Les Indignées devant le Parlement. Notes sur la journée du 15 Juin à Barcelone
20/06/2011
- Opinión
La journée du 15 juin (15J) laissera des traces. 24 heures qui en valent bien plus. Un temps accéléré et condensé. Elle marque, sans aucun doute, un point d'inflexion, au résultat incertain, dans la trajectoire du mouvement né le 15 mai dernier (15M).
La mobilisation devant le Parlement de la Catalogne se déroulait un mois après le 15M. Elle était le résultat du succès des campements et des occupations des places. Mais également de plusieurs mois de mobilisations contre les mesures d'austérité en Catalogne, menées par les travailleurs-euses du secteur de la santé publique. L'objectif était clair : démontrer, à l'occasion de sa discussion en session parlementaire, le rejet déterminé d'un nouveau budget anti-social qui s'attaque aux services publics fondamentaux. Le 15J était un pas de plus dans la tentative de stopper des budgets destructeurs d'un gouvernement décidé à les imposer coûte que coûte.
Au risque de faire une sortie de piste, le mouvement avait opté pour appuyer sur l'accélérateur. Le résultat, ce fut une action de désobéissance civile de masse sans précédent dans la ville de Barcelone. En termes d'efficacité, d'impact dans l'agenda, dans la capacité de se faire entendre… le bilan ne laisse aucun doute. Le Parc de la Ciutadella, à l'intérieur duquel se trouve le «Parlament de Catalunya», avait été fermé par le gouvernement pendant deux jours. Après plusieurs tentatives infructueuses d'entrer en voiture, le président de la «Generalitat» catalane, avec un groupe de conseillers et la présidente de l'assemblée, ont du se résoudre à rejoindre le Parlement en hélicoptère. Un groupe important de députés, face à l'impossibilité d'atteindre l'hémicycle, est entré par un fourgon policier qui est passé par les installations du zoo (qui se trouve à côté du Parlement)… Toute une métaphore! La journée du 15 juin n'a donc vraiment pas été une sinécure pour les partisans de la «loi et de l'ordre».
«La Normalité». Tel est le mot fétiche des opposants à la mobilisation. « Il faut rétablir la normalité démocratique ! » ont hurlé à l'unisson les autorités et les médias. Mais de quelle «normalité» parlent-ils? Celle des cinq millions de chômeurs? Des milliers d'expulsions de logements qui se déroulent chaque mois? Celle de l'immunité des politiciens corrompus? Celle du talon de fer néolibéral qui, avec le prétexte de la crise, écrase sans cesse les droits sociaux? C'est précisément cette farce de la «normalité» que le mouvement du 15 Mai remet en question.
Depuis l'époque du mouvement alterglobaliste, nous n'avions jamais vu une mobilisation aussi déterminée et courageuse dans sa volonté de défier le pouvoir établi. Les images des délégués de la 3e Rencontre ministérielles du sommet de l'OMC à Seattle, bloqués par les manifestants avec leurs tactiques d'action directe non violente, nous sont revenues à la mémoire. Mais les institutions internationales étaient à peine connues par les citoyens avant que ce mouvement les mette en pleine lumière par ses actions. Elles manquaient de légitimité ou de symbolisme démocratiques. Vu leur nature et leurs caractéristiques propres, il était difficile de la part des partisans du modèle économique actuel de faire de la démagogie au nom de la démocratie en défendant la Banque mondiale, le FMI, l'OMC ou même l'Union européenne, comme c'est le cas aujourd'hui avec des institutions élues.
A la différence de la Grèce, le siège du Parlement catalan ne s'est pas produit dans le contexte d'un soulèvement populaire, mais dans la montée d'un mouvement qui jouit d'une large sympathie qui ne s'est pas encore transformée en un engagement militant dans la lutte. Il compte ainsi sur une base sociale mobilisable encore réduite. Si le 15J a été une action de désobéissance civile de grande ampleur dans laquelle 3.000 personnes ont participé, ce n'était pas une mobilisation de masses. Cela explique la violence avec laquelle le mouvement a été immédiatement attaqué par le pouvoir politique, dans une tentative désespérée d'éviter que le courant de sympathie populaire vis-à-vis des campements et des occupations des places ne se transforme en un mouvement de masses.
Les opposants au mouvement, au-delà de quelques voix irréductibles, étaient jusqu'à présent assez passifs, débordés et surpris par un mouvement qu'ils n'attendaient pas et par les sympathies qu'il a éveillé (tellement nombreuses qu'il est y compris possible que le mouvement s'est fait de « faux amis » de circonstance). Mais le coup d'accélérateur du 15J et l'élévation du niveau de confrontation ont provoqué une contre-attaque en règle d'une magnitude qui n'a pas été anticipée par le mouvement. Après s'être développé pendant plusieurs semaines dans une ambiance politique et médiatique relativement favorable, il s'affronte pour la première fois à une attaque généralisée de la part du pouvoir politique et des médias, avec l'objectif de l'isoler, de l'affaiblir et de le détruire.
Cette attaque mélange, de manière plus ou moins délibérée, deux arguments : la prétendue «illégitimité» d'une mobilisation présentée comme «anti-démocratique» et son caractère soi-disant «violent». Vus de près, ces deux arguments n'ont aucune base solide.
L'argument démagogique selon lequel l'action représentait une «prise d'otage du Parlement» et une «attaque contre la démocratie» est inacceptable. Ce ne sont pas les manifestants qui ont séquestré le Parlement, mais bien le pouvoir économique et financier. Ce sont les intérêts des grands groupes patronaux qui l'ont pris en otage, et depuis longtemps déjà. Et cela, il faut le dire, sans rencontrer beaucoup de résistance de la par de ces messieurs dames, frappés d'une sorte de syndrome de Stockholm face au pouvoir économique.
Ceux qui ressassent la fable selon laquelle le Parlement est le dépositaire de la souveraineté du peuple catalan ; que les députés sont les seuls représentants légitimes du peuple et qu'organiser une action de désobéissance civile afin de «bloquer» symboliquement cette institution est un acte «anti-démocratique», ces gens là «oublient» certaines choses.
Premièrement, ils occultent le fait qu'une partie importante des citoyens de la Catalogne (abstentionnistes, votes blancs, nuls ou en faveur d'organisations politiques extra-parlementaires) n'ont jamais voté pour les options présentes dans le Parlement. Et que le nombre de personnes qui n'ont pas voté en faveur du parti au pouvoir, CiU (Convergència i Unió, coalition autonomiste de centre-droite, NdT), est plus important que celui de ses électeurs.
Deuxièmement, ils ne semblent pas tenir compte du fait que les électeurs des différents partis traditionnels le font sans enthousiasme, par pure désaffection, comme «moindre mal» et qu'ils partagent pleinement les critiques du mouvement.
Troisièmement, ils sautent par dessus un «détail» fondamental: ni l'austérité, ni le sauvetage des banques, ni tant d'autres escroqueries n'ont été choisies dans les urnes. Elles ne figuraient même pas dans les programmes électoraux des partis au pouvoir. C'est au contraire le mouvement lui-même qui a élaboré des propositions de référendums sur l'austérité et les mesures d'ajustement, comme en Grèce et en Islande. C'est le mouvement qui a formulé des propositions démocratiques afin que ce soit au peuple de Catalogne de s'exprimer. Et c'est le gouvernement et le Parlement qui refusent ces choix. Le même Parlement et gouvernement qui approuvent sans cesse de nouvelles réductions des droits, des cadeaux aux plus riches et des attaques contre l'environnement. Il y a bien peu de leçons démocratiques à recevoir de la part de ceux qui réduisent les droits fondamentaux des personnes et restreignent les libertés.
Finalement, réduire l'idée de la démocratie au «parlement» et à ses «élus», c'est démontrer une vision simpliste et superficielle de ce qu'est la démocratie. Cette dernière n'est pas seulement synonyme de «parlement» et «d'élections». La démocratie, c'est aussi la participation, l'auto-organisation, les mobilisations… En définitive, leur conception de la démocratie n'est pas la nôtre!
Et que cela ne fasse aucun doute : la décision de « bloquer le Parlement » était parfaitement légitime. Où est le scandale dans le fait de huer des députés ? Ou de tenter de perturber la discussion d'un budget qui représente une grave attaque contre les droits sociaux ? Après de longs mois de mobilisations dans le secteur de la santé, dans l'enseignement, de campements et d'occupations de places et face à un gouvernement qui continue à avancer sans ce soucier du peuple, la désobéissance civile des masses n'est qu'un pas de plus dans une lutte de longue haleine.
Certains affirment que l'action du 15J était illégale. Ils oublient que tout ce qui est légal n'est pas juste, et que tout ce qui est illégal n'est pas injuste. L'histoire est pleine de mobilisations et de luttes menées aux marges des lois. Des lois qui ne sont jamais neutres, car elles sont toujours le résultat d'un rapport de forces entre les classes et les secteurs sociaux.
L'argument de «l'attaque contre la démocratie» se mêle à celui de la critique contre la «violence» des manifestant-es. La campagne médiatique et politique contre le mouvement amplifie de manière intéressée des incidents isolés dans une journée de mobilisation qui, selon les critères établis par les organisateurs, a eu un caractère profondément non violent et pacifique. Les accusations lancées de «kale borroka de basse intensité» (la «kale borroka» est une forme de guérilla urbaine menée par la frange la plus radicale du mouvement indépendantiste basque, proche de l'ETA, NdT) ; de « tactique de guérilla urbaine » ; de « comportements d'une extrême violence », lancées par le président catalan, Artur Mas, et le Conseiller à l'Intérieur, Felip Puig, sont absolument hors de propos.
Malgré l'hystérie médiatique, la réalité est que les protestations du 15J se sont caractérisées par la non violence, du moins du côté des manifestants, au-delà de quelques faits isolés. La véritable violence, comme c'est souvent le cas, a été le fait de la police, qui a blessé 40 personnes (sans oublier les arrestations et les menaces d'arrestation) et dont on ne parle pratiquement pas. Des agissements policiers qui ont eu lieu, par ailleurs, dans le cadre d'un dispositif extrêmement inadéquat. Incompétence du commandement de la police? Tentative délibérée de susciter et faciliter les situations tendues entre les manifestants et les députés afin de décrédibiliser la protestation? Le doute demeure, mais la seconde possibilité semble assez probable.
La réaction de l'ensemble des partis parlementaires face à la journée du 15J a été monolithique ; opposition frontale à la protestation. Nous avons pu voir, en direct, un exemple lamentable de la solidarité de groupe de la caste des politiciens professionnels devant l'irruption d'un mouvement qui les rend mal à l'aise. Ces politiciens professionnels préfèrent mille fois mieux un peuple démobilisé et collé à son écran de télévision. Mais le plus lamentable, ce fut l'attitude des partis de «gauche» qui, malgré une position formellement opposée à l'austérité, n'ont pas hésité à signer une déclaration commune à tous les groupes parlementaires qui condamnait la mobilisation et défendait la «normalité institutionnelle». L'attitude de la coalition formée par l'ICV («Iniciativa per Catalunya Verds», organisation affiliée aux Verts Européens) et EUiA («Esquerra Unida i Alternativa», coalition contrôlée par le Parti communiste de Catalogne) a été particulièrement honteuse.
Vu le triste rôle joué par ICV-EUiA et par la « gauche » parlementaire en général, le 15J a, plus que jamais, mis en évidence l'absence d'une référence politique anticapitaliste qui rompt avec le consensus parlementaire. Une gauche courageuse qui aurait annoncé son refus de participer à cette session, demandé sa suspension et exigé de faire marche arrière par rapport à l'austérité. Cela aurait aidé à briser le consensus de ceux qui gouvernent en faveur des patrons et des privilégiés et aurait apporté de la légitimité au mouvement. Ce n'est pas là, loin s'en faut, l'orientation de la gauche parlementaire catalane, dont l'alignement inconditionnel aux partis de droite contre le mouvement actuel, et avec une rhétorique de criminalisation, démontre une fois de plus son abandon de toute option de transformation sociale.
Après le 15J, nous sommes plongés dans une bataille pour la légitimité. Il revient maintenant au mouvement à faire un effort de pédagogie pour expliquer les ressorts de la mobilisation devant le Parlement catalan et contester la démagogie et les calomnies. Il est l'heure de déployer une stratégie intelligente face aux tentatives de criminalisation afin d'éviter l'isolement et l'éloignement de sa base sociale naturelle. Il est nécessaire de mettre en avant de bons contre arguments, afin de briser le discours médiatique qui, après les premières heures du 15J va s'affaiblir. Il faut établir un dialogue politique bien argumenté avec les secteurs sociaux, organisations, journalistes qui ont été trompés par l'hystérie contre le mouvement et du discours « ils ont été trop loin », afin de les faire basculer à nouveau du côté du mouvement.
La journée de manifestations du dimanche 19 juin sera un test fondamental. Les manifestations qui auront lieu dans plusieurs villes de l'Etat espagnol, et en particulier celle de Barcelone, doivent servir à traduire en mobilisation les sympathies que le mouvement a éveillé depuis le 15 mai afin de montrer, maintenant plus que jamais, l'ampleur du soutien populaire. Après le coup d'accélérateurs du 15J, nous avons besoin d'une mobilisation massive porteuse de légitimité. Une mobilisation de masse réussie est aujourd'hui fondamentale pour l'avenir du mouvement. (Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be)
- Josep Maria Antentas est professeur de sociologie à l'Universitat Autónoma de Barcelona (UAB). Esther Vivas participe au Centre d'études sur les mouvements sociaux (CEMS) de l'Universitat Pompeu Fabra (UPF). Tous deux sont membres de la Gauche Anticapitaliste (Izquierda Anticapitalista–Revolta Global, en Catalogne), rédacteurs à la revue Viento Sur et auteurs de «Resistencias Globales. De Seattle a la Crisis de Wall Street» (Editorial Popular, 2009).
https://www.alainet.org/fr/articulo/150635?language=es
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