Le traité d’Itaipu entre le Paraguay et le Brésil : un scandale qui a trop duré
- Opinión
Le gouvernement paraguayen de Fernando Lugo |1| qui est entré en fonction en août
Le traité d’Itaipu, signé en 1973 par la dictature paraguayenne du général Stroessner avec le Brésil (alors sous la dictature de Garrastazú Medici) a impliqué la création de l’entreprise binationale Itaipu et établit l’usage des ressources hydriques leur appartenant conjointement. Puisque le Brésil a apporté la quasi-totalité du financement initial nécessaire à la construction de l’entreprise énergétique - 80 à 90 % -, il a estimé que cette « grande faveur » lui permettait d’imposer au Paraguay un traité taillé sur mesure pour préserver ses propres intérêts, bafouant du même coup le droit à l’autodétermination et la souveraineté du Paraguay sur ses ressources naturelles.
La dette est au cœur du mécanisme visant à dépouiller le Paraguay de sa souveraineté
Le Brésil s’est d’emblée porté garant pour les emprunts extérieurs contractés pour la construction de l’entreprise binationale Itaipu, engageant par là sa responsabilité auprès des créanciers internationaux en cas de non-paiement. Fin stratège, le Brésil a toutefois recouru aux emprunts internationaux dans une très mince proportion, préférant endetter l’entreprise Itaipu auprès de l’entité brésilienne Electrobras. En collusion avec cette dernière, le Brésil a alors pu, dès le début, fixer les conditions de prêt et l’utilisation des ressources obtenues grâce à ces crédits, dans des conditions d’abus de droit et d’illégitimité tout à fait manifestes.
Ces dettes doivent être entendues comme une stratégie géopolitique menée par le Brésil afin de freiner le développement productif du Paraguay et maintenir la relation de domination qui existe depuis la fin de
Par une série de pratiques illégales, la construction d’Itaipu, estimée à 2 milliards de dollars d’après l’étude de faisabilité précédant la signature du traité, a finalement coûté 20 milliards de dollars ! La dette d’Itaipu, qui s’élevait déjà à 17 milliards de dollars une fois l’infrastructure hydroélectrique en place en 1991, s’élève aujourd’hui à 19 milliards de dollars, alors qu’Itaipu a déjà versé 32 milliards de dollars au titre du service de la dette (soit 16 fois le coût théorique initial de l’infrastructure), principalement à Electrobas !
Electrobas détient environ 90% des créances d’Itaipu. La dette issue de l’entreprise binationale reposant pour moitié sur chacune des parties au traité, le Paraguay doit 9,5 milliards de dollars au Brésil via Electrobas ! A titre de comparaison, d’après
L’usure pratiquée par le Brésil et la surfacturation au profit des entreprises brésiliennes
En contractant des prêts auprès de ses propres banques, le Brésil, à la fois juge et partie, a dès le début imposé des taux d’intérêt très élevés, de l’ordre du taux d’’inflation des Etats-Unis augmenté de 7,5%, réalisant par là de juteux profits.
Electrobas a remis 85% des contrats de construction d’Itaipu aux mains de firmes brésiliennes (Camargo Correa, Andrade Gutiérrez, etc.) ou établies au Brésil, et de consultants, en surfacturant les coûts au passage, pendant que l’élite capitaliste paraguayenne et les dirigeants stroessnistes se partageaient la part du cadeau restante. Corrompus et corrupteurs s’engraissaient allégrement !
Les capitaux « investis » par le Brésil, à la fois créancier et débiteur, n’ont pas quitté le pays, l’ont enrichi via l’usure et ont favorisé le marché interne et le développement du Brésil, pendant que les coûts de ces opérations illicites étaient supportés pour moitié par le peuple paraguayen !
Les dettes illégitimes d’Itaipu et l’accord léonin de San Paulo
Tel qu’il est établi dans le traité d’Itaipu, le tarif de l’électricité doit être égal au coût de production de l’électricité. Or, entre 1985 et 1996, les entreprises brésiliennes Furnas et Electrosul, et dans une bien moindre mesure l’entreprise paraguayenne Ande, n’ont pas respecté ce principe, appliquant un tarif inférieur au coût réel. Au 31 décembre 1996, Itaipu a ainsi accumulé une dette illégitime de 4,2 milliards de dollars, générée à 97,5 % par les entreprises brésiliennes et à 2,5 % par Ande. Plus de 4 milliards de dollars de dettes sont donc directement imputables aux entreprises brésiliennes.
En mars 1997, lors d’une réunion à San Paulo, le Brésil, en pleine crise économique, a convaincu le président paraguayen Carlos Wasmosy (1993-1998) de reconnaître cette dette illégitime comme faisant partie du passif d’Itaipu. Cela revient pour le Paraguay à légitimer cette dette et à en assumer le paiement à hauteur de 50%, au lieu des 2,5% qui lui reviennent pour la part dont il est responsable via Ande |4|.
Des règles de commercialisation léonines
Le traité d’Itaipu répartit en parts égales la production mais prévoit que chacun des deux partenaires a le droit d’acquérir, au prix de revient, l’énergie qui ne sera pas utilisée par l’autre pour sa propre consommation interne. Conformément aux dispositions de l’article XIII |5|, le Paraguay, qui consomme environ 5% de sa part de l’énergie produite à Itaipu, se trouve d’emblée lésé : il est contraint de vendre l’excédent de près de 95% au Brésil au prix de revient, ou presque. L’accord d’exploitation de l’énergie issue du barrage de Yacyreta sur la frontière avec l’Argentine comporte des clauses quasi-similaires (il est là question de « droit préférentiel » -derecho preferente-), tout aussi préjudiciables aux intérêts du Paraguay et à la souveraineté sur ses ressources naturelles.
Ricardo Canese, ingénieur spécialiste en énergie et expert au sein de
Ces clauses de commercialisation léonines permettent au Brésil et aux entreprises brésiliennes de distribution d’énergie de s’alimenter à moindre coût et de faire d’énormes bénéfices sur l’excédent d’énergie issu du Paraguay.
Le Paraguay a donc tout à fait raison d’exiger l’annulation de la dette d’Itaipu et l’abrogation, ou au minimum la révision, du traité, pour enfin disposer librement de ses ressources énergétiques, ainsi que décider du prix et des bénéficiaires de l’excédent.
Un traité nul et des dettes odieuses
La responsabilité du Brésil et de ses entreprises est évidente et l’audit de la dette d’Itaipu, en cours, est le meilleur moyen pour établir précisément leurs rôles dans cet endettement illégitime.
Le Paraguay dispose de nombreux arguments juridiques pour démontrer la nullité du contrat. Les contrats passés entre deux Etats sont régis par
Concernant l’endettement illégitime d’Itaipu, le Paraguay peut également opposer la doctrine de la dette odieuse |8| au Brésil qui persiste par ses déclarations à vouloir donner à ce traité un semblant de légitimité constitutionnelle. En effet, la dette d’Itaipu réunit les trois critères de la dette odieuse : absence de consentement de la population (du fait de la dictature de Stroessner), absence de bénéfice pour la population (comme le traité dispose que le tarif doit être égal aux coûts de production de l’électricité et que celui-ci inclut les arriérés de paiement, la dette pèse donc lourdement sur la population à travers le tarif de l’électricité) et le fait que les créanciers (entreprises brésiliennes et Etat brésilien) ont prêté en connaissance de cause.
Par conséquent, ces contrats sont nuls et auraient légalement pu être abrogés. Les dettes odieuses qui en sont issues auraient pu être répudiées dès 1989 par les gouvernements qui ont succédé à la dictature. Or, les mêmes individus issus du parti Colorado qui ont soutenu la dictature ont par la suite été à la tête du pays jusqu’en 2008, en prenant soin de ne rien changer aux pratiques clientélistes, de corruption et de répression à l’égard du peuple paraguayen. Ils ont poursuivi, jusqu’au dernier moment, le bradage des ressources naturelles du pays pour le plus grand profit du Brésil, à travers l’acceptation de clauses qui sont entièrement défavorables à l’Etat et au peuple paraguayen, dans leur intérêt et celui des proches du pouvoir. Ceci permet de qualifier toutes les dettes d’odieuses, indépendamment de la nature du régime |9|. En effet, Sack ajoute : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État ».
On assiste ici à une relation viciée dès le départ, entre, d’un côté, les gouvernements paraguayens, dictatoriaux puis démocratiques en apparence mais non moins sourds à la volonté et aux intérêts du peuple paraguayen ; et, de l’autre, le Brésil |10| comme acteur principal du vol systématique et généralisé des ressources du Paraguay. Le Brésil a encouragé et profité du système de corruption régnant au Paraguay pour engager des relations commerciales qui lui sont entièrement favorables et concevoir un mécanisme d’endettement et d’enrichissement illicite comme créancier. L’objectif est simple : déposséder le Paraguay du contrôle sur ses ressources naturelles et ce en violation du droit international.
Renverser des relations historiquement inégales
Aujourd’hui, il est temps que le Paraguay adopte une attitude ferme à l’égard du Brésil en mettant un terme à un tel déséquilibre. C’est un enjeu majeur pour le Paraguay. Fernando Lugo prévoit de destiner les ressources financières qu’il est légitimement en droit d’obtenir de ses ressources hydroélectriques à des programmes de développement social et de relance de l’activité économique qui permettraient de surmonter l’extrême misère du pays.
Si le Brésil se refuse à réviser certaines clauses du traité en des termes favorables au Paraguay, celui-ci n’exclut pas de porter l’affaire devant des tribunaux internationaux. Cependant, la procédure peut s’avérer longue et coûteuse. Or, le climat politique et social est tendu. Le gouvernement doit répondre rapidement aux attentes des Paraguayens qui l’ont élu et financer des mesures urgentes, telle que la réforme agraire. Face à un processus de négociation qui peut s’avérer long, le Paraguay aurait tout intérêt à prendre une décision unilatérale souveraine par laquelle il invoque la violation du traité et des normes de droit international public par le Brésil comme motif pour y mettre fin ou suspendre son application en totalité ou en partie. L’acte unilatéral est un acte entièrement autorisé et reconnu en droit international, tant au sein de
Un exemple récent d’acte unilatéral souverain a été la décision prise par le gouvernement bolivien d’Evo Morales de récupérer le contrôle sur ses ressources en hydrocarbures, remises aux mains des compagnies étrangères au cours des années 1980 et 1990. Cette décision a été prise par décret présidentiel le 1er mai 2006. Le décret de nationalisation des hydrocarbures se fonde sur trois règles de droit international explicitement mentionnées : l’obligation de l’Etat bolivien de respecter les droits humains, le droit sur les ressources naturelles, le droit à l’autodétermination. C’est un exemple important car à l’instar du différend concernant Itaipu, cette décision de
Autre exemple récente, en septembre 2008, Rafael Correa a posé un acte souverain fort qui met en conflit l’Equateur et le Brésil. Il a expulsé d’Equateur l’entreprise de construction brésilienne Odebrecht, qui bénéficie du soutien systématique de l’Etat brésilien, pour inefficacité et corruption dans le cadre de construction d’une centrale hydroélectrique (la centrale San Francisco). Il a également suspendu le paiement à l’égard du Brésil du crédit qu’il a contracté pour financer le barrage.
Espérons que Paraguay saura rester ferme face au Brésil et agira en affirmant avec force sa volonté de garantir l’application de ses droits, dont celui à l’autodétermination.
Notes de bas de page:
|1| Pour une analyse du contexte dans lequel Fernando Lugo a été élu, voir Cécile Lamarque, Fernando Lugo et les enjeux paraguayens
|2| Les experts paraguayens en charge du dossier ont remis à leurs homologues brésiliens un mémorandum qui contient les revendications du Paraguay, en six points :
disposer librement de l’énergie pour commercialiser l’excédent à d’autres pays qui offrent un meilleur prix
un prix juste pour l’énergie que le Paraguay cède au Brésil
la révision du passif d’Itaipú et la diminution du taux usurier (7,5%) appliqué par Electrobrás
la cogestion pleine ou alternance pour l’administration des directions techniques et financières
la gestion commune des finances par
terminer les travaux tel qu’il est prévu dans le Traité.
|3| Dès la fin de la colonisation espagnole en 1811, l’Etat paraguayen a pratiqué le protectionnisme pour défendre son industrie nationale et son marché intérieur. Il était alors l’Etat le plus progressiste et le plus développé de la région. Au nom de la doctrine du libre marché à laquelle il se refusait, le Paraguay a été attaqué en 1865 par une coalition de ses trois voisins, le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, soutenus et stimulés par
|4| Cet article ne saurait reprendre toutes les irrégularités commises par le Brésil et qui ont mené à la situation actuelle. Pour une analyse plus complète, lire le chapitre « La deuda externa que compromete al Paraguay a traves de Itaipu Binacional y de la entidad binacional Yacyreta » (Ricardo Canse) dans Deuda externa versus Deuda social, réalisé par
|5| L’article XIII du Traité dispose que « l’énergie produite (...) sera partagée par parts égales entre les deux pays, étant entendu que chacun d’eux aura le droit d’acquérir (...) l’énergie qui n’aura pas été utilisée par l’autre pour sa propre consommation ».
|6| Raul Zibechi, “Paraguay : el fin de la dictadura colorada”, La Jornada, 25 avril 2008,
|7| L’article 53 de
|8| Selon cette doctrine formulée par Alexander Sack en 1927, « si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ».
|9| Voir Dette illégitime. L’actualité de la dette odieuse. Position du CADTM
|10| Le Brésil a été également gouverné de 1964 au milieu des années 1980 par une dictature militaire, responsable de crimes contre l’humanité.
|11| Voir Hugo Ruiz Diaz, La décision souveraine de déclarer la nullité de la dette
Source: CADTM www.cadtm.org
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