L’Equateur et les « mains sales » de Chevron
03/12/2013
- Opinión
Lors de sa récente visite officielle en France, le président de l’Equateur, Rafael Correa, s’est réuni à Paris avec un groupe d’intellectuels pour leur faire part d’une des préoccupations de son pays : le conflit qui oppose plusieurs communautés indigènes de l’Amazonie équatorienne à la firme pétrolière américaine Chevron, accusée de « destruction environnementale » et de « dommages à la santé » de milliers de personnes. A l’échelle internationale, ce différent écologique est devenu très emblématique.
L’Equateur a été le premier Etat au monde à reconnaître, dans le texte de sa Constitution, les droits inaliénables de la nature qu’il considère comme un sujet de droit. Aujourd’hui, Quito affronte la Chevron Corporation, deuxième plus importante firme pétrolière des Etats-Unis et sixième au monde, souvent mise en cause, dans d’autres endroits de la planète, pour des affaires de contamination.
« Tout a commencé en 1964 – nous explique Rafael Correa – lorsque l’entreprise américaine Texaco [rachetée par Chevron en 2001] a commencé à exploiter des gisements d’hydrocarbures dans une vaste zone de l’Amazonie équatorienne. Cette exploitation s’est poursuivie jusqu’en 1992. L’année d’après, en 1993, les communautés amazoniennes de la province de Sucumbios faisaient un procès à Texaco devant un tribunal des Etats-Unis. J’ouvre ici une parenthèse pour bien souligner que ce n’est pas l’Etat équatorien qui a traîné Texaco-Chevron devant les tribunaux, mais un groupe de citoyens qui se considéraient victimes d’un crime environnemental. La firme Chevron a hérité de cette querelle après avoir acheté et absorbé Texaco en 2001. Peu après, à la demande de Chevron, l’affaire – sur laquelle les tribunaux des Etats-Unis avaient refusé de se prononcer – a été dépaysée vers un tribunal équatorien. »
« Il faut ajouter – précise Ricardo Patiño, ministre des affaires étrangères d’Equateur, présent également à cette rencontre parisienne aux côtés du président Correa – que Texaco, avant de se retirer définitivement d’Equateur en 1992, a prétendu avoir "nettoyé" les deux millions d’hectares de forêt vierge où elle avait opéré. Ce qui est non seulement invraisemblable mais faux. Parce que tous ces terrains, comme n’importe quel témoin peut le constater, demeurent totalement dégradés. On y trouve des dizaines d’abominables déversoirs de goudron qui ont contaminé les rivières et les nappes phréatiques. Dans cette région, l’eau est désormais impropre à la consommation. Le nombre de cancers a explosé. La biodiversité, jadis exceptionnelle, y a été tout simplement assassinée. »
« Et le pire – ajoute Rafael Correa – c’est que le gouvernement équatorien de l’époque a décerné à Texaco, en 1998, un "quitus" officiel certifiant que Texaco avait en effet "tout nettoyé", déchargeant ainsi la firme d’éventuelles responsabilités sur les conséquences futures de ses délits industriels. Ceci est très important. Ce "quitus" donne à Texaco-Chevron un argument énorme. En cas de procès, la firme peut affirmer (et c’est ce qu’elle fait, très cyniquement !) : "J’ai tout laissé en ordre, propre et nettoyé. L’Etat équatorien l’ayant reconnu officiellement, toute éventuelle condamnation doit être assumée par l’Equateur car l’Etat est responsable de ce qui a pu se passer sur ces terrains après mon départ..."
« Il faut savoir – poursuit le président Correa – que le tribunal provincial de Sucumbios, en janvier 2012, a condamné Chevron à payer une indemnité de 9,5 milliards de dollars pour avoir provoqué, entre 1964 et 1992, l’un des "plus grands désastres environnementaux du monde". Une somme qui serait automatiquement doublée – pour atteindre les 19 milliards de dollars ! – si la firme ne présentait pas des excuses aux victimes dans les deux semaines après la publication du verdict. Non seulement Chevron n’a pas présenté d’excuses mais, pour délégitimer le tribunal, la firme a prétendu qu’au cours du procès, les avocats des parties civiles avaient falsifié des documents et fait pression sur les experts scientifiques. Elle a donc fait appel en cassation auprès du Tribunat national de justice [1]. »
« De surcroît – intervient Ricardo Patiño – Chevron a aussi décidé de recourir au Traité de protection réciproque des investissements signé entre l’Equateur et les Etats-Unis, et entré en vigueur en 1997. Mais, à notre avis, cet accord ne peut s’appliquer ici car la demande des communautés amazoniennes date de 1992, alors que le Traité n’est entré en vigueur qu’en 1997, et il ne comporte aucune clause de rétroactivité. »
« En s’appuyant sur ce traité – explique le président rafael Correa – Chevron a également eu recours à la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Celle-ci, comme c’est la règle, a constitué un tribunal spécifique pour juger cette affaire. Ce tribunal est composé de trois juges, désignés (et grassement payés) par les parties en litige : un par l’entreprise, un autre par l’Etat incriminé, et un troisième nommé d’un commun accord par les deux premiers juges. Ici aussi, le pouvoir judiciaire équatorien a commis une erreur, car il a accepté de désigner l’un des juges, donnant ainsi le sentiment que l’Equateur acceptait le tribunal d’arbitrage. Alors que ce n’est pas le cas. Notre gouvernement refuse de reconnaître ce tribunal ; nous ne le considérons pas compétent. »
« Mais le problème est que ce tribunal – intervient alors le ministre Ricardo Patiño –, dans une de ses premières conclusions, en 2012, a déjà déclaré que l’Equateur "ne respecte pas les lois internationales, puisqu’il n’empêche pas" l’exécution d’une décision de justice que condamne Chevron à payer des milliards de dollars. Le tribunal souligne que les deux parties – Chevron et l’Etat – avaient signé au préalable un accord, le célèbre "quitus", qui exonère Texaco-Chevron de toute responsabilité en la matière. »
« Ce tribunal d’arbitrage – poursuit Patiño - prétend également que l’Equateur a violé le Traité bilatéral de protection des investissements établi entre Quito et Washington, lequel précise que "l’Etat équatorien s’engage à prendre toutes les mesures à sa portée pour suspendre ou faire suspendre l’exécution ou la reconnaissance, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, de toute décision de justice contre une firme américaine". Et déjà, lors de résolutions précédentes, ce tribunal d’arbitrage avait averti que "toute perte causée par l’exécution du verdict du tribunal de Sucumbios serait une perte dont l’Etat équatorien serait responsable auprès de Chevron, selon le droit international". »
Le président Correa reprend à ce stade la parole pour expliquer que « les décisions, provisoires, du tribunal d’arbitrage de La Haye ont été rejetées par notre gouvernement. En premier lieu parce que l’Equateur, en tant qu’Etat, n’est pas impliqué, je répète, dans cette querelle. Nos défendons bien entendu les droits des communautés amazoniennes victimes des abus d’une multinationale pétrolière. Mais nous ne sommes pas partie prenante au procès. Et en vertu du principe démocratique de la séparation des pouvoirs, nous ne voulons pas nous immiscer dans des affaires qui relèvent du pouvoir judiciaire. »
« Nous observons toutefois que, dans le cadre actuel de la réduction de la souveraineté des Etats, les tribunaux d’arbitrage ont de plus en plus de pouvoir. De plus en plus fréquemment, ils tranchent en faveur des firmes multinationales ; contre les Etats. Si par exemple, dans ce cas, nous n’acceptons pas les décisions (pas encore définitives) de ce tribunal, l’Equateur risque de se retrouver isolé commercialement et politiquement. »
« C’est triplement scandaleux, parce que si nous appliquions la décision du tribunal d’arbitrage, notre pays violerait sa propre Constitution car cela signifierait que nous court-circuitons le pouvoir judiciaire. Par ailleurs, Chevron serait non seulement exonérée de payer le nettoyage de la forêt et la réparation aux communautés victimes de la pollution, mais ce serait le peuple équatorien dans son ensemble qui devrait payer à la place de Chevron... »
« C’est pourquoi nous considérons que cette affaire n’est pas juridique mais politique – affirme en conclusion le président Rafael Correa – Elle est dirigée contre notre gouvernement. Nous en appelons à la solidarité internationale. Partout des Comités de soutien à la révolution citoyenne se constituent. Nous invitons tous nos amis d’Europe et du monde à les rejoindre pour exprimer leur refus de l’arrogance des firmes multinationales que détruisent l’environnement et veulent ensuite se laver les mains. Les « mains sales » de Chevron ne doivent pas demeurer impunies. »
2 décembre 2013
Notes
[1] Quelques jours après cette rencontre avec le président Correa, le 12 novembre, le Tribunal national de justice d’Equateur confirmait la condamnation de Chevron à payer 9,5 milliards de dollars « pour contamination de l’environnement en Amazonie équatorienne ». Il supprimait, en revanche, le doublement de la peine pour ne pas avoir présenté d’excuses.
- Ignacio Ramonet est Président de l’association Mémoire des Luttes
https://www.alainet.org/fr/active/69504
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