Le choléra, le cyclone Tomas et les prochaines élections participent de la même matrice politique
11/11/2010
- Opinión
Le tissu social haïtien qui s’est avéré très poreux lors des dernières catastrophes ne date pas d’aujourd’hui. Ce tissu social dont les premières pierres de son architecture ont été posées dès le lendemain de la proclamation de notre Indépendance en 1804 n’est devenu plus simplement que plus vermoulu. Cette situation résulte de la domination du mode de production féodalo - capitaliste rachitique qui entrave son évolution intégrale. Une minorité riche, issue de toutes les couches épidermiques et protégée par une couche sociale dirigeante réactionnaire et extravertie, en est la principale responsable. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 dernier, qui n’a fait que fragiliser davantage la condition de vie des masses populaires rurales et urbaines, a affermi notre conviction d’un État affaibli par des gouvernements successifs sans projets nationaux et appauvri par une bourgeoisie compradore. Ces deux forces publiques et privées sont assujetties à l’impérialisme français et surtout américain.
En effet, sur les ruines du séisme se sont greffés malheureusement trois grands évènements qui se chevauchent depuis quelque quinze jours sur la scène sociopolitique haïtienne. Ce sont la campagne électorale, le cyclone Tomas et une épidémie de choléra dont les premières victimes se recrutaient parmi des gens qui fréquentaient en amont le fleuve de l’Artibonite, près d’une base d’un contingent népalais de la Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation d’Haïti (MINUSTHA). En dépit du fait qu’ils se développent parallèlement, ces trois éléments dominants de l’actualité se rejoignent et s’entrecroisent dans le feu de la politique quotidienne. Ils participent de la même matrice systémique. Le vigoureux élan du gouvernement Bellerive et du président Préval qui a personnellement contribué à une réduction significative du nombre des décès réclame une petite mise au point. Cela démontre aussi l’indifférence générale et traditionnelle des dirigeants envers les masses sauf quand ils veulent les utiliser.
Les journées de la première fin de semaine des 4, 5 et 6 novembre derniers ont soulevé l’inquiétude de tout le pays. L’annonce du furibond Tomas ne pouvait laisser personne indifférent. Son passage dans le grand Sud et le grand Nord a causé beaucoup de dégâts matériels, enlevé la vie à au moins une vingtaine de personnes. Les dispositions prises par le gouvernement ont sans aucun doute limité les dommages en vies humaines. Mais pourquoi cette brusque impulsion du président Préval qui a accordé cette fois-ci une importance particulière et dynamique à ce fléau ? Tout indique que ce dernier a servi de prétexte pour mener une campagne électorale en faveur de son candidat, en l‘occurrence Jude Célestin. Avant, le pouvoir se contentait de constater les maux. Peut-on déceler le même opportunisme eu égard au choléra ?
Le choléra, surnommé maladie des mains sales, a atteint en premier lieu des personnes économiquement dépourvues qui s’abreuvaient dans un fleuve pollué par des alluvions de toutes sortes et d’autres déchets provenant de partout, de l’usine hydro-électrique de Péligre jusqu’aux jardins qu’il arrose. Cela est dû à l’absence pour toute la population d’une couverture nationale d’eau potable. Les dirigeants du pays n’ont plus de programme d’éducation d’hygiène publique pour prévenir ces genres d’épidémie. Ce manque indique bien la dégradation du système en son entier. Même si autrefois le service d’hygiène public ne fonctionnait pas à la perfection, mais au moins le souci était là et cela avait aussi donné d’appréciables résultats. C’est pourquoi en dépit du fait que les symptômes relèvent du domaine médical, le choléra ne peut être détaché du contexte politique global. D’ailleurs, il ne saurait être éradiqué sans des mesures publiques justes. Il nous sera en tout cas difficile de nous en protéger à l’avenir sans une étude de son origine et sans punir pénalement les coupables, le cas échéant. Il est clair pour tout le monde que cette maladie subite est venue de l’extérieur. Comment et par qui ? Sa létale expansion ne semble pas trop déranger les candidats à la présidence, ni ceux qui visent à occuper l’autre tiers du Grand Corps, ou la chambre des députés. Pourtant, les personnes affectées par la bactérie, sont victimes de ce système politique anti -populaire alors que seul l’aspect technique a retenu l’attention du discours dominant. La dépolitisation du choléra apaise la conscience des membres du gouvernement et de l’ensemble des classes dominantes.
Si le choléra surprend beaucoup, c’est surtout à cause de sa nouveauté dans le pays. Les porte- parole internationaux ont rapporté qu’Haïti a connu, il y a une centaine d’années, une telle épidémie. Ce propos est vite relayé par les autorités locales alors que tout au début de sa parution, elles parlaient de la première expérience nationale dans ce domaine. Deborah Jenson a écrit à propos de l’arrivée du choléra en Haïti : « Presque deux cents ans après son arrivée aux Antilles, le choléra a enfin franchi la barrière invisible d’Haïti, comme si quelque lwa des mers ou des barrières aurait échoué. » [1] Peut-être, la communauté internationale détient des documents que ces autorités ne possèdent pas.
Cependant, les élections qui sont l`autre élément fort de la conjoncture, ne constituent pas en soi un fait récent pour nous en Haïti. Elles ont accompagné tout au long de notre histoire la classe des grands dons et celle des compradors. D’ailleurs, même avant notre existence de peuple indépendant, du temps de la colonie, Toussaint Louverture en organisait pour envoyer des représentants en France. Les élections tendent à devenir depuis quelque vingt ans un exercice régulier dans la perspective de la modernisation du système. Le remue- ménage gouvernemental, toutes les fois qu’il ne remet pas en question le pouvoir oligarchique, s’identifie de plus en plus à la seule démocratie qui puisse exister selon le vœu du grand capital. « Jamais, en effet, on ne demande aux électeurs d’établir qui doit posséder quoi, ou de se prononcer sur les normes de management en vigueur sur leur lieu de travail. Inutile d’espérer que la sphère politique consente à étendre la démocratie à ces domaines relégués loin d’elle, en organisant des banques ‘démocratiques’ sous le contrôle des citoyens. [2] » Mais, de quelle démocratie parle-t- on ? Quelle est sa vraie nature ?
On n’a même pas besoin de s’accrocher à la définition classique du terme démocratie- le pouvoir du peuple par le peuple- pour démontrer que nous vivons actuellement non seulement en Haïti mais presqu’à travers le monde, un détournement de ce précepte. Les riches ont repris à leur faveur la victoire que des masses travailleuses rurales et urbaines ont gagnée de hautes luttes à travers l’histoire universelle. La ploutocratie mondiale avec l’imposition quasi-générale de la globalisation est parvenue à adapter les principes exclusifs d’autrefois du féodalisme à la modernité néolibérale. En ces temps-là, le peuple -ou la canaille- était exclu des élections parce qu’il était en guenilles, analphabète. La femme elle aussi, parce que du haut de la chaire des seigneurs, était carrément déclarée sexe faible. Aujourd’hui, ces masses en sont reléguées d’une autre façon pendant que cette démocratie les instrumentalise en de simples votantes et votants passifs, sans aucun pouvoir réel. Elles n’ont aucune prise sur leur propre gouvernement, voire sur les multinationales qui ont à leur profit subjugué ce dernier. « Il arrive, bien sûr, que les procédures démocratiques débouchent sur des conquêtes sociales. Mais, elles n’en demeurent pas moins un rouage de l’appareil bourgeois, dont le rôle consiste à garantir la reproduction optimale du capital. [3] »
Aujourd’hui en Haïti, nous assistons à une singerie de ces procédures démocratiques. Pourquoi les pays occidentaux veulent nous ajuster sur le plan politique et idéologique comme le font le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale sur le plan financier ? Pour répondre à ce modèle inapproprié, les candidats prostituent leur avenir et hypothèquent leur conscience à la recherche des fonds nécessaires pour répondre aux exigences des campagnes. De l’essence de la démocratie universelle, ne nous est-il pas possible de trouver un moyen pour organiser des élections qui répondent à notre niveau économique et aux conditions sociales de la population ? La réponse sera l’œuvre d’un pouvoir étatique se dotant de mesures adéquates pour sortir de la dépendance en tout.
La situation en Haïti ne présente pas une lecture différente de celle qui correspond à la situation d’une large portion de la planète. À peine entrée dans la course des élections dites libres, Haïti en est vite sortie par la force de l’argent. Autrefois, les militaires du temps de « la société des baïonnettes » pour user d’un des titres d’Alain Turnier, hissaient à la plus haute magistrature de l’État, un des leurs comme la rançon de leurs récurrentes batailles inter- factionnelles. Dans des farces électorales, ils nommaient en réalité les membres des chambres qui de manière indirecte, élisaient le président de la République. [4] « L’armée intérieure d’occupation à la suite de l’invasion américaine de 1915 » pour reprendre les propos de Jean Delille et de Jean-Pierre Alaux [5] manipulait, elle aussi, selon son gré les élections même si depuis 1950, le chef de l’État ainsi que les législateurs sont élus directement au suffrage universel. La succession d’appellations différentes – Gendarmerie D’Haïti (1916), Garde d’Haïti (1928), Armée d’Haïti (1947), et finalement Forces Armées d’Haïti (FADH, 1958) de triste mémoire, abolies dans une mesure drastique par l’ex- Président Aristide en 1995, ne changeait en rien la nature de cette force étrangère dirigée par des Haïtiennes et des Haïtiens [6].
Aujourd’hui, la démocratie est autrement pervertie. C’est l’argent qui règne en roi. L’ordre des choses est autrement perturbé. Nous nous posons des questions sur la valeur et la nature de la démocratie que d’aucuns croient avoir pris sa vitesse de croisière avec les élections en boucle. Plus qu’en 1990, la couche appauvrie et les masses populaires sont de plus en plus exclues des élections qui exigent à chaque joute plus d’argent. Qui peut financièrement participer à cette pollution d’affiches publicitaires très couteuses en faveur de l’un ou de l’autre des candidats ? A la source même, la constitution qui veut que l’on soit propriétaire d’immeuble et le Conseil Electoral Provisoire qui réclame de fortes sommes d’argent pour se faire inscrire aux différents postes électifs, éliminent la grande majorité des masses populaires. La marchandisation des votes et le lancement des slogans tout faits se substituent à la diffusion de programmes sociopolitiques et économiques. C’est pourquoi nous n’assistons à aucun vrai débat digne d’une campagne électorale qui intéresse des postes si importants. En outre, une violence sourde menace de contrarier le jour décisif du 28 novembre ou potentiellement d’une autre date du processus mis en branle et très largement financé par ladite communauté internationale.
Quel prétendant au prochain gouvernement a proposé de contrôler le prix des produits de première nécessité, ou de remettre en question la politique néolibérale ? C’est la seule condition préalable à la promotion de la production nationale. Quel aspirant au prochain exécutif a conçu un plan pour faire respecter les lois, notamment les prescrits du Code du Travail, pour restaurer l’autorité de l’État en général ? Celle-ci est descendue si bas que l’on ne parvient pas à fixer le prix des courses et le trajet des tap-tap ou à régulariser la conduite des motocyclettes.
L’absence d’un parti de gauche implanté dans les masses a laissé le terrain libre à la démagogie idéologique. Elle favorise ainsi largement la sécheresse des idées de ‘’cette démocratie de façade ou de basse intensité ‘’pour reprendre les paroles du professeur Camille Chalmers dans une conférence prononcée le vendredi 29 octobre dernier à la Plateforme haïtienne des Droits Humains(POHDH). Bien entendu, on ne peut imputer cette responsabilité aux fractions de droite et de l’extrême-droite qui mènent la danse sur le terrain. La solution dépend des dispositions concrètes des forces progressistes et révolutionnaires pour construire le Camp du Peuple. Qu’attendent-elles ?
Les Prochaines élections ne constituent pas un élan réel vers la démocratie où les citoyennes et les citoyens exerceront leur droit souverain, piétiné et humilié par des armes de l’impérialisme par l’intermédiaire d’une coalition de soldats de pays appauvris et exploités comme le nôtre. Ces élections corroborent le système obsolète, vieux de plus de deux cents ans, qui maintient la majorité paysanne dans des liens féodaux, qui inscrit Haïti dans la liste honteuse de pays à main d’œuvre à bon marché malgré la qualité de cette main-d`oeuvre internationalement reconnue. Pourtant, si les procédures démocratiques étaient respectées, les élections même bourgeoises modifieraient positivement la nature de la Chose publique haïtienne. Il faut de vrais partis politiques connus et reconnus pour que cette même première phase de la révolution démocratique bourgeoise se réalise. Le peuple doit savoir choisir de façon éclairée. Il a été maintes fois déjà victime du choix entre le pire et le moins pire.
- Marc-Arthur Fils-Aimé est Directeur de l’Institut Culturel Karl Levêque
[1] DeboraH Jenson est codirectrice de Haïti du Franklin Hope Institute(HHI) Duke University en Caroline du Nord aux États-Unis. Nouvelliste du vendredi 5 au dimanche 7 novembre 2010.
[2] Slavoj Zizek : Pour sortir de la nasse. Monde Diplomatique : no 680. Novembre 2010
[3] Ibidem
[4] Antoine Michel dans : Avènement du Général Fabre Nicolas Geffrard à la présidence d’Haïti : « A la date du 21 janvier(1859) il y avait beaucoup de Sénateurs à la capitale. Le comité permanent convoqua le sénat pour le 22 janvier…Le président du bureau provisoire, le baron P.F. Toussaint était assisté de D. Labonté, premier secrétaire et de D. Trouillot, deuxième secrétaire. Il exposa à ses collègues que l’objet de la convocation était de recevoir le serment constitutionnel du général de division Fabre Nicolas Geffrard’’ appelé à la dignité du Président de la République’’.
Aucun Sénateur ne pensa à lui demander à quelle époque il avait été élu. L’article 105 de la constitution prescrivait qu’au Sénat seul il appartenait de nommer le Président d Haïti. Cette nomination se faisait par élection au scrutin secret des deux tiers des membres présents de l’assemblée. » Les Éditions Fardin. Port-au-Prince. Reproduction 1981. Pages 122 et 123.
[5] Dans l’Avant-propos de : Quelle armée pour Haïti de Kern Delince.H.S.I- KARTHALA. P13
[6] Maurepas Auguste dans : Genèse d’une république héréditaire : « La désignation d’un duvaliériste à la tête de l’Armée puis à celle de l’État, renforçait considérablement le camp du sinistre petit médecin au point que le Conseil Militaire de Gouvernement que présida le Général Kébreau ne s’employa qu’à mettre en place l’appareil administratif destiné à assurer le triomphe total à l’urne du candidat. »
« Ils (les nombreux officiers) se représentaient le pays déboucher sur une situation pareille à celle qui prévalait sous le règne d’Estimé. On s’en souvient. Président de la République grâce à l’appui déterminant de Major Magloire, membre de la Junte Militaire du Gouvernement et Ministre de l’Intérieur, M. Estimé hypothéqua son règne en faveur de ce dernier, demeuré le seul maître à bord, jusqu’au moment où l’officier jugea opportun de se passer des services d’un Président qui ne serait pas lui-même. » Les éditions Fardin. Port-au-Prince, Haïti. Page310.
Source: AlterPresse
https://www.alainet.org/fr/active/42210
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