Zoom : « un empire invisible »

25/11/2020
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Covid-19, meurtre de Samuel Paty, campagnes électorales, complot… les exemples ne manquent pas où les usages internet font recette. Les échanges, les dénonciations, les calomnies, les appels au meurtre, les droits de circulation, les achats, le travail, se passent désormais « en ligne ». Les cours de l’Éducation nationale ou de l’enseignement supérieur, mais aussi les cours de yoga ou de danse, la diffusion d’un rapport ou la prise de contacts, les réunions professionnelles et militantes, les messes, les consultations médicales, les ventes, le visionnage de films, se font prioritairement « en ligne ». Cet engouement par défaut (tout n’est pas choisi – on préférerait « se voir » – d’autres intervenants optent pour l’anonymat) pose la question des paradoxes des réseaux sociaux numériques[1] et du P2P (peer-to-peer : salles virtuelles). D’un côté, ces systèmes permettent de « rester en contact », de poursuivre ses activités sociales ou politiques, et de l’autre ils accélèrent et remplacent progressivement le politique (gestion de la cité) par la propriété privée et ses épistémès (sciences des connaissances).

 

L’affaire n’est pas nouvelle mais la tendance affiche déjà une banalisation de la financiarisation/sous-traitance étendue des services publics au privé. Le ver était dans le fruit, notamment avec Facebook[2], ou Twitter[3], mais aussi Amazon[4], Microsoft[5], Apple, Google[6]… le Gafam, qui avait déjà fait son entrée dans les classes, dans les campagnes politiques ou d’influence, dans les enquêtes, dans les échanges d’idées. Un nouveau venu fait des ravages : Zoom[7]. Il se distingue des autres par le niveau de la barre qu’il a placée au-dessus de sa tête. Le propriétaire de l’application double ses concurrents en permettant d’appeler jusqu’à cent personnes en simultané pendant quarante minutes[8] gratuitement. Les abonnements payants qui donnent accès à plus de fonctionnalités sont prisés par les professeurs, mais aussi les ecclésiastes ou les Premiers ministres. Pour autant, les entorses à la sécurité – diffusion d’images pornographiques ou de menaces – perturbent les échanges, la possibilité pour les employeurs de surveiller leurs employés à distance tend les usages, la vente des données personnelles (traçage des utilisateurs, historiques de leur navigation, progrès scolaires, données biométriques…), ou l’utilisation de ces données à des fins de ciblage marketing règnent et la censure fait loi.

 

Alors que dans les secteurs de l’Éducation nationale, de la recherche, de la santé, de la gouvernance, de la citoyenneté, des groupes d’individus utilisent Zoom pour lever des fonds (par demande orale de soutien) ou passent par le crowdfunding, dans le but d’échapper à la mort (individuelle ou des organisations), la société éponyme grimpe en bourse. Le paradoxe est saisissant. Bâtie sur le modèle des autres entreprises qui exploitent internet, Zoom, en plus d’être privée, appartient à son créateur, Eric Yuan, un homme californien d’origine chinoise, génère d’énormes bénéfices qui vont droit dans les poches de ses actionnaires, bafoue les lois et en particulier celles liées à la protection des données privées… tout en investissant massivement le secteur public. Par transition, on pourrait statuer que le secteur public (mais pas seulement) est complice de l’ensemble de ses malversations impunies.

 

Yuan s’inscrit dans l’héritage de ses prédécesseurs tout en accélérant le mouvement et en forçant le trait. Depuis leur apparition entre les années 1980 et 2000, les sociétés internet, sont caractérisées par le fait qu’elles sont privées, créées puis dirigées par des jeunes hommes blancs hétérosexuels riches diplômés majoritairement états-uniens et depuis peu chinois (Yuan se situant entre deux) et qu’elles sont d’envergure internationale. Le choix des outils, les algorithmes, leurs développements, le transport et le stockage des données, la distribution des richesses produites, les décisions de collaborer avec les autorités et de vendre les données personnelles, l’organisation de la chasse aux sorcières, la diffusion de fake news ou de contenus fascistes, racistes, sexistes, homophobes, leur appartiennent comme celui de payer ou non des impôts. Ce secteur ne connaît pas de démocratie : aucun de ces dirigeants n’est élu par la population pour décider des mesures adaptées à internet et les entreprises échappent aux lois nationales.

 

Ce système a été établi avec l’accord des États qui dès 1995 (lors du premier Sommet mondial de la société de l’information) ont décidé de confier la « société de l’information » à des entreprises privées. Depuis la naissance d’internet, et après avoir été lancée par l’armée, cette industrie a été entièrement sous-traitée par le politique (institutionnel, partidaire, contestataire) au privé tant au niveau de la production d’outils que de leur régulation, des répartitions des richesses produites – le Gafam se situe dans le top 10 des fortunes personnelles et des entreprises dans le monde[9] – et des savoirs transmis.

 

De fait on assiste à une apologie de la propriété privée des moyens de communication virtuelle (sous terre, en mer, dans le ciel) comme en son temps celle de la terre, avec son lot d’inégalités sociales et de répression. L’Europe a connu les propriétés foncières avec leurs seigneurs et la servitude, les conquêtes, la vente d’esclaves, l’appropriation du corps des femmes comme outil de re-production, l’empire et la colonisation, l’Amérique du Nord, l’appropriation des terres et les plantations, avec à leur tête des « maîtres » esclavagistes, racistes, antisémites, paternalistes, le tout accompagné de guerres, de meurtres, de massacres à grande échelle et de discriminations instituées. Aujourd’hui si la forme paraît moins cruelle, le fond ressemble à s’y méprendre à ces périodes sordides. À lire les missions du Gafam[10], on trouve des perles héritées de ces bourreaux d’un autre temps et, si toutefois on l’a connu, on repère la perte du contrôle citoyen sur les modes de communication, autant dire sur le quotidien de milliards de personnes. Les entreprises décident ce qui est bien ou le plus important pour les populations, quel que soit le pays ou le continent de rattachement.

 

Avec « l’ami », les « articles préférés », le « groupe », la « salle »…, les pensées et comportements ont été transformés : ils se sont occidentalisés, libéralisés, sexualisés. Par exemple, si on veut échanger avec d’autres ou se faire connaître, partager des photos, souvenirs, idées, la question d’avoir un compte Facebook ne se pose plus. Utiliser Google pour trouver ce qu’on cherche non plus. WhatsApp[11] est « pratique » et Zoom« facile ». Les langages, logiques et autres algorithmes empruntés dans ces applications, ont non seulement en commun une langue unique, l’anglais, mais un sexe, masculin (majoritaire chez les développeurs informatiques) accompagné d’un mode de pensée structuré, normé, codé, dicté par une culture nord-américaine, judéo-chrétienne, cartésienne et libérale. Cet ensemble de produits n’est pas neutre. Il s’inscrit dans une histoire, un contexte géographique, social et politique.

 

Tous ces propriétaires manifestent une intention bienveillante à apporter appui, soutien, depuis une personne qui « sait » internet – eux-mêmes – à celles qui ne savent pas internet – et en particulier « les femmes » –, et ce partout dans le monde. Loin de chercher à identifier les individus à qui ses plateformes collaboratives s’adressent, ils les assimilent. Mus par une connaissance technologique, conçue comme faisant partie intégrante du processus de mondialisation, ils ignorent les hiérarchies sociales, qu’elles soient de genre, de classe, de race ou d’âge. Hormis un « avis » ou des « logs », rien n’est attendu de l’utilisateur, de l’Autre (ce qui n’est pas semblable à soi), si bien que les rapports de domination qui régissent les relations sociales sont distillées par leur intermédiaire dans une vision du monde qui aplanit les différences et inégalités, voire les occulte. Leur croyance en un rôle messianique trahit une vision occidentalocentrée[12] et masculine des relations sociales et des règles qui les gouvernent. La « liberté d’expression » en est transformée.

 

De surcroît, cette vision rend l’utilisateur acteur de sa propre aliénation. Contrôlé, il devient contrôleur des cadres et normes virtuels dictés par un individu (occidental, masculin, blanc, jeune, aisé), et ainsi promoteur de violence épistémique (inhibitrice et hiérarchisée de savoirs). Ainsi, l’ensemble des rapports de domination produits par le capitalisme en dehors de ses sphères d’action se renforce : la colonialité numérique se déploie.

 

Zoom est le produit de cette colonialité numérique de même qu’il la produit : en ouvrant ses salles virtuelles à quatre cents personnes sans voix et distantes en même temps, tout en diffusant leurs données sans consentement ou en laissant passer des messages racistes ou sexistes plus ou moins subliminaux, il alimente un empire invisible et banalisé qui renforce les dominations.

 

Des contretemps existent, rares, isolés, dispersés, motivés par une appropriation collective des moyens d’une communication populaire. En vingt-cinq ans, ils n’ont pas réussi à déstabiliser ou à ralentir la progression de cet empire. Dernière piste de sortie possible : l’implosion pour cause d’overdose ?

 

[1] Nous ne discuterons pas ici l’usage de cette terminologie.

 

[2] Facebook a été inventée par un étudiant américain de l’université de Harvard à Cambridge au Massachusetts, Mark Zuckerberg, en février 2004. FaceBook connaît une croissance géométrique du nombre de ses usagers qui est passé de 1 million en 2004 (essentiellement des étudiants américains) à 2,89 milliards par mois en 2019 pour atteindre un chiffre d’affaires de  17,74 milliards de dollars et une valorisation boursière de plus de 270 milliards de dollars.

 

[3] Twitter a été créé à San Francisco en 2006 par Jack Dorsey, aujourd’hui âgé de 43 ans, au sein d’une société proposant des logiciels permettant de publier des fichiers audio sur un blog au moyen d’un téléphone. En 2015, Jack Dorsey est le 307ehomme le plus riche au monde avec une fortune de 2,3 milliards de dollars. La valorisation boursière de l’entreprise s’élève à 43 milliards de dollars.

 

[4] Amazon, entreprise de commerce électronique basée à Seattle, a été créée par Jeff Bezos en juillet 1994. Elle a été introduite en bourse en mai 1997. En 2020, la société emploie un million de personnes dans le monde, génère 280 milliards de dollars et dépasse les 3 000 milliards de dollars de valorisation en bourse (2019).

 

[5] Microsoft Corporation a été fondée par Paul Allen et Bill Gates en avril 1975 dans le Nouveau-Mexique aux États-Unis, pour répondre à leurs propres besoins d’étudiants américains. En 2018, Microsoft connaît un revenu annuel estimé à 110,36 milliards de dollars et valorisation boursière de plus de 210 milliards de dollars. En 2020, l’entreprise emploie 148 000 personnes dans 120 pays.

 

[6] Google est née le 27 septembre 1998 dans la Silicon Valley, en Californie, à l’initiative de Larry Page et de Sergey Brin. Début 2008, Google valait 210 milliards de dollars à la Bourse de Wall Street à New York. Depuis 2011, l’entreprise possède 1,8 million de serveurs (parc le plus important à l’échelle internationale) répartis sur 32 sites. En 2019, l’entreprise a généré près de 162 milliards de dollars de chiffre d’affaires pour une valorisation en bourse de plus de mille milliards de dollars.

 

[7] Zoom a été créée dans la Silicon Valley en 2011 par Eric Yuan, un ingénieur anciennement employé chez Cisco System. Cotée en Bourse depuis avril 2019, sa capitalisation boursière a atteint 92 milliards au 31 août 2020 et la plateforme aurait dépassé en mars 2020 les 200 millions de participants quotidiens contre 10 millions en décembre 2019. Entre février et avril 2020, Zoom a gagné 328 millions de dollars.

 

[8] En mars 2020, Zoom a retiré la limite des quarante minutes pour les profs dans une vingtaine de pays.

 

[9] Selon Forbes, en avril 2020, les sept premiers milliardaires au monde sont dans l’ordre : Jeff Bezos ($113 Mds, États-Unis, Amazon), Bill Gates ($98 Mds, États-Unis, Microsoft), Bernard Arnault et sa famille ($76 Mds, France, LVMH), Warren Buffett ($67, 5 Mds, États-Unis, Berkshire Hathaway), Larry Ellisson ($59 Mds, États-Unis, Oracle Software), Amancio Ortega ($55, 1 Mds, Espagne, Zara/Inditex), Mark Zuckerberg ($54, 7 Mds, États-Unis, Facebook).

 

Selon FXSSI, le 6 septembre 2020, les huit entreprises les plus riches (note basée sur la capitalisation boursière) sont dans l’ordre : Saudi Aramco (1 685 $ milliards, extraction et raffinage du pétrole et du gaz, Arabie saoudite), Microsoft (1 359 $ milliards, États-Unis), Apple inc. (1 286 $ milliards, États-Unis), Amazon Inc. (1 233 $ milliards, États-Unis), Alphabet Inc.(ex-Google, 919 $ milliards, États-Unis), Facebook (584 $ milliards, États-Unis), Alibaba Group (545 $ milliards, internet, Chine), Tencent (510 $ milliards, internet, Chine).

 

[10]Zoom : “Delivering happiness“: « apporter du bonheur » ; Twitter :“We want to instantly connect people everywhere to what’s most important to them”: « Nous voulons instantanément connecter les populations du monde entier à ce qui est le plus important pour elles ». Facebook :“Giving people the power to share and make the world more open and connected”: « Donner au peuple le pouvoir d’échanger et de rendre le monde plus ouvert et connecté ».

 

[11] WhatsApp est un système de messagerie utilisant la téléphonie mobile et Internet. L’application a été créée en 2009 par Jan Koum et Brian Acton, deux anciens employés de Yahoo!. Elle est utilisée par plus de deux milliards de personnes en 2020. En février 2014, la société WhatsApp est acquise par Facebook.

 

[12]Nous incluons la Chine qui suit le même modèle libéral.

 

18 novembre 2020

https://joellepalmieri.org/2020/11/18/zoom-un-empire-invisible/

 

 

https://www.alainet.org/fr/articulo/209932?language=es
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