Lettre à Kirchner

10/09/2007
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Avant même le vote par le Parlement argentin de « la loi sur le terrorisme », Adolfo Pérez Esquivel avait demandé dans une lettre au Président Kirchner de bien définir ce qu’on entendait par « terroriste » car il craignait que ce terme soit appliqué aux organisations sociales comme celui de « communistes » avait été mis sur les militants politiques et les travailleurs sociaux au temps de la dictature militaire. Hélas, il avait vu juste et c’est seulement quelques mois après la promulgation de cette loi que les premiers effets pervers sont révélés publiquement avec le fichage et la surveillance illégale des militants sociaux et des organismes de défense des Droits humains.

Il rappelle que c’est à la demande et sous la pression des Etats-Unis et de l’administration Bush que ces lois antiterroristes ont été votées par la plupart des gouvernements latino-américains.

Adolfo avait envoyé cette lettre au Président le 25 juillet et, comme un mois plus tard il n’avait toujours pas reçu de réponse, il a décidé de la rendre publique.

Lettre au Président de la République Argentine


Buenos Aires, le 25 juillet 2005.

Monsieur Nestor Kirchner

Président de la Nation argentine,

Recevez un fraternel salut de Paix et de Bien.

C’est avec surprise et préoccupation que nous avons appris par la presse dans un article d’Adriana Meyer publié dans le quotidien argentin « Pagina 12 » du 21 juillet que des militants des droits de l’Homme étaient surveillés et fichés par la police et par les forces armées. Parmi les personnes citées et dénoncées, on trouve le Père Luis Farinelli, les Mères de la Place de Mai, la Ligue argentine des Droits de l’Homme, Patricio Etchegaray et moi-même, Adolfo Pérez Esquivel. Nous sommes accusés d’être en relation avec les FARC de Colombie et avec le narco-terrorisme. On peut trouver tout ceci dans la publication du texte administratif N° 104/2007.

Comme vous le savez très bien, ces politiques de surveillance des personnes à l’intérieur du pays sont interdites par trois lois nationales, car elles ne respectent pas les droits et les garanties des personnes définis par la Constitution Nationale. Malgré tout cela, elles ont toujours lieu actuellement dans la plus totale impunité et, dans ce cas concret, avec la participation de magistrats et de policiers fédéraux qui ont remis tous ces renseignements à « l’Unité de Soutien à la Recherche des Délits en Matière de Drogues » (UFRIDO) et entre les mains du Procureur Général de Mar del Plata, le Docteur Alberto Gentili.

J’attire votre attention sur le fait que ces dénonciations et ces accusations surviennent quelques mois seulement après la ratification de la Loi Antiterroriste que le pouvoir exécutif a transmise au Parlement et qui a été approuvée par les Législateurs. Cette même loi, sous prétexte de combattre le narcoterrorisme, est en fait dirigée contre les organisations populaires et les organismes de droits humains. Ces politiques de surveillance sont celles qui ont été utilisées par la dictature militaire qui a sévi dans notre pays et dans tout le continent latino-américain ; elles n’ont pas leur place dans un gouvernement démocratique. L’article 12 de cette loi autorise même « le pouvoir exécutif à partager ces informations sur les personnes avec d’autres pays, même celles qui ont été classifiées comme informations de sécurité intérieure»…

Va-t-on revenir, Monsieur le Président, aux méthodes du Plan Condor, cette internationale de la terreur inspirée et mise en place par le grand pays du Nord ?... Va-t-on appliquer à nouveau ces mêmes règles contre le terrorisme international avec des échanges de prisonniers entre pays et des tortures, comme cela s’est passé dans le continent et dans notre pays, et comme cela se passe actuellement à Guantanamo et en Irak ?... On est en train de réinstaller « l’Idéologie de la Sécurité Nationale » qui a causé tant de dommages dans le peuple argentin. Le peuple garde mémoire de tout cela et les blessures profondes n’en sont pas encore cicatrisées.

Monsieur le Président, le gouvernement que vous présidez a repris en main le drapeau des droits humains dans la construction démocratique du pays. Nous-même, nous reconnaissons et nous mettons en valeur les avancées effectuées dans la lutte contre l’impunité. Mais, dans la situation actuelle, les politiques du gouvernement doivent rester cohérentes entre le dire et le faire ; le tout doit être accompagné par des actes concrets dans la défense de la vie et de la dignité du peuple argentin car ce qui se passe actuellement porte gravement atteinte à la vie du peuple.

Il existe en fait une grande et préoccupante contradiction dans la politique des droits humains de votre gouvernement. Il cherche à appliquer la loi anti-terroriste sans avoir effectué auparavent une étude sérieuse et approfondie qui permette d’avancer concrètement tout en respectant la sécurité et la protection des citoyens et des citoyennes. De plus, il est très préoccupant que, dans cette même loi, on ne mentionne à aucun moment le « terrorisme d’Etat »qui sévit dans notre pays. Vous ne devez pas ignorer que dans bien des provinces argentines, on continue à violer systématiquement les droits humains en utilisant les tortures et des traitements cruels et inhumains. Jusqu’à quand cela va-t-il durer ?...

Nous sommes, pour certains d’entre nous, des survivants parmi les victimes du terrorisme d’Etat imposé par la dictature militaire. Aujourd’hui, nous constatons avec préoccupation que le gouvernement remet en place les mêmes politiques répressives pour pénaliser les contestations sociales en accusant des personnes et des organisations d’être en relation avec le narcoterrorisme. C’est vraiment regrettable que des organismes d’Etat continuent d’utiliser ces pratiques aberrantes qui causent tant de dommages dans le peuple et qui affectent la construction démocratique.

La Ligue Argentine des Droits de l’Homme a présenté en justice une demande qui réclame des éclaircissements sur les faits que nous vous avons signalés au début de cette lettre.

Personnellement, Monsieur le Président, je vous demande de rechercher et de sanctionner les responsables de ces actes et de nous tenir informés des dénonciations effectuées concernant ma personne et l’institution que je représente, ainsi que celles qui concernent les autres organisations frères qui défendent les droits humains. Je vous demande aussi de corriger cette loi antiterroriste et de définir clairement quels sont les vrais délits de terrorisme et de narcotrafic afin d’éviter qu’on ne puisse plus utiliser ces termes contre les organisations sociales. Je vous demande enfin d’imposer votre veto et de corriger cette loi en y incluant le terrorisme d’Etat qu’elle ignore totalement.

Toutes les actions effectuées par la Fondation Service Paix et Justice, le SERPAJ, sont publiques et connues de tous, tant dans le pays comme à l’extérieur. Nous sommes membres avec statut consultatif à l’ONU et à l’UNESCO. Depuis sa création dans les années 60, le SERPAJ travaille dans les secteurs sociaux les plus démunis du continent latino américain. Il prend en charge la résolution des conflits par des moyens non violents et la défense des droits humains dans leur intégralité, en agissant comme organisme oecuménique et solidaire.

Les organismes frères de défense des Droits Humains, accusés comme nous, présentent pourtant un témoignage vivant de la lutte pour la défense de la vie et de la dignité des personnes et du peuple. La permanence de leurs engagements s’est manifestée dans les faits à travers le temps. Les mauvaises intentions de certains et la mise en application des politiques malsaines doivent être dénoncées et sanctionnées comme il convient.

En attendant votre réponse je vous réitère mon salut de Paix et de Bien,

Adolfo Pérez Esquivel - Prix Nobel de la Paix - Président du SERPAJ

PS : C’est à la fin juillet que cette lettre a été envoyée au Président de la République argentine, Nestor Kirchner. Un mois plus tard, il n’a toujours pas répondu malgré la gravité de la situation. Il s’agit pourtant là de décisions politiques qui auront bien des répercussions dans la vie du peuple. Ceci n’est pas sans conséquences car les objectifs de certains sont clairement exprimés pour avancer dans la répression contre les secteurs sociaux. Il est en effet très préoccupant que le gouvernement, qui par ailleurs a bien avancé et obtenu des résultats probants dans sa politique concernant les droits humains, ait recours à présent à ces politiques répressives qui affectent profondément notre société.

En fait, c’est le gouvernement de Bush qui exerce toujours une pression permanente et qui a réussi à extorquer aux pays d’Amérique Latine la promulgation de ces loi anti-terroristes.

Il est nécessaire que le gouvernement argentin se souvienne de la dictature et qu’il prenne conscience que le chemin choisi actuellement est contraire à la vie du peuple, aux droits humains et à la démocratie.

Fundación Servicio PAZ Y JUSTICIA Argentina
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C107AAP Buenos Aires
Republica Argentina
Tel/Fax : 4361-5745 / 4307-5136
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