Le pillage musclé par l’hyperextractivisme
- Opinión
Le pillage de notre planète est entré dans une nouvelle ère : l’hyperextractivisme. Dans la lutte séculaire pour le profit, les grandes multinationales passent à la vitesse supérieure. Ce qu’il en coûte pour l’humanité et la nature est secondaire pour ceux que Stendhal appelait les happy few.
Le nouveau terme d’hyperextractivisme arrive à point. Car le terme « traditionnel » d’extractivisme est devenu trop restrictif. Il ne parvient plus à décrire l’ampleur et l’intensité de tout ce qui touche de près ou de loin à « l’extraction de valeur » sur notre planète. Grosso modo, l’extractivisme consiste à extraire des matières premières du sous-sol, du sol et des mers pour les exporter vers les centres industriels des pays riches du Nord. Cette activité s’est intensifiée depuis le début de ce millénaire. Mais ce n’est pas tout. L’extractivisme devient de plus en plus violent, les pays qui regorgent de matières premières sont de plus en plus sous-développés et des activités qui n’avaient auparavant aucun lien avec l’extractivisme semblent y être liées. Cela vaut surtout pour l’urbanisation financière : la spéculation de l’industrie financière contre la ville et ses habitants. La finance fait de la ville un nouvel actif extrêmement lucratif d’où elle peut tirer de la valeur, à tel point que l’on peut désormais parler d’hyperextractivisme. Ce sont des chercheurs dans le domaine de l’écologie politique qui avancent désormais ce terme. Il est apparu tout récemment, en 2017. Un congrès scientifique y a été consacré pour la première fois en juin 2018, à Oslo. On y a affirmé la thèse selon laquelle l’extractivisme contemporain se caractérise non seulement par sa taille remarquable et sa vitesse, mais aussi par une intensification de la violence et par des « injustices extrêmes en matière d’environnement » à tel point que l’on pourrait parler d’un « Hyper-Extractive Age ». [1]
Ce nouveau terme a-t-il un fondement ? Le concept d’extractivisme est-il désormais trop restrictif pour désigner ce que les industries extractives font et la manière dont elles se déploient ? Se peut-il que des activités non « traditionnelles » tombent elles aussi entre les griffes de l’extractivisme et qu’il faille donc effectivement élargir le cadre conceptuel pour englober de nouvelles tendances ? Ou, comme le confiait officieusement un chercheur gantois, un groupe de scientifiques parle-t-il d’hyperextractivisme « uniquement pour attirer l’attention » ?
De l’hyperconsommation
Ah, ils s’éclatent, les super-riches. Un aventurier américain a récemment mis à l’eau l’Utopia IV. Après avoir déboursé 53 millions d’euros, il flotte maintenant sur les océans à bord de son super yacht. Plus besoin donc de vivre dans le monde des humains, où les gens dorment dehors ou sous des porches, et urinent dans un coin de la gare. Un autre navire, le Cloudbreak (75 mètres de long) sert à son propriétaire de base flottante pour gagner les pistes de ski ou les spots de surf en hélicoptère. Un équipage de 22 hommes s’affaire sur le Sorcha, un voilier de compétition du type Maxi 72. Un tel bateau coûte facilement 5 à 6 millions d’euros à l’achat, 2 millions annuellement pour l’entretien et encore 1 million par saison de compétition de voile. Quand on ne sait pas quoi faire de son argent, on trouve son inspiration dans How To Spend It, un supplément luxueux au journal économique et financier Financial Times. How To Spend It est très branché sur les joujoux pour ultra-riches. Voitures, robes, bijoux, safaris... ou montres. Le capitaine du Sorcha est aussi aux commandes (capitaine of industry) de la marque de montres Richard Mille qui produit des montres pour qui en a les moyens, leurs prix pouvant atteindre 900.000 euros pièce. Elles sont composées de saphirs et autres pierres précieuses, mais aussi de titane, vanadium, rhodium et autres métaux hi-tech.
Dans How To Spend It, on observe les produits de luxe dévoreurs de métaux rares qui sont proposés à la bourgeoisie transnationale.
Le bienfaiteur planétaire Bill Gates a écrit un jour combien d’aluminium nous utilisons dans les canettes que nous achetons. En 2010, on a vendu 97 milliards de canettes, c’est-à-dire assez d’aluminium pour construire 3.400 Boeing 747. [2]
Qui va s’amuser à compter en avions ? En plus, ce n’est pas le consommateur mais l’industrie qui a décidé un beau jour de remplacer les emballages consignés par le « tout jetable ». Si Bill Gates pouvait calculer les métaux rares que la classe sociale à laquelle il appartient gaspille en gadgets de luxe, en bateaux les plus longs, en véhicules électriques toujours plus lourds et en montres, il faudrait ajouter beaucoup d’Airbus aux Boeing…
Extrahere
L’approvisionnement en matières premières est le domaine des industries extractives. Littéralement, « extraction » provient du latin extrahere, en d’autres termes : retirer un élément d’un endroit, d’un corps. [3]
L’extraction est aussi ancienne que l’humanité, parce que l’homme a toujours eu besoin de transformer la nature pour vivre et survivre. Mais l’extraction a toujours été une activité sujette à expansion. La colonisation a forcé des territoires d’outre-mer à produire des matières premières pour la métropole. C’est sans aucun doute la colonisation européenne qui s’est avérée la plus efficace dans ce domaine. Elle y a ajouté une caractéristique : l’extractivisme, ou la production de matières premières pour l’exportation. La gamme des industries extractives s’est elle aussi élargie, de l’extraction de minerais du sous-sol (par l’exploitation minière, pétrolière et gazière) aux plantations et aux monocultures de l’agro-industrie, à l’exploitation forestière et à la pêche industrielle. Ces industries extractives obéissent de nos jours à leurs propres lois, elles suivent leurs propres cycles, mais on peut difficilement parler de logique, car le planning est essentiellement régi par les multinationales dominantes, sur une base concurrentielle et égoïste en fonction des objectifs lucratifs des détenteurs du capital. Chasseurs de matières premières donne l’exemple de l’exploration de nouveaux sites d’où l’on pourrait extraire des métaux non-ferreux : plus de la moitié des investissements dans ce secteur sont consacrés à la recherche de l’or. Comme s’il n’y avait pas assez d’or en circulation, et souvent dans des applications (luxueuses) inutiles, notamment pour l’amasser dans des coffres ! L’extraction industrielle d’or du sous-sol est donc aujourd’hui largement superflue. [4]
Depuis le début de ce siècle, les industries extractives ont réagi aux nouveaux besoins créés certes par le développement technologique, mais bien plus encore par la géopolitique. À côté des blocs industrialisés « occidentaux » établis, quelques dizaines de pays veulent désormais s’élever au rang des économies d’anciennes industrialisation, ils ont aussi besoin de matières premières pour y parvenir. Les nouveaux venus sont répartis en blocs tels que les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et les MINT (Mexique, Indonésie, Nigeria et Turquie). Leur arrivée a provoqué un boum dans le business des matières premières, créant ainsi un « supercycle », une activité jamais vue d’extraction et de négoce de matières premières, avec une flambée des prix qui a attisé l’appétit des investisseurs, si bien que le nombre de multinationales actives dans ces industries et leur taille ont connu une forte croissance. À côté des multinationales extractivistes occidentales, il y en a maintenant autant qui sont originaires de la périphérie. La formidable hausse des prix des matières premières a fait aussi reculer l’indépendance économique des pays détenteurs des matières premières. Ils ajustent plus intensément leurs économies à la demande des industries du « centre ». Le secteur primaire y regagne de l’importance, leurs économies se re-primarisent. [5]
Dans ce contexte, le terme d’hyperextractivisme arrive à point. Il permet de creuser plus profondément – façon de parler – dans les mécanismes qui actionnent les réalités économiques actuelles. Car les industries extractives « traditionnelles » ne se contentent pas d’opérer à une échelle jamais vue auparavant, elles repoussent à nouveau leurs limites, elles accentuent à nouveau la dépendance des économies périphériques. Pour illustrer ce concept, nous revenons sur le boom des voitures électriques (VE) et sur les conséquences de leur popularité.
L’emballement pour l’électromobilité
C’est la bourgeoisie transnationale qui détermine la marche du monde. C’est elle qui met l’économie mondiale en surrégime ; elle réussit à trouver constamment de nouvelles manières de dynamiser l’extractivisme classique. La toute dernière mode s’appelle « électromobilité ». Elle nous est imposée comme s’il s’agissait d’un choix collectif. L’emballement provient de l’industrie automobile. Elle essaie de s’en sortir sous la pression des discussions sur le climat. Nous savons que les voitures roulent aux carburants fossiles, qu’elles émettent des gaz à effet de serre et qu’elles sont donc co-responsables du réchauffement de l’atmosphère terrestre et de son cortège de misère. Heureusement, le législateur impose parfois des normes d’émission plus restrictives. Chaque constructeur doit donc proposer des solutions.
Le groupe Volkswagen, le plus puissant des constructeurs, a d’abord essayé de prolonger la vie de la génération diesel. Volkswagen a installé un logiciel qui truquait à la baisse les émissions de ses voitures diesel. Le scandale du dieselgate a éclaté quand l’arnaque a été découverte. [6] Mais VW n’était pas la seule firme à contourner le règlement. VW et ses plus proches concurrents s’étaient concertés, en cartel, sur la meilleure manière de nous tromper collectivement. Le cartel réunissait Volkswagen, Daimler, BMW, Audi et Porsche. Pendant vingt ans au moins, ils ont organisé plus de mille réunions de travail où ils se sont mis d’accord sur les prix et sur la technologie. [7] Ils y ont discuté notamment de la manière de faire passer les émissions de gaz à effet de serre de leurs voitures pour plus propres qu’elles ne l’étaient. Ce n’est pas la première fois qu’un cartel est mis à jour. Mais c’est probablement le plus grand scandale de l’histoire de l’industrie allemande. Il a obligé les constructeurs, et pas seulement les constructeurs allemands, à sortir un nouveau gadget, les VE.
La première fois que le secteur automobile a commercialisé des VE, vers 2010-2011, l’opération de marketing a échoué. [8] Les véhicules électriques de l’époque n’étaient pas sexy ; vous déboursiez beaucoup trop pour un gros machin sur roues qui vous amenait tout au plus à la sortie de la ville avant de devoir recharger la batterie. Ce premier emballement est retombé comme un soufflé. Cinq-six ans plus tard, l’industrie automobile retente le coup, à grand renfort de publicité. Les médias prévoient un véritable succès, voire une rupture, car chaque nouvelle mode s’accompagne de nouveaux mots creux. En 2017, les ventes de véhicules électriques ont grimpé de 57% : il y en a maintenant plus de 3 millions en circulation. Mais ce n’est qu’un début. En 2030, il semble qu’il circulera 125 millions de VE. Et, selon les lobbyistes de l’Agence Internationale de l’Énergie, cette flotte pourrait s’étendre à 220 millions « si le monde politique fait de son mieux pour atteindre les objectifs climatiques mondiaux et autres objectifs de durabilité ». [9] Le monde politique doit donc laisser les coudées franches aux fabricants de VE. Car cette armée de carrosseries électriques aiderait à atteindre les objectifs climatiques.
Les transports, un service public ? Les constructeurs automobiles restent muets sur le sujet. Ce qu’ils veulent, c’est vendre. S’il faut se débarrasser des diesels, ils installent une nouvelle gamme de VE dans la vitrine. BMW veut mettre 12 modèles différents de VE en circulation d’ici 2025. Voilà la stratégie. Cela ne fera pas avancer la mobilité d’un mètre. Car, que nous roulions pare-choc contre pare-choc, en accordéon à la rigueur, avec des diesels ou des VE, nous serons quand même dans les bouchons. Malgré tout, cette option électrique est poussée, de manière autoritaire, puisque sans débat public et quelles qu’en soient les conséquences matérielles.
La voiture est gloutonne
Pour faire rouler tous ces VE, il faudra fabriquer les batteries qui les alimentent. Cela nécessitera des matériaux et des matières premières, et donnera une nouvelle impulsion aux industries extractives et aux transports. Ce basculement aura un impact matériel considérable. Car les voitures, pour s’en tenir à ce bien de consommation, sont gourmandes en matériaux. La quantité de métaux et d’autres matériaux qui entreront dans une e-tron (la nouvelle Audi électrique que l’usine de Forest mettra en production l’été prochain) est un secret de fabrication. Mais il peut y en avoir facilement plus de soixante. Les responsables en sont l’électrification, la miniaturisation, les télécommunications, le pilotage, la sécurité, bref : les gadgets. Plus petit, plus rapide, plus performant et plus sûr parfois, c’est la tendance technologique. Si on y ajoute les matériaux nécessaires aux batteries rechargeables qui alimentent les VE, tout constructeur doit s’assurer l’approvisionnement en continu de septante matériaux différents (métaux, plastiques, nanos, matières synthétiques, etc.) à transformer, puis à assembler.
Il faut des volumes de plus en plus importants de ces matières premières. Car les voitures deviennent plus lourdes. L’e-tron pèse près de 3 tonnes, surtout parce que son plancher est constitué d’une seule batterie rechargeable. Sans compter qu’il y a beaucoup de voitures en circulation – plus d’un milliard – et que la flotte grandit. D’après les fabricants, cela n’est pas près de s’arrêter. Carlos Ghosn, le grand patron de Renault-Nissan et apôtre de l’automobile, admet que le marché occidental évolue peut-être vers des systèmes de voiture partagée, un scénario apocalyptique pour l’industrie. Mais heureusement, selon Ghosn, il y a encore des masses de gens qui ont un esprit de consommation : « en Inde, en Russie, en Afrique du Nord et dans le Sud-Est asiatique, vous n’êtes quelqu’un que quand vous avez une voiture ». [10] Si cela dépend de Ghosn et consorts, la demande de matières premières n’est pas prête de diminuer. Au contraire.
Dire que les VE vont se vendre comme des petits pains est une pure spéculation. Ghosn et consorts ne peuvent pas lire l’avenir. Pourtant, leurs prophéties frénétiques entraînent une vague de spéculations dans l’industrie minière. Le déploiement des VE fait en effet flamber la demande de matières premières pour les batteries rechargeables destinées aux appareils électroniques comme aux quatre-roues. Les batteries comportent trois éléments : la cathode (la borne positive), l’anode (la borne négative) et l’électrolyte par où la charge transite de + à –. Les matières premières utilisées sont principalement le graphite (charbon naturel) pour l’anode, le lithium pour l’électrolyte et le cobalt pour la cathode. On travaille sur les proportions de ces composants pour rendre les batteries plus performantes. D’autres matériaux sont également nécessaires, comme le manganèse et le nickel. Mais « le marché » s’intéresse surtout aux performances sensationnelles du lithium et du cobalt, ce qui pousse leur prix à la hausse. Le prix de ces deux métaux a triplé en un an et demi. On entend le plus souvent dire que l’offre ne parvient pas à suivre la demande.
En 2017, on a produit 110.000 tonnes de cobalt dans le monde. 64.000 tonnes provenaient des mines industrielles en République Démocratique du Congo. Ce pays possède aussi, et de loin, les plus grosses réserves. [11] Mais avec le boom annoncé des VE, il faudrait à court terme environ trois fois plus de cobalt que ce qu’on en consomme actuellement. La demande de lithium passerait de quelque 160.000 tonnes en 2015 à plus de 470.000 tonnes en 2030, dans un scénario basé sur une croissance annuelle de 7,4%. [12]
Pendant la chasse, tous les coups sont permis
Le lithium et le cobalt font fureur chez les producteurs et les spéculateurs. Mais dans la classe inférieure, chez les mineurs, l’emballement se fait durement sentir. Cela se voyait déjà bien ces dernières années dans le bassin minier du Katanga, dans le sud du Congo, d’où provient la majeure partie du cobalt. Les multinationales industrielles y fournissent le plus gros de la production. Mais parallèlement, il existe des petites mines artisanales. Il y a dix ans déjà, 100.000 personnes au moins y travaillaient dans des conditions misérables. Sans vêtements de travail et sans outils dignes de ce nom, la poussière de métal les rend malades ; elles ne sont pas organisées en syndicats ; elles vendent, à titre individuel et dans une situation de concurrence effrénée, à des intermédiaires qui revendent aux entreprises industrielles. De ce fait, ces mineurs – les creuseurs – sont également payés très en-dessous du prix courant pour leur production. Il y a cinq-six ans, il n’y avait pas encore autant de creuseurs dans les environs de Kolwezi, la grande ville minière. Aujourd’hui, ils sont plusieurs dizaines de milliers à y vivre partout dans les champs, sous des bâches et dans des baraques. Ce sont surtout les enfants qui sont mis au travail. L’informel représente maintenant au moins 20% de la production de cobalt au Congo. Il est devenu un fournisseur indispensable de la grande industrie.
Les spéculations sur la demande de lithium ont donné le coup d’envoi d’une ruée vers de nouvelles mines. De nouveaux investisseurs ont pris le train en marche. On pourrait penser qu’ils procèdent rationnellement. Que du contraire ! Actuellement, le lithium est principalement extrait de lacs salés, surtout au Chili, parce que cette méthode d’extraction est moins coûteuse pour les producteurs. Mais comme le prix du lithium a fortement augmenté, de nouveaux projets ambitionnent d’extraire le lithium de la roche. Cette forme d’extraction est nettement plus coûteuse. Malgré tout, de tels projets sont en gestation, même au sein de l’Union européenne. On peut douter de la rentabilité future de ces projets. Car il faut du temps pour mettre au point ces procédés d’extraction et il faudra des années avant de passer à la phase opérationnelle. Mais si l’on y arrive, le marché pourrait être tout à coup submergé de lithium et alors, le prix chutera, les petits projets ne seront plus rentables et ces exploitants feront faillite.
C’est toujours ce qui se passe suivant la soi-disant logique des cycles des matières premières. Chaque fois que les attentes sont aussi hautes, l’industrie extractive s’affole. D’immenses pénuries menacent subitement, les prix flambent et des « aventuriers » passent à l’action. Mais l’élan spéculatif passé, la bulle n’est jamais loin . Plus il y a d’investisseurs qui commencent de nouvelles exploitations, plus l’offre sera abondante, plus vite les prix vont redescendre, jusqu’à ce qu’inexorablement plusieurs de ces nouveaux producteurs fassent faillite. Les producteurs établis donnent au besoin un petit coup de pouce pour pousser les nouveaux venus dans le précipice. Ainsi, un des plus gros producteurs de lithium, la chilienne SQM, a annoncé récemment qu’elle allait fortement augmenter sa capacité. SQM applique cette tactique de dumping pour faire baisser les prix et maintiendra cette baisse jusqu’à ce que plusieurs concurrents potentiels fassent faillite. Et, en plus, on ne s’est jamais demandé s’il y avait assez de lithium dans le sol terrestre pour réaliser le basculement annoncé vers les véhicules électriques.
Des enclaves privées
Ce simple exemple des VE, du cobalt et du lithium illustre bien comment l’industrie extractive capitaliste peut perdre complètement la tête. L’économie mondiale se compose de nombreuses filières ou chaînes de valeur mondiales de ce genre. Depuis les années 1970, les industries extractives repoussent constamment leurs limites. Comme elles épuisent les réserves connues et que la productivité des exploitations diminue, elles doivent aller explorer les profondeurs de la croûte terrestre et les océans. C’est ainsi qu’elles ont pris le contrôle de la chaîne alimentaire. En Amérique du Sud, d’énormes surfaces ont été prétendument mises en culture et labourées pour faire place au soja transgénique, au maïs, au blé, à l’eucalyptus et à l’huile de palme. Mais lorsqu’on voit comment on y arrose et on y pulvérise, cela n’a plus rien à voir avec une prétendue culture agricole. [13]
Des capitaux spéculatifs se sont déversés dans tous les coins sur les terres, pas pour les cultiver, mais pour les posséder. C’est l’accaparement des terres, ou Land Grab, maintenant plus que décrié qui chasse des communautés paysannes entières de leurs terres.
Les exploitants de mines et de mégafermes prétendent qu’ils vont retourner le sol dans des régions inhabitées. Mais comment se fait-il que leur expansion déclenche de plus en plus de conflits ? Au Pérou, la moitié de tous les conflits sociaux tournent autour de la violence extractive. En Colombie, il y a eu en 2011 huit fois plus de résistance à des mégaprojets axés sur le pétrole, le charbon ou l’or que dix ans auparavant. [14]
C’est un travail de bénédictin que de dresser l’inventaire de l’extractivisme mondial, notamment pour savoir combien de projets sont en cours et à quelle échelle. Mais la géopolitique nous montre que le nombre de projets est en augmentation. Car les territoires conquis classiques (Afrique, Amérique Latine, Asie) sont désormais convoités non seulement par les industries du riche Occident, mais également par les économies émergentes. Sans compter les autres territoires d’exploitation qui s’ajoutent à la liste. L’Union européenne, notamment, appelle les États membres et les multinationales à donner un nouvel élan à l’industrie minière au sein de l’UE.
Les industries aménagent leurs concessions comme des enclaves privées et en chassent les habitants. Les enclaves font l’objet d’une sécurisation toujours plus efficace. Cela se passe dans le cadre de partenariats public-privé où les États et les entreprises assument chacun leur part de la sécurité. Les entreprises multinationales s’apprennent mutuellement les techniques pour s’occuper des protestataires, et des organisations telles qu’Europol leur prêtent assistance. Au sein de l’UE, c’est surtout dans les pays de la périphérie que se multiplient les actions de protestation contre de nouveaux projets extractifs, comme en Grèce, en Roumanie, en Espagne et au Portugal. Europol a classé certaines de ces actions dans la rubrique « terrorisme » (notamment la campagne contre de nouvelles mines d’or à Skouries, en Grèce), ce qui justifie toutes sortes de techniques d’espionnage et d’infiltration mais aussi une répression violente directe. Le géant énergétique allemand RWE a mis au point son propre arsenal de techniques anti-rébellion. TWE exploite la plus grande mine de lignite d’Europe à Hambach en Allemagne et est confrontée depuis des années à des manifestations écologistes. La firme riposte à l’aide d’un vaste dispositif de propagande, de dissuasion, de paroles mielleuses et de menaces. Et la firme peut compter sur le soutien des autorités. L’évacuation d’un camp de contestataires en 2012 est considérée comme l’action policière de cette nature la plus coûteuse de l’histoire du maintien de l’ordre allemand. [15] Un mouvement international de protestation s’est pourtant créé au fil des ans autour de Hambach. Il en a été de même en France, autour de la ZAD (Zone à défendre) à Notre-Dame-des-Landes, et aux États-Unis où une manifestation indigène contre un pipeline traversant un territoire indien s’est muée en vaste mouvement de solidarité.
Nous connaissons mieux les conflits sociaux et écologiques contre les mégaprojets extractifs parce que les groupes et les communautés concernés s’organisent en réseaux et font circuler l’information. Ces réseaux observent une hausse du nombre de conflits. Les communautés concernées ne se laissent plus faire ... Cela promet pour l’avenir. [16]
Traduit du néerlandais par Geneviève Prumont
Cet article a paru en néerlandais dans LAVA en octobre 2018.
Pour citer cet article :
Raf Custers, "Le pillage musclé par l’hyperextractivisme" janvier 2019, texte disponible à l’adresse :
[http://www.mirador-multinationales.be/divers/a-la-une/article/le-pillage...
[1] Le congrès était annoncé en novembre 2017 sur le site web de POLLEN, le Political Ecology Network, sous le titre : Political Ecologies of Violence in a Hyper-Extractive Age. Mais le congrès s’est tenu sous le titre : Political Ecology, the Green Economy and Alternative Sustainabilities, https://politicalecologynetwork.com
[2] Bill Gates, Have you hugged a concrete pillar today ? gatesnotes.com, 12 juin 2014.
[3] Anna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Ed. Le passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2016, p.22-23.
[4] Raf Custers, Chasseurs de matières premières, Ed. Gresea-Couleurs Livres-Investig’Action, Bruxelles, 2013.
[5] Voir : Frédéric Thomas, Un modelo alternativo de desarrollo o atrapados en el extractivismo ? CETRI, avril 2017, http://www.envio.org.ni/articulo/5326.
[6] Lire e.a. Erik Rydberg, Volkswagen, Betrugswagen, Fraudewagen…, 28 septembre 2015, http://www.mirador-multinationales.be/divers/a-la-une/article/volkswagen...
[7] Frank Dohmen et Dietmar Hawranek, The Cartel. Collusion Between Germany’s Biggest Carmakers, SpiegelOnline, 27 juillet 2017
[8] Raf Custers, La bagnole électrique, business as usual, 14 décembre 2011, http://www.gresea.be/La-bagnole-electrique-business-as-usual
[9] Global EV Outlook 2018, International Energy Agency, mai 2018.
[10] Roula Khalaf, ’Everybody starts by being le cost killer’. Lunch with the FT carlos Ghosn, Financial Times, 16 juin 2018.
[11] Cobalt, USGS Minerals, janvier 2018. Voir aussi : Hype Meets Reality as Electric Car Dreams Run Into Metal Crunch, Bloomberg, 11 janvier 2018.
[12] Pour les projections pour le lithium, voir par exemple : Pre-feasibility Study, Keliber Lithium Project, 14 mars 2016.
[13] Ce concept de Frontière agricole est décrit dans Raf Custers, De uitverkoop van Zuid-Amerika, EPO, Anvers, 2016, p.59-106.
[14] Martin Arboleda, Spaces of extraction, metropolitan explosions : Planetary Urbanization and the Commodtiy Boom in Latin America, in International Journal of Urban and Regional Research, 96, 2015.
[15] Andrea Brock, Alexander Dunlap, Normalising corporate counterinsurgency : engineering consent, managing resistance and greening destruction around the Hambach coal mine and beyond, in : Political Geography, 62 (2018) p.33-47.
[16] Martin Arboleda, o.c.