Pression des investisseurs étrangers

L'inversion étrangère étouffe l'Amérique latine

02/09/2020
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Berne, Suisse.- Epicentre actuel de la crise sanitaire mondiale, l’Amérique latine reste une proie enviable pour les investisseurs étrangers. Durant ces derniers mois, cinq pays de ce continent ont souffert de menaces, mais d’autres pourraient augmenter la liste dans un futur proche. Ces menaces s’appuient sur le régime mondial en vigueur pour protéger les investissements étrangers, en passant par-dessus les intérêts nationaux.

 

Les cibles : Pérou, Mexique, Argentine, Bolivie et Guatemala. Les armes : des menaces ou des plaintes devant des tribunaux internationaux d’arbitrage contre des mesures prises durant la pandémie. Ou bien, simplement, la sourde oreille à la demande de ces Etats de renvoyer à plus tard les arbitrages en cours. L’objectif: éviter aux multinationales toute perte possible de bénéfices en raison de la crise actuelle.

 

Une synthèse de cette situation résumée par l’étude « Haciendo malabares. América Latina entre la crisis de la pandemia y el arbitraje de inversiones» ("Jongler. L'Amérique latine entre la crise pandémique et l'arbitrage des investissements") (https://longreads.tni.org/es/isds-covid19-alc), récemment publiée par le Transnational Institute (TNI), centre de recherches et d’enquête politique, dont le siège se trouve à Amsterdam (Pays-Bas).

 

L’Amérique latine et les Caraïbes paient le fait d’avoir signé, dans les dernières décennies, 470 traités de commerce et de protection des investissements. Ceux-ci ont suscité 282 plaintes – du moins celles connues publiquement – d’investisseurs étrangers contre des Etats, jugées par des tribunaux d’arbitrage internationaux. La grande majorité des sentences ont favorisé les entreprises multinationales, indemnisées à hauteur de 31'000 millions de dollars US, chiffre astronomique que les Etats ont dû débourser. Pire encore, le montant réclamé par les investisseurs dans les plaintes en attente s'élève à 40'000 millions de dollars US.

 

« Les traités de protection des investissements ne sont plus considérés comme des remèdes de dernier recours, mais comme des outils importants dans l’arsenal des investisseurs », signale un document du bureau anglais d’avocats Simmons and Simmons, cité par les chercheuses Bettina Müller et Cecilia Olivet, auteures de l’étude du TNI.

 

Péages et énergie

 

Le Pérou fut la première nation du monde à recevoir des menaces pour les mesures prises durant la pandémie. En avril 2020, le Congrès approuva une loi suspendant le paiement de péages routiers durant la situation d’urgence, afin de faciliter la circulation des personnes et des marchandises. Divers concessionnaires de péages laissèrent entendre leur intention de soumettre cette mesure à un arbitrage international. La pression eut de l’effet. Le gouvernement péruvien lança en juin une procédure d’inconstitutionnalité contre cette loi, effrayé par les sanctions que pourraient engendrer ces dénonciations, si elles étaient présentées au Centre international de règlement des différends concernant les investissements (CIRDI), organisme du groupe de la Banque mondiale.

 

Les menaces contre le Mexique se produisirent en raison de décisions prises par son gouvernement sur le plan énergétique, en conséquence de la pandémie. Afin d'assurer des économies et contrôler le marché énergétique national, il suspendit l’entrée en exploitation d'usines d’énergie renouvelable, liées à des multinationales énergétiques européennes qui avaient conclu des contrats désavantageux pour le Mexique. Citons parmi ces entreprises : Iberdrola, Naturgy ou Acciona (Etat espagnol), Enel (Italie) ou Engie (France).

 

Comme le confirme cette étude du Transnational Institute, quelques-unes des entreprises espagnoles « affectées » ont déjà commencé à préparer des demandes d’arbitrage contre le Mexique. De même, des entreprises canadiennes ont insinué que les mesures du gouvernement mexicain pourraient violer le Traité de libre commerce de l’Amérique du Nord (TLCAN) 2.0. Des cabinets d’avocats spécialisés – comme DLA Piper ou Crowell & Moring – ont offert leurs services aux entreprises « préjudiciées ».

 

La dette éternelle

 

Quant à l’Argentine, les dernières menaces furent causées par sa dette extérieure. Le 22 mai, en pleine pandémie, le pays sud-américain ne put payer une partie de sa dette publique envers un groupe de détenteurs d’obligations internationaux, dont BlackRock, l’entreprise étatsunienne de gestion des investissements la plus grande du monde. Cet événement eut lieu en pleine négociation de toute la dette extérieure argentine, héritée du gouvernement antérieur du président (de droite) Mauricio Macri et se montant, d’après les chiffres du TNI, à 66'000 millions de dollars.

 

Le Transnational Institute émet l’hypothèse que les pressions de divers types, dont celle du cabinet d’avocats White & Case – qui conseille les détenteurs d’obligations argentines émises par BlackRock – ont pu avoir un impact sur le prix final de la négociation. Le 17 juin, ce cabinet juridique avait publié un communiqué affirmant que « notre groupe examine tous les droits et recours légaux disponibles ». Parmi les possibilités de ces recours légaux, il y a celle de déposer une demande d’arbitrage sur les investissements.

 

Comme le rappelle le TNI, « White & Case n’est pas n’importe quel cabinet juridique ». Il fait partie de l’élite des groupes spécialisés en arbitrage sur les investissements. Il a participé à au moins 73 procès entre investisseur et Etat, intentés auprès du CIRDI.

 

Aucune trêve

 

Malgré la demande expresse de la Bolivie pour faire suspendre les plaintes d’entreprises privées auprès de tribunaux arbitraux – vu les conséquences de la pandémie sur son économie affaiblie – le refus fut la seule réponse. Selon José María Cabrera, actuel procureur général de ce pays andin, les quatre jugements d’arbitrage international concernant la Bolivie représentent plus de 3'000 millions de dollars. Une suspension a été demandée concernant deux cas dans le secteur minier. L’un concerne la multinationale suisse Glencore et l’autre l’investisseur étatsunien Julio Miguel Orlandini Agreda. Ces deux demandes furent rejetées par le tribunal arbitral.

 

Argumentant l’état de calamité nationale produit par le COVID-19, le Guatemala demanda la suspension d’une sentence arbitrale favorable à l’entreprise étatsunienne TECO, représentée par les avocats White & Case, pour un montant de 21 millions de dollars. Intérêts compris, la somme que doit pays ce pays centroaméricain est de l’ordre de 36,5 millions de dollars. Pour le Guatemala, l’un des pays les plus appauvris du continent, avec un système hospitalier déjà effondré, ce montant représenterait la possibilité d’installer 108'000 chambres d'hôpital pour des patients touchés par le coronavirus. Ou d’augmenter d’un quart le budget spécial destiné à faire face à la pandémie. Un juge du District de Columbia (Etats-Unis) a rejeté cette demande.

 

Traduction de l’espagnol : Hans-Peter Renk

 

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« Pour changer, on a besoin de volonté politique »

 

La politologue allemande Bettina Müller, résidant à Berlin depuis 2019 après avoir travaillé quatre ans en Argentine, est chercheuse en commerce et investissements au Transnational Institute (Amsterdam, Pays-Bas) et co-auteure de l’étude mentionnée plus haut. Elle nous a accordé un entretien.

 

Q : Pourriez-vous pondérer l’impact négatif des cinq cas présentés dans votre étude quant aux conséquences les plus graves pour une importante quantité de personnes, notamment à faibles ressources ?

 

Bettina Müller (BM): Si nous jugeons les effets directs, le cas du Guatémala obligé de débourser plus de 36 millions de dollars US en pleine pandémie, est très grave. Il s’agit d’une somme d’argent concrète et très élevée d’argent qui manque au pays pour investir, par exemple, dans la santé publique. Quant aux menaces de plainte, le cas du Pérou est probablement le plus grave, parce que ces menaces ont eu un effet direct. Le gouvernement a dû revenir sur la loi votée en avril dernier. Plusieurs entreprises perçoivent à nouveau des péages. Quant à la Bolivie, le fait que les arbitres n’aient pas accepté de suspendre ce cas n’a peut-être pas d’effets immédiats. Mais à moyen et à long terme, cela peut coûter des millions à ce pays.

 

Q : D’après votre étude, il semblerait que les cabinets d’avocats au service des multinationales montrent un acharnement particulier envers l’Amérique latine et les Caraïbes...

 

BM : Ce n’est pas la spécificité d’un continent. Les investisseurs ne veulent jamais perdre, dans aucune partie du monde. D’autres régions du Sud connaissent ce genre de problèmes, spécialement l’Afrique confrontée à un boom de plaintes durant ces dernières années. Quant à l’Amérique latine et aux Caraïbes, j’observe divers éléments. Cette région a signé 470 traités de protection des investissements et du commerce, ouvrant la voie à des demandes d’arbitrage. Elle connaît un niveau relativement élevé d’investissements étrangers directs. Une grande partie de ces investissements s’effectue dans le secteur de l’exploitation des ressources naturelles, surtout les mines et les hydrocarbures. Ceux qui investissent dans ces secteurs sont des entreprises étatsuniennes, canadiennes ou européennes, protégées par ces traités sur les investissements. De nombreuses plaintes sont dirigées à cette branche, en réponse à la décision de plusieurs pays de restructurer leurs économies et de reprendre le contrôle de leurs ressources naturelles. Ou de protéger la nature quand ces projets d’exploitation ne respectent pas les normes environnementales.

 

Q : Face à ce mécanisme quasi diabolique, n’y a-t-il aucune échappatoire pour les Etats ?

 

BM: Non. Seule dans quelques rares traités existe une clause définissant que l’Etat doit donner son accord pour faire l’objet d’une plainte, quand celle-ci lui est notifiée, c’est-à-dire de décider cas par cas s’il accepte ou non la plainte. Mais seul 1 % des traités contient une telle clause, inexistante dans le cas des pays latino-américains. Dans la majorité des accords, en les signant, l’Etat accepte sans autre la possibilité de faire l’objet d’une plainte.

 

Q : Mais il existe des précédents d’Etats qui ont tapé du poing sur la table...

 

BM : Effectivement, ce qui est important, c’est la volonté politique. L’Equateur a dénoncé la totalité de ces accords vers 2017, après l'audit d'une Commission citoyenne des traités de protection réciproque d’investissements et du système d’arbitrage international en matière d’investissements (CAITISA). D’autres exemples de pays ayant dénoncé leurs TBI sont ceux de la Bolivie, de l’Afrique du Sud, de l’Indonésie, de l’Inde, de la Tanzanie et de l’Italie. Récemment, tous les pays de l’Union européenne ont décidé de dénoncer de manière conjointe les traités de protection intercommunautaire. Maintenant, il existe une clause dans les traités : la dénommée «Sunset clause » (ou de survie), établissant que, si un pays décide unilatéralement d’annuler un accord, celui-ci reste en vigueur entre 10 et 20 ans de plus, selon ce qu’ont défini les pays en signant le traité. Cela signifie qu’il n’est automatique que lorsqu’un pays dénonce ses traités. Il n’y alors plus de possibilité pour les investisseurs de porter plainte contre ce pays. (Sergio Ferrari)

 

https://www.alainet.org/fr/articulo/208744?language=es
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