Pourquoi l’extrême droite monte-t-elle en Europe ?
22/05/2014
- Opinión
Une chose est certaine : les élections européennes de fin mai se traduiront par une montée généralisée des voix d’extrême droite. Et par l’arrivée au Parlement européen [1] d’une importante vague de nouveaux députés ultradroitiers. A l’heure actuelle, ceux-ci sont rassemblés au sein de deux groupes : le Mouvement pour l’Europe des libertés et de la démocratie (MELD) et l’Alliance européenne des mouvements nationaux (AEMN). En tout : 47 eurodéputés, soit à peine 6% des 766 eurosièges [2]. Combien seront-ils après le 25 mai ? Le double ? En nombre suffisant pour bloquer les décisions du Parlement européen et par conséquent le fonctionnement de l’Union européenne (UE) [3] ?
Le fait est que, depuis l’aggravation du désastre social et la crise de la démocratie représentative, la méfiance à l’égard de la construction européenne s’est notablement accentuée. Presque toutes les élections, dans la plupart des pays de l’UE, se soldent par une irrésistible montée des extrêmes droites. De récentes enquêtes d’opinion confirment que, cette fois encore, les électeurs européens s’apprêtent à voter en masse en faveur des principales formations ultradroitières, à savoir : le Parti pour l’indépendence du Royaume Uni, UKIP [4] (Royaume Uni) ; le Parti de la liberté, FPÖ (Autriche) ; Jobbik (Hongrie) ; Aube dorée (Grèce) ; la Ligue du nord (Italie) ; les Vrais Finlandais (Finlande) ; le Vlaams Belang (Belgique) ; le Parti de la liberté, PVV (Pays Bas) ; le Parti du peuple danois, DF (Danmark) ; les Democrates de Suède, DS (Suède) ; le Parti national slovaque, SNS (Slovaquie) ; le Parti de l’ordre et de la justice, TT (Lithuanie) ; Ataka (Bulgarie) ; le Parti de la grande Roumanie, PRM (Roumanie) ; et le Parti national-democrate, NPD (Allemagne).
En Espagne, où l’extrême droite a été au pouvoir plus longtemps que dans n’importe quel autre pays européen (de 1939 à 1978), ce courant politique est aujourd’hui quasi inexistant. Aux élections de 2009, il n’a obtenu que 69 164 voix (soit 0,43% des suffrages exprimés). Cependant, près de 2% des électeurs espagnols se réclament de l’extrême droite, ce qui représente environ 650 000 citoyens. En janvier dernier, des dissidents du Parti populaire (PP, conservateur), actuellement au pouvoir, ont fondé Vox, que l’on peut situer à “droite de la droite”. Dans un jargon archéofranquiste, ce parti dénonce un “Etat particratique”, exalte le patriotisme espagnol, exige “la fin de l’Etat des autonomies” et réclame l’interdiction de l’avortement.
Se revendiquant de l’”extrême droite authentique”, quatre autres organisations ultras – Démocratie nationale, la Falange, Alliance nationale et Noyau patriotique espagnol – rassemblés au sein de la plateforme “l’Espagne en marche”, ont signé un accord en décembre 2013, pour se présenter unies aux élections européennes. Elles espèrent faire élire un eurodéputé.
Mais le plus important mouvement d’extrême droite en Espagne est Plataforma per Catalunya (PxC) qui compte 67 conseillers municipaux. Son leader, Josep Anglada, repousse l’étiquette d’extrême droite et définit le PxC comme “un parti identitaire, transversal, à fort contenu social” mais avec une position anti-immigrés intransigeante : “En Espagne – affirme Anglada –l’insécurité des citoyens augmente de jour en jour. Une grande partie de cette montée de l’insécurité et de la criminalité est due aux immigrés. Nous défendons le droit de chaque peuple de vivre selon ses coutumes et son identité dans son propre territoire. C’est pourquoi nous nous opposons à l’arrivée de l’immigration islamique ou de toute autre immigration en provenance de territoires extra-européens [5]”
Quant à la France, aux élections municipales de mars dernier, le Front National (FN) présidé par Marine Le Pen, a remporté les mairies d’une dizaine de villes importantes. A l’échelle nationale, il a obtenu quelque 1 600 sièges de conseillers municipaux. Un événement sans précédent. Mais le plus insolite reste à venir. Car des enquêtes d’opinion indiquent que, le 25 mai prochain, le FN pourrait obtenir près de 25% des voix [6] ce qui ferait de lui - si cela se vérifiait -, le premier parti de France avant l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) et loin devant le Parti socialiste (PS) du président François Hollande. Une bombe.
Le refus de la construction européenne et la sortie de l’euro sont deux thèmes largement partagés par les extrêmes droites européennes. Deux sujets qui trouvent, en ce moment, un écho favorable dans l’esprit de nombreux Européens victimes de la crise. Une crise que Bruxelles a aggravé avec le Pacte de stabilité [7] et ses cruelles politiques d’austérité qui provoquent de véritables désastres sociaux. Il y a, rappelons-le, 26 millions de chômeurs, et le pourcentage de jeunes de moins de 25 ans sans emploi atteint des taux effrayants (52% au Portugal, 56% en Espagne, 61,5% en Grèce...). Exaspérés, de nombreux citoyens répudient l’UE. L’euroscepticisme explose ainsi que l’europhobie [8]. Et cela conduit souvent à se retrouver d’accord, sur tel ou tel point, avec les programmes des partis ultra droitiers.
Il faut dire aussi que l’extrême droite européenne a changé, du moins en apparence. Longtemps elle s’est réclamé des idéologies nazi et fasciste des années 1930, avec les sinistres accoutrements paramilitaires, le salut romain, la haine antisémite, la violence raciste... Ces aspects extérieurs visibles - qui persistent chez les militants hongrois du Jobbik ou ceux de l’Aube dorée grecque – ont tendance à disparaître. Remplacés par des mouvements moins “infréquentables” ayant appris à dissimuler leurs caractéristiques les plus détestables, considérées comme responsables de leurs échecs électoraux à répétition. L’antisémitisme notamment, marqueur pour ainsi dire génétique de l’extrême droite, est désormais mis en sourdine, enfoui dans l’inconscient (ce qui ne l’empêche pas de ressortir de temps à autre sous forme d’actes manqués, de lapsus ou de mots d’esprit). La nouvelle extrême droite n’exalte plus la race mais l’identité, les valeurs nationales, la patrie et la culture (au sens ethnologique) pour s’opposer à la montée des immigrations et à la “menace” que représenterait l’islam.
Dans le but de “dédiaboliser” leur image, les nouveaux ultras modèrent également leur idéologie de haine et adoptent un discours chaotique mais radical de refus du système, de critique (plus ou moins) argumentée de l’immigration (surtout musulmane et Rom) et de défense des “Blancs pauvres”. Maitenant, leur objectif déclaré c’est d’arriver au pouvoir. De gagner les élections. Dans ce but, ils utilisent massivement Internet et les réseaux sociaux pour diffuser leurs programmes, convoquer à des manifestations, recluter de nouveaux membres. Et leurs arguments, nous l’avons dit, trouvent un écho de plus en plus grand chez des millions d’ Européens brisés par le chômage et les politiques d’austérité.
En France, par exemple, Marine Le Pen attaque dans ses discours, plus radicalement que tout dirigeant politique de gauche, le “capitalisme sauvage”, l’”Europe ultralibérale”, les “dégâts de la mondialisation” et l’”impérialisme économique des Etats-Unis” [9]. Ses discours séduisent de larges fragments des classes sociales laborieuses frappées par la désindustrialisation et les délocalisations, qui applausissent la leader du FN quand elle déclare, en citant un ancien Secrétaire général du Parti communiste, qu’ “il faut arrêter l’immigration ; sinon, on condamnera encore plus de travailleurs au chômage”. Ou lorsqu’elle défend le “protectionnisme sélectif” et exige qu’on mette un frein au libre échange parce que celui-ci “met en concurrence les travailleurs français avec les travailleurs de la planète”. Ou lorsqu’elle réclame l’”appartenance nationale” en matière d’accès aux services de la Sécurité sociale qui, d’après elle, “doivent être réservés aux familles dont au moins l’un des parents est français ou européen”. Ces arguments rencontrent un chaleureux soutien dans la plupart des territoires sociaux les plus frappés par le désastre industriel, là où pendant des décennies, le vote à gauche était la norme [10].
Mais le nouveau discours de l’extrême droite a une portée qui va au-delà des victimes directes de la crise. Il touche d’une certaine façon ce “désarroi identitaire” que de nombreux Européens ressentent confusément. Il répond au sentiment de “déstabilisation existentielle” qu’éprouvent les citoyens frappés à la fois par les effets de la globalisation et ceux d’une UE qui ne cesse de s’élargir. Tant de certitudes (en matière de famile, de société, de nation, de religion, de travail...) se sont écroulées ces derniers temps, que les gens sentent le sol s’effondrer sous leurs pieds. En particulier les classes moyennes, garantes en quelque sorte de l’équilibre politique des sociétés européennes, qui assistent impuissantes à l’écroulement de leur statut. Elles se retrouvent en danger de déclassement. Menacées de tomber dans le toboggan qui les entraînerait irresistiblement rejoindre les classes pauvres, d’où elles pensaient (par croyance au Progrès) en être sorties pour toujours. Elles vivent donc en état permanent de panique.
Ni la droite libérale, ni les gauches n’ont su répondre à ces nouvelles angoisses qui sont la marque de ce début de siècle. Le vide a été comblé par les extrêmes droites. Comme l’affirme Dominique Reynié, spécialiste des nouveaux populismes en Europe : “Les extrêmes droites ont été les seules à prendre en compte le desarroi des populations affectées par l’érosion de leur patrimoine matériel – chômage, niveau de vie – et de leur patrimoine immatériel, c’est-à-dire leur style de vie menacé par la globalisation, l’immigration et l’Union européenne [11].”
Tandis que les gauches européennes consacraient, ces dernières décennies, toute leur attention et leur énergie à des – légitimes – problèmes de société (divorce, mariage pour tous, avortement, droits des sans-papiers, écologie, etc.), elles abandonnaient en même temps à leur – mauvais – sort des couches entières de populations de petits salariés, employés, ouvriers et paysans. Sacrifiés au nom des “impératifs” de la construction européenne et de la globalisation économique. A tous ces petits salariés effrayés, l’extrême droite a su leur parler, et les écouter. Identifier leurs malheurs, et leur promettre des solutions. Non sans démagogie. Mais avec efficacité.
Conséquence : le Parlement européen s’apprête à accueillir l’extrême droite la plus puissante que le Vieux Continent ait connu depuis les années 1930. Nous savons comment cela s’est alors terminé. Qu’attendent les démocrates pour se réveiller ?
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Notes
[1] Pour une bonne connaissance du fonctionnement du Parlement européen, lire : Bernard Cassen, Hélène Michel, Louis Weber, Le Parlement européen, pour quoi faire ?, Editions du Croquant, Clamecy, 2014.
[2] Aux élections européennes de 2009, l’ensemble des partis d’extrême droite avait obtenu 6,6% de voix.
[3] Les enquêtes les plus sérieuses prévoient que le nombre d’eurodéputés d’extrême droite pourrait passer de 47 à 71. Lire : “Élections européennes 2014 : vers ʻuneʼ extrême droite européenne ?”, Fondation Robert Schuman, http://www.robert-schuman.eu/elections-europeennes-2014-vers-une-extreme-droite-europeenne
[4] Un sondage YouGouv, du 6 avril 2014, attribue à UKIP 40% des intentions de vote et au moins 20 eurodéputés élus.
[5] Rolling Stone, Madrid, 27 septembre 2011.
[6] Un sondage Fiducial pour Paris-Match le 23 avril dernier donnait au Front national une légère avance sur l’UMP, à 23% contre 22%, et un PS à 18,5%. Rebelote deux jours plus tard avec une enquête CSA pour Nice Matin et BFMTV, selon laquelle le FN obtiendrait 24% des suffrages, l’UMP 22% et le PS 20%. Enfin, le 6 mai, selon un sondage Harris Interactive pour LCP et Le Parisien, le Front national arriverait en tête avec 22% des intentions de vote ; il serait talonné par l’UMP à 21% des voix, devant un Parti socialiste à 17%. En queue de peloton : les listes centristes de l’UDI et du MoDem et celles d’Europe Écologie-Les Verts feraient jeu égal (9%), suivies par celles du Front de gauche (8%). (Le Figaro, Paris, 7 mai 2014)
[7] Le Pacte de stabilité et de croissance interdit aux gouvernements européens de la zone euro de réaliser un déficit budgétaire supérieur à 3% du PIB.
[8] Une étude d’Eurobaromètre, publiée en décembre 2013, révèle que moins d’un tiers (31%) des Européens a une image positive de l’UE (ils étaient 48% en mars 2008).
[9] Lire, “Nouveaux visages des extrêmes droites”, Manière de voir, n°134, París, avril-mai 2014.
[10] Selon un sondage Sofres publié par Le Monde, le 12 février 2014, l’image de la presidente du FN recueille de plus en plus d’avis favorables : 56% des personnes interrogées croient qu’elle "comprend les problèmes quotidiens des Français”, et 40% qu’elle "a des idées neuves pour résoudre les problèmes de la France”.
[11] Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, Plon, Paris, 2011.
- Ignacio Ramonet est Président de l’association Mémoire des Luttes
9 mai 2014
https://www.alainet.org/fr/articulo/85767?language=en
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