dollar en monnaie
internationale de référence, la Conférence de Bretton Woods (1944) donna aux Etats-Unis
le contrôle de l'émission monétaire de l'économie capitaliste mondiale. Mais, en
contrepartie, elle imposa à ce pays deux règles d'émission : la convertibilité or / dollar et la
parité fixe entre les deux. Le respect de ces deux règles fut garanti par un traité
international signé par les Etats-Unis.
C'est ainsi que, dans l'après-guerre, un système fut créé dans lequel la réserve d'or nord
américaine cautionnait le dollar qui, à son tour, était le point de référence des autres
monnaies, selon des taux de change fixes (ou ajustables selon certaines règles). Dans ce
contexte, le pouvoir d'émission monétaire des Etats-Unis était contenu et discipliné
puisque la fabrication de dollars ne pouvait excéder la réserve d'or qui en constituait
l'hypothèque (le traité garantissait aux autres pays la possibilité de changer des dollars
contre de l'or nord américain s'ils le désiraient).
En 1972, comme on le sait, les Etats-Unis rompirent unilatéralement le Traité de Bretton
Woods et se désengagèrent du respect des règles d'émission qu'il contenait. En refusant
la convertibilité, ils déconnectèrent l'or et le dollar, ce qui signifia explicitement le moratoire
(c'est cela même, moratoire !) sur leur réserve d'or. Aussitôt ils dévaluèrent la monnaie,
abandonant la parité, dans le but de retrouver la compétitivité de leur économie. Les autres
pays durent suivre le même chemin en pratiquant leurs propres dévaluations compétitives
qui devinrent continuelles.
Ainsi, le système de Bretton Woods a cessé d'exister, faisant place à un « non-système »
composé de monnaies sans contrepartie et au change fluctuant. A partir de là, on a vu se
développer les processus qui ont fini par former ce qu'on a appelé plus tard la
« globalisation », spécialement la « financiarisation » de la richesse, puisque les marchés
des changes (étroitement liés aux variations des taux d'intérêt) sont devenus une source
de revenus extraordinaires pour les entreprises, les fonds et les banques multinationaux
capables d'agir simultanément en différentes monnaies et sur différentes places
financières.
Le système international n'ayant pas de substitut au dollar, les Etats-Unis ont conservé,
dans la pratique, le droit d'émission de la monnaie internationale, cette fois sans être
limités par des règles définies par un quelconque traité avec les autres Etats. La décision
n'a pas été technique. Elle est à mettre en relation, avant tout, avec un ambitieux projet de
consolidation (ou de réaffirmation) de l'hégémonie nord américaine alors menacée par la
vigueur des économies allemande et japonaise reconstruites, par le pouvoir politico-
militaire soviétique en apparente ascension et par les velléités contestataires d'une grande
partie de ce qu'on nommait alors le Tiers-Monde. Si on ne comprend pas ce projet dans
toutes ses dimensions (économique, militaire, politique, culturelle, idéologique), on ne
comprend rien à l'évolution de la conjoncture internationale des dernières décennies.
(Rappelons au passage cet aspect de l'histoire : ledit processus de globalisation a
démarré sous l'impulsion de l'Etat national hégémonique en défense de ses intérêts ;
confondre « globalisation » et « fin de l'intervention des Etats » continue d'être un
contresens.)
Un Etat national s'est mis à émettre, sans règles, la monnaie mondiale. Cela crée une
situation qui ne peut durer indéfiniment puisqu'elle introduit une asymétrie profonde et
structurelle dans les relations internationales. La penser comme une situation normale
serait admettre que les autres acteurs du système auraient accepté une situation de
subordination, ce que contredit toute l'expérience historique. Le problème central de la
conjoncture mondiale était donc, selon moi, d'identifier comment et quand cette prérogative
régalienne des Etats-Unis, véritable pillier de l'ordre mondial unipolaire, non viable à long
terme, serait brisée.
La création de l'euro apportait une donnée nouvelle, mais ne résolvait pas le problème.
Pourquoi cette deuxième anomalie se prolongeait autant ? La réponse renvoyait à une
troisième anomalie : le pôle ascendant du système –l'Est de l'Asie–, structurellement
excédentaire, ne pourrait fonctionner s'il n'avait où canaliser cet énorme excédent. Le
déficit nord américain –c'est-à-dire le besoin de financement de l'économie nord
américaine– ouvrait un espace au recyclage du capital asiatique excédentaire et, plus
encore, créait le pôle le plus important de demande effective pour toute l'économie
internationale.
Dans un article publié en juin 2000 dans la Revista da Sociedade Brasileira de Economia
Política, j'écrivais : « Ce qui permet le fonctionnement de l'ordre mondial actuel, dit
néolibéral, n'est pas ce que lui même proclame comme s'il s'agissait d'un grand triomphe
(le développement technologique et la formation d'une nouvelle économie), mais un
mécanisme typiquement keynésien : la satisfaction de la demande effective par l'émission
d'emprunts. Emission incroyablement élastique puisque le même agent, d'un côté
s'endette et, de l'autre fabrique la monnaie (sans contrepartie) avec laquelle il doit
rembourser sa dette. Cet arrangement précaire provoque un conflit au coeur du pouvoir
mondial : la position particulière des Etats-Unis est mal tolérée, son hégémonie étant
inscrite dans la logique du fonctionnement du système, dans les règles du jeu elles-
mêmes. Mais, au-delà du conflit, il y a aussi une coopération car si le dollar s'écroule tout
le monde suit, en commençant par le Japon, principal créditeur. Voilà le paradoxe : le
mécanisme qui permet le fonctionnement de l'économie mondiale (la capacité
d'endettement de la société nord américaine) dépend du statut particulier du dollar ;
cependant, tant que cette situation perdure, les Etats-Unis conserverons un degré
d'hégémonie qui n'est pas acceptable pour les autres participants au grand jeu du pouvoir
mondial. Dans d'autres circonstances historiques, cela se résoudrait par une guerre entre
les membres du noyau du système, mais de nos jours cette éventualité est rejetée. Ainsi la
configuration actuelle se modifie avec plus de lenteur, sous la pression de tendances
contradictoires –tendance au conflit et tendance à la coopération au sein du système– qui
ne permettent pas une solution rapide et radicale. Le statut du dollar est l'élément clef du
dénouement de la crise latente ».
Crise profonde
Comme on le voit, ma vision contenait une critique de la version catastrophiste qui
annonçait toujours une crise systémique imminente. En même temps, je décrivais un
ordre intrinsèquement instable qui n'avait rien à voir avec les visions idiliques sur le
capitalisme contemporain.
Dans un souci de cohérence, je dois maintenant émettre une opinion risquée : la révélation
des artifices comptables qui ont maintenu la surévaluation de la Bourse de New York ces
dernières années, met en péril tout l'engrenage que produisait l'ajournement de la crise
systémique. La capacité d'endettement de la société nord américaine et le statut particulier
du dollar reposaient principalement sur ces actifs qui sont en train de disparaître. La crise
actuelle est donc importante et lourde de conséquences. Elle représente une inflexion de la
conjoncture internationale qui fait place à une réorganisation de longue haleine qui
conduira, au bout du compte, à une nouvelle multipolarité dont les centres émergents
seront l'Europe unifiée et la Chine.
Quand à nous, en situation périphérique, nous serons confrontés à de nouveaux risques
(immenses) et à de nouvelles opportunités. Les risques proviennent de la propension
toujours plus grande des Etats-Unis à la guerre –menace qui actuellement se limite à leur
relation avec les pays périphériques– et, dans le cas spécifique de l'Amérique Latine,
de l'accélération de la mise en place de la « zone américaine » ou « zone dollar » qui
trouve dans la ZLEA (Zone de Libre Echange des Amériques) sa base opérationnelle. Non
obstant, viendront aussi les opportunités. La transition de l'unipolarité vers une autre
configuration multipolaire augmentera les marges de manoeuvre des pays intermédiaires
qui réussiront à préserver (ou à conquérir) un degré significatif de liberté. Le jeu deviendra
beaucoup plus complexe.
Notre positionnement doit partir d'une prémisse : il faut empêcher à tout prix que, dans la
phase finale de l'ordre unipolaire, l'Amérique Latine soit avalée par la zone régionale
américaine ; que les forces vives du continent n'hésitent pas à se positionner sur ce point.
* César Benjamin est auteur de A opçáo brasileira (Contraponto Editora, 1998, nona ediçáo) et
membre de la coordination nationale du Mouvement Consultation Populaire.
Traduit du portugais par ALAI.
https://www.alainet.org/pt/node/108198?language=es
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