L’histoire bégaie au Sénat
10/11/2013
- Opinión
La mauvaise comédie télévisée de plus de huit heures jouée au Sénat le mardi 5 novembre 2013 par les ministres Casimir, Sanon et Bazile a eu l’effet d’une bombe à retardement dans une conjoncture de crise qui semblait appelée à s’éterniser. Les trois ministres interpellés ont échappé au congédiement à la faveur d’une douteuse arithmétique qui, comme le sénateur Stevens Benoît l’a souligné de manière sarcastique à souhait, établit à 16 votes la majorité d’une assemblée délibérante de 20 membres. Par leur incompétence, leur légèreté et leur sans-gêne, ces poids lourds du régime Tèt Kale ont ouvert les yeux de ceux qui ne voulaient pas voir et déclenché en moins de 24 heures une vague de protestations dont il est difficile d’évaluer maintenant la portée et les conséquences. Rappelons les faits.
4 juin 2013. Convocation du premier ministre Lamothe et de son gouvernement. La signature Tèt kale s’affiche dans son actualité. Le dysfonctionnement du pouvoir est étalé au grand jour dans toute sa laideur. Les auditeurs sortent de cette séance abasourdis par l’incompétence et la mauvaise foi affichée par l’équipe au pouvoir. Méfiants aussi devant les manœuvres déployées pour sauver une équipe gouvernementale discréditée par ses propres agissements. On se rend compte que le gouvernement ne maîtrise aucun dossier, n’a aucune référence et ne prétend avoir aucune proposition de pensée. Selon le KONAKOM, « La séance de convocation du gouvernement Lamothe devant le Sénat haïtien du 4 juin 2013 pour rendre compte de sa gestion n’a fait que confirmer la désinvolture, la légèreté, l’amateurisme, et l’incompétence avec lesquels sont gérées les affaires de l’Etat. Les indices de cupidité des dirigeants se renforcent [1]. »
5 novembre 2013. Cinq mois plus tard, interpellation de trois ministres. C’est fini pour le gouvernement Martelly et ses membres le savent dans leur for intérieur. Ce qui vient de se passer hier au Sénat de la République illustre à merveille, s’il en était encore besoin, le degré de bêtise dans laquelle baignent la société haïtienne et ceux qui nous observent. Beaucoup le savaient déjà. Surtout après l’inoubliable convocation de juin dernier. Maintenant, c’est toute la nation qui en est consciente, et « le monde entier, averti ». Comme le dit si bien Daly Valet, « Cette séance d’interpellation au Parlement a confirmé une chose de l’État haïtien : les costumes propres cachent de sales sous-vêtements. Comme de la MAFIA ! Se tankou tonb nan simityè : deyò blanchi, pouriti andedan [2]. »
La réunion du 5 novembre 2013 donne une lamentable impression de déjà vu. Troublante. On aurait cru assister en gros plan à la répétition de la séance du 4 juin 2013. L’histoire semble en train de bégayer. Les dés étaient pipés dès le départ. Le système dominant a mis en place des mécanismes et des structures permettant au gouvernement Martelly de bénéficier de ses propres erreurs. Et, quoi qu’il fasse, de se perpétuer au pouvoir au motif qu’il doit terminer son mandat. Il n’a pas fait les élections pour renouveler le tiers du Sénat et, de ce fait, a handicapé le fonctionnement normal de cette institution. Le cadre était vicié. Les signes avant-coureurs ne manquent pas. La majorité de 16 votes sur 30 retenue pour renvoyer les ministres était pratiquement impossible à trouver parmi les 20 membres du Sénat, dont 18 membres étaient présents. Rien n’y fait.
La technique consistant à ne pas faire les élections à temps invalide le Sénat au profit du pouvoir exécutif. Le décor était planté avec le refus de baisser le quorum à 11. Le détournement de la loi est fait à travers une macabre comptabilité qui donne à 4 votes plus de poids qu’à 14 votes. Ainsi, le chef du pouvoir exécutif a la possibilité de bloquer avec 4 sénateurs tout vote contraire à ses intérêts. Toutefois, les sénateurs de l’opposition démocratique ont refusé de consentir à la démagogie et la comédie du pouvoir exécutif en votant 14 contre 4 contre les trois ministres interpellés. Mais ironie du sort, bien que les ministres gardent leur poste, l’alerte lancée par les sénateurs démocrates sur les petits pillages, les détournements importants, bref les malversations financières a totalement discrédité l’équipe ministérielle en place et contribué à rehausser le niveau de la conscience nationale.
Seule l’action peut mettre fin à l’oppression
L’opposition démocratique a gagné la manche en exposant par devant l’humanité toute entière la pourriture du gouvernement Martelly. Cette initiative n’aurait pas eu la même force si elle avait réussi à chasser les trois ministres incompétents interpellés. Ils auraient alors joué un rôle de fusibles, ce qui aurait désamorcé les conflits et montré qu’il existe encore des centres de bon sens et que la raison peut triompher sans la force. Théorie mystificatrice propagée par les dominants pour assurer la docilité des dominés et empêcher qu’ils se réveillent pour les prendre au collet. Or justement, depuis les temps préhistoriques, on sait que c’est seulement par l’action qu’on peut mettre fin à l’oppression et à l’exploitation.
Parmi les surprises de l’interpellation, la plus importante était celle concernant le paiement des 3,4 millions de dollars fait par l’Uruguay en dédommagement du viol d’un jeune Haïtien par ses casques bleus. On a écouté des choses démentielles. L’État marron a brillé de tous ses feux. On a vu comme sous un microscope un État faible, absent, un anétatisme époustouflant, faisant des pirouettes ridicules pour tenter d’intoxiquer le public et lui offrant un spectacle ridicule illustrant les formes centralisées d’un pouvoir politique aux abois. La gargotte était évidente. Le ministre des Affaires Étrangères a accusé malgré lui son patron, le premier ministre, de détournement des fonds payés par l’Uruguay. La panique est dans le camp des Grecs, surtout quand on sait que le premier ministre avait déclaré officiellement que les fonds ayant servi à peindre les maisons du quartier de Jalousie provenaient de Petrocaribe.
Il se répète que l’argent payé par l’Uruguay pour dédommager Ti Johnny a été utilisé pour peindre des maisons à Jalousie (1.8 million de dollars) et pour la réhabilitation du Palais aux 365 portes (300 mille dollars). La famille de Ti Johnny n’a jamais entendu parler de ce règlement, et tout l’argent et a été réparti entre les petits copains au pouvoir. Comme les dédommagements versés par Trujillo au gouvernement Vincent après les massacres des Haïtiens en République Dominicaine en 1937.
Même les gens qui ont écouté l’interpellation par simple curiosité se sont ralliés au consensus que le gouvernement ne fait pas le poids. Tous ceux et celles qui ont écouté et vu la séance au Parlement ont maintenant de graves problèmes de conscience. Ils se demandent comment organiser la révolte. On a vu et entendu comment le pouvoir fonctionne à vide. L’échafaudage est sans solidité. Les camouflages ont sauté. Pourtant les gardiens de la bêtise version tèt kalé ou version tonton-macoute ont pris partie pour le mal. On doit dire BRAVO aux démocrates qui ont poussé les contradictions jusque dans leurs ultimes retranchements en convoquant cette assemblée. Les sénateurs se sont montrés à la hauteur. Certains ont agité des questions d’échelle. D’autres les ont abordées avec intensité. Mais tous sont allés au problème de fond. Les arguments du gouvernement kan kale ont été pulvérisés. La situation est bloquée avec un gouvernement aussi arriéré à la tête du pays.
La marmite est en train de bouillir
Ce n’est pas seulement la réalité qui contrebalance la propagande systématique du gouvernement kan kale. La vitrine ouverte par les sénateurs avec cette interpellation est dynamisante et se révèle une puissante offensive pour hâter la prise de conscience de la jeunesse. Pour lui faire comprendre qu’elle n’a aucun avenir avec ces bandits légaux. En novembre 2013, nous sommes comme en novembre 1945. La marmite est en train de bouillir.
Le 14 juillet 1945, l’avocat et journaliste Alphonse Henriquez avait écrit au Président américain Harry Truman pour protester contre le gouvernement du dictateur Élie Léocardie Lescot. Il écrit : « La Justice est inexistante : nous n’avons que la parodie de cette institution divine, où l’habeas corpus, ostracisé, est devenu un mythe. Pour preuve, des journalistes arrêtés sans mandat légal et sans motif avoué, pourrissent dans l’in pace [3] du Pénitencier National, depuis 3 ou 4 ans. Ils n’ont été jusqu’ici ni jugés ni même interrogés. Alors que dans tous les pays même ceux qui, comme l’Angleterre, étaient directement et personnellement engagés dans la grande conflagration qui vient de prendre fin, on s’efforce de retourner à la norme ; qu’on y réinstaure toutes les institutions un instant misées, ici où la paix la plus parfaite règne, on maintient un état de siège qui, aujourd’hui plus que jamais ne se justifie ; on refuse de convoquer le peuple en ses Comices pour des élections générales, on distrait le Citoyen de son juge naturel, pour le déférer à une juridiction d’exception (Cour Militaire). La liberté de Presse théoriquement proclamée est pratiquement supprimée. »
Ces revendications s’apparentent à celles présentées par le sénateur Steven Benoit [4] au nom des sénateurs haïtiens au 43e Forum du Black Caucus à Washington le 20 septembre 2013. En effet, le sénateur Steven Benoit déclare : « depuis son arrivée au pouvoir, M. Martelly a montré une aversion profonde pour la démocratie, les représentants législatifs, ainsi que pour le contrôle et l’équilibre des pouvoirs qui lui sont conférés par la Constitution. Actuellement, le pouvoir municipal est géré par des hommes et des femmes triés sur le volet totalement dédiés à Martelly. Cela signifie que les 420 agents exécutifs municipaux en remplaçant les maires élus dont le mandat a expiré depuis 2011, sont des alliés politiques proches de Martelly. Des milliers de fonctionnaires élus des départements ont également été nommés personnellement par Martelly pour remplacer ceux dont le mandat a expiré. Le Président Martelly a également tout fait pour sélectionner les membres d’un Conseil électoral dont il espère pouvoir truquer le scrutin en faveur de ses amis politiques. Voici une résolution proposée par treize membres du Congrès haïtien pour que le président Michel Joseph Martelly soit jugé par la Haute Cour de justice tel que prescrit par la Constitution du pays. …. le Président Martelly a été accusé d’avoir violé l’article 153 de la Constitution quand il a essayé de s’approprier de la maison privée d’un voisin et des propriétés environnantes de sa propre résidence en utilisant l’équivalent de l’IRS pour accuser faussement l’individu de n’avoir pas payé les impôts fonciers. »
Les parlementaires haïtiens expliquent comment l’injustice, le népotisme et le favoritisme dominent le gouvernement. L’État est une mangeoire où sont invités les parents et proches amis du président Martelly. Le pays est catapulté 30 ans en arrière au temps des Duvalier. Avec tout ce que cela comporte de casse, de dégâts tant matériels que moraux. Toutes les institutions sont conçues pour servir un homme et son clan. Les parlementaires haïtiens donnent à leurs collègues américains du Black Caucus les détails suivants :
« Dès le 26 Octobre 2011, le Président Martelly a ordonné ou autorisé l’ arrestation d’un membre du Congrès haïtien alors qu’il descendait d’un avion à la suite d’une mission officielle à l’étranger, en violation de l’article 114.2 de la Constitution et sans aucun fondement juridique pour agir ainsi. ….. Il a violé l’article 218 de la Constitution quand il a unilatéralement imposé deux taxes sur les appels téléphoniques internationaux et les transferts d’argent de l’étranger sans aucune loi soutenant cette décision. Personne d’autre que le Président Martelly et le Premier Ministre Laurent Lamothe contrôlent ces fonds qui dépassent 200 millions de dollars aujourd’hui. Il a essayé d’obtenir du Parlement de ratifier sa décision à posteriori ... Le Président Martelly a également violé les articles 200 et 236 de la Constitution d’Haïti quand il a désigné (24 Janvier et le 15 Juin 2012) son épouse et son fils âgé de 23 ans pour coordonner et gérer des millions de dollars de fonds publics et exécuter le développement social et des programmes sportifs en dehors de toutes les voies légalement établies. Depuis plusieurs mois, des contrats ont été accordés à des sociétés détenues par, ou en rapport avec, les amis de la famille Martelly. Parmi les rumeurs, des millions de dollars de rétro commissions ont été payés à son épouse et à son fils qui est en train de construire un bâtiment estimé à un million de dollars dans l’un des quartiers les plus huppés d’Haïti. »
Libérer Haïti de sa malédiction
En 1946, la confrontation eut lieu avec la grève générale des jeunes de La Ruche du 7 au 11 janvier qui obligea le dictateur en herbe Élie Lescot à abandonner le pouvoir. Aujourd’hui, l’opposition démocratique multiple se doit de mettre en place les structures de l’après-Martelly. Les manifestations qui ont eu lieu à Cité Soleil, à Jacmel, au Cap-Haitien et partout dans le pays ces derniers jours indiquent que la solution est proche. La grève générale des chauffeurs, des étudiants, des professionnels, des ouvriers et du commerce, est à l’ordre du jour. Le gouvernement a perdu le rapport de force favorable. Nous avançons vers la fin. Les sénateurs ont démontré l’état de déliquescence et de putréfaction avancée du pouvoir, surtout face à des ministres qui ont assumé sans la moindre réserve l’arbitraire du gouvernement.
Nous sommes dans la mélasse avec un mauvais sirop. Toutes les institutions sont en crise : le pouvoir judiciaire, la Cour des comptes, le Sénat amputé d’un tiers de ses membres. Le peuple haïtien est confronté à ce qui semble un théâtre d’ombres. Il peut par une grève générale renvoyer les bandits légaux. Ou encore il peut se contenter du désenchantement. Comme le dit l’avocat André Michel : « Ce qui s’est passé hier soir au Sénat représente un désaveu politique pour le gouvernement dans son ensemble. Avec 14 votes sur 18 exprimés en faveur de la motion de censure, le gouvernement est dépourvu de toute légitimité politique et l’affaiblissement de l’autorité du président est patent. La mobilisation populaire reste la seule option viable pour faire échec à l’équipe en place [5]. »
Dans la conjoncture, il faut avancer à un bon rythme avec « le gros des troupes ». C’est en montrant que nous sommes tous responsables de la gabegie qui règne en Haïti que la démocratie avancera. Le temps de Martelly se raccourcit d’heure en heure. Il n’y a pas d’espérance et pas d’avenir avec Tèt kale. Tous ensemble contre les bandits légaux. Quelque soit le prix à payer, nous devons avancer pour libérer Haïti de sa malédiction.
- Leslie Péan est économiste, écrivain
[1] Konakom, « L’illégalité, la cupidité et l’amateurisme dans l’administration Martelly-Lamothe », 5 juin 2013.
[2] Facebook, 9 heures am, 6 novembre 2013.
[3] Cachot souterrain
[4] Déclaration d’un groupe de parlementaires haïtiens présents à la 43e session annuelle du Black Caucus, à Washington – Radio Kiskeya, 20 septembre 2013.
[5] Facebook, 7 heures am, 6 novembre 2013.
Source AlterPresse
https://www.alainet.org/fr/active/68818?language=en
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