Les mesures d'exception et l'autoritarisme liquide du XXIème siècle

19/12/2019
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L'une des grandes préoccupations de tous ceux qui, dans le domaine de la politique et du Droit, sont disposés à débattre et à comprendre ce début de siècle, c'est le surgissement de nouvelles formes d'autoritarisme et d'une chaque fois plus forte vague de mesures autoritaires instaurées à l'intérieur de régimes démocratiques. Dans plusieurs parties du monde, et tout particulièrement en Amérique Latine et au Brésil, nous assistons à la recrudescence de ces mesures, qui engendrent des reculs dans le domaine des droits. Dans mes articles, livres et entretiens, je me suis dédié depuis déjà plusieurs années à comprendre les caractéristiques du phénomène que j'ai appelé l'autoritarisme liquide.

 

Celui-ci se caractérise par une production intense de mesures d'exception au coeur des démocraties mais il n'est pas mis en oeuvre à travers un gouvernement d'exception classique, comme les dictatures militaires, les régimes nazi-fascistes ou le bonapartisme. De ce fait, il est plus subtil et moins évident dans sa forme bien que son contenu soit extrêmement violent. Il est vrai que tout régime démocratique est sujet à l'apparition éventuelle de mesures autoritaires, en son sein même et dans son quotidien –ce que l'on peut considérer comme des dysfonctionnements. Mais, dans le cas de l'autoritarisme liquide, il ne s'agit pas de mesures isolées mais d'une véritable pathologie en raison de leur fréquence bien plus grande que ce qui serait acceptable ou imaginable, et non désiré dans un système démocratique moyen.

 

Machiavel disait, très justement selon moi, que la vertu du politique est d'arriver au pouvoir et de s'y maintenir le plus longtemps possible. La logique de tout système autoritaire est celle-là même : se fortifier à partir de justifications et rendre difficile son identification en tant que système autoritaire, clairement pour rester un maximum de temps au pouvoir. Ainsi, les mesures d'exception qui composent l'autoritarisme liquide sont intéressantes pour le système autoritaire justement parce qu'elles sont chirurgicales, qu'elles n'impliquent pas la suspension des droits de toute la communauté ou, au moins, pas tous en même temps, ce qui camoufle d'une certaine façon son caractère de réalité. Dans un même milieu, les mesures d'exception coexistent avec des mesures démocratiques, ce qui les dilue, les liquéfie, rendant ainsi encore plus difficile leur identification et facilitant, à la fois, la construction de leurs discours de justification.

 

Il est important de noter que la mesure d'exception devient une fraude au sens juridique de l'expression car, même s'il y a une apparence de régularité constitutionnelle et démocratique, en réalité, son contenu matériel est tyrannique (au sens classique du mot "tyrannie" en philosophie politique) c'est-à-dire qui vise la persécution de l'ennemi politique. Un bon exemple de ce modèle nous est donné par le procès pénal d'exception qui, sous une allure de procès qui répond à l'ordre juridico-constitutionnel, traite l'accusé non pas comme un citoyen qui s'est éventuellement trompé mais comme un ennemi à persécuter. Soit, dans ce contexte, l'ennemi en tant que personne dépourvue de condition humaine, autrement dit un être, un corps qui n'a pas la moindre protection juridico-politique.

 

Ce très grand changement dans la forme et, en conséquence, dans la nature de l'autoritarisme, s'est produit entre le XXème et le XXIème siècles. Selon les modèles typiques du siècle dernier on instituait des gouvernements dans lesquels l'état d'exception apparaissait comme une mesure d'urgence et s'appuyait toujours sur un discours de défense de la sécurité de l'Etat et de la société. Sous le prétexte de garantir la sécurité et la paix sociale, on mettait en oeuvre le combat contre l'ennemi en suspendant ses droits.

 

La seconde guerre mondiale a provoqué une révolution dans la façon dont l'homme occidental regarde le monde, une fois que les deux grands piliers de la société occidentale –démocratie et science– eurent cessé de garantir l'adoption de mesures ou de décisions éthiques. Comme on le sait, la science a été utilisée pour le génocide, tandis que l'on s'est servi de la démocratie pour en terminer avec la démocratie même. Le nazisme et le fascisme sont arrivés au pouvoir par les voies démocratiques et, c'est en se valant de l'autorité démocratique qu'ils ont mis en échec la démocratie et l'état de droit. Ainsi, l'après-guerre mondiale peut être vue comme la "gueule de bois" de la tragédie que fut le nazisme et la radicalisation de certaines structures occidentales.

 

Sur le plan juridique, ce qui est resté comme résidu de cet état de fait, c'est la formulation d'un système appuyé sur des constitutions rigides qui ne permettent plus que des décisions politiques soient prises en toute liberté, obligeant les gouvernements à respecter les libertés publiques des citoyens et à mettre en oeuvre les droits sociaux.

 

Le but de ces constitutions, comme le dit le juriste Luigi Ferrajoli, était d'être une semence anti-fasciste. Au Brésil, la Constitution de 1988 fut pensée et élaborée dans cette tradition et cette structure, c'est-à-dire en tant que constitution citoyenne qui serve de vaccin contre la dictature en établissant une série de droits et de libertés sociales à observer dans les décisions politiques. La portée idéologique la plus importante de notre Constitution est exactement la garantie des droits afin d'éviter qu'il y ait une décision majoritaire qui s'oppose à eux. Et la fonction du Judiciaire devrait être de garantir ces droits contre toute majorité.

 

Ceci ne signifie pas pour autant que l'autoritarisme n'existerait plus. L'autoritarisme du XXIème siècle dialogue avec ce constitutionnalisme et avec cette vision d'après-guerre de la démocratie et de la garantie des droits. L'autoritarisme liquide se caractérise justement comme une simple médiation discursive dont la finalité est autoritaire. Elle s'installe sans qu'il y ait rupture claire avec la démocratie.

 

En Amérique Latine, et particulièrement, au Brésil ma recherche a permis de conclure que le médiateur principal des mesures d'exception est le système judiciaire. L'ennemi, ici, n'est pas l'étranger, le terroriste, mais le pauvre envisagé en tant que bandit. Les techniques de l'autoritarisme liquide se développent, surtout, vis-à-vis de la jeunesse noire des périphéries. Cela a entraîné une augmentation brutale de l'enfermement, du nombre d'homicides et de la violence en général. C'est ainsi que nous sommes arrivés à la troisième place des pays qui emprisonnent le plus dans le monde. Ce mécanisme a formé une armée de soldats des organisations criminelles dans la mesure où des jeunes, enfermés pour des crimes de basse intensité, ont du, pour des raisons de survie à l'intérieur des prisons brésiliennes, s'affilier à l'une des factions criminelles.

 

Outre cette technique on observe, en Amérique Laitne, deux catégories qui prédominent entre les mesures d'exception : les enquêtes et les procès pénaux d'exception, que j'ai déjà cités plus haut, et les impeachments inconstitutionnels. Il est important d'observer qu'au Brésil le procès pénal d'exception migre vers la dimension politique, comme dans le cas fameux du "mensalão", pour poursuivre des leaders politiques, en général de gauche. Ceci n'est pas réellement une nouveauté. Les procès de Moscou, qui ont jugé les opposants politiques de Staline dans l'ancienne Union Soviétique au long des années 1930, ont suivi la même structure. Autrement dit, bien qu'il y eut des tribunaux, des avocats de la défense, des appels, des juges et tout l'appareil régulier d'un procès, la condamnation était certaine car il s'agissait de procès purement formels dans la mesure où l'inculpé était, dès l'abord, considéré comme coupable.

 

Au sujet des impeachments inconstitutionnels, dont le cas de Dilma Rousseff est emblématique, il est bon de souligner que le juriste nord-américain Ronald Dworkin, mentionnait déjà, dans une article publié par la revue The New Yorker à la fin des années 1990, qu'aux USA dans le procès d'impeachment du président Bill Clinton, qui fut ensuite rejeté par le Législatif, il s'agissait d'un "coup d'état" constitutionnel. Dworkin fut le premier à utiliser le mot de "coup d'état" pour se référer à cette modalité d'impeachment. Il observa que les agents qui auraient du interpréter et garantir la Constitution se sont servi de l'interprétation constitutionnelle pour contrevenir à la Constitution elle-même. Selon Dworkin, dans le présidentialisme démocratique, l'impeachment devrait être envisagé comme quelque chose de semblable au fait de déclencher le bouton de l'arme nucléaire. Cela signifie qu'il s'agit d'une institution qui ne peut être utilisée que dans des cas d'extrême urgence, qui sont particulièrement rares. Ce que l'on a vu en Amérique Latine, dans la dernière décennie, fut sa banalisation en tant qu'instrument de persécution politique contre des gouvernements de gauche légitimement élus et, donc, des mesures d'exception.

 

L'Europe a, elle aussi, adopté des procès pénaux d'exception dans le cadre du Droit Pénal ordinaire mais avec des différences quant au modus operandi latino-américain. Là-bas bien que les mesures d'exception fussent également produites par le Législatif ou par le Judiciaire, en général, elles sont mises en oeuvre par l'Exécutif, et dans le cadre d'un régime juridique spécial d'urgence. Dans le quotidien du Droit Pénal ordinaire, les droits continuent d'être en vigueur et les mesures exceptionnelles sont adoptées sous le prétexte de garantir la sécurité nationale contre les attaques de l'étranger, du "terroriste". Aux Etats-Unis il existe un modèle hybride qui présente des éléments semblables au modèle européen, comme le Patriotic Act, qui a énormément fortifié l'exécutif et la vision latino-américaine.

 

L'une des conséquences de cet autoritarisme liquide et de l'usage intensif de mesures d'exception, surtout par le système judiciaire, est que l'on observe ce que Luigi Ferrajoli a nomme un "processus déconstitutionnel". Autrement dit, alors que la Constitution continue, en théorie, d'être en vigueur, l'interprétation des droits qui y sont inscrits les réduit de telle manière que cela la vide de toute signification. On assiste alors à un retrait du sens matériel de la Constitution pour n'en laisser que la validité formelle. Enfin, un autre point important qu'il faut observer c'est que cette pratique de l'autoritarisme liquide produit des leaders autoritaires du type de ceux que l'on voit dans l'actualité, dont Bolsonaro au Brésil, Trump aux Etats-Unis et Orbán en Hongrie, sont des exemples emblématiques.

 

Ainsi, comme pour un ballon d'essai, on fait l'expérience de l'autoritarisme et cela entraîne la production d'une idéologie autoritaire densifiée qui se traduit par un populisme d'extrême-droite différent du populisme d'extrême-droite du XXème siècle, justement parce qu'il s'établit à travers ce mécanisme liquide d'autoritarisme. Les leaders autoritaires d'aujourd'hui arrivent au pouvoir à travers la démocratie, en utilisant les droits et les structures de celle-ci. Ils n'ont donc pas besoin de rompre avec le cycle démocratique et, dans une certaine mesure, faisant de cela un atout ils pratiquent quotidiennement des mesures d'exception en les basant sur une dimension idéologique.

 

- Pedro Estevam Serrano est juriste et professeur de la Faculté de Droit à l'Université Catholique de São Paulo

 

*Traduction de Marion Aubrée - CRBC-EHESS

 

18/12/2019

https://www.cartamaior.com.br/?/Editoria/Que-Justica-e-essa-/Les-mesures-d-exception-et-l-autoritarisme-liquide-du-XXIeme-siecle/62/46092

 

https://www.alainet.org/fr/articulo/203923
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