Banque mondiale : du plomb dans l’aile

04/06/2007
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Acculé, Paul Wolfowitz vient d’annoncer sa démission de la présidence de la Banque mondiale. L’affaire de népotisme et d’augmentation de salaire exorbitante de sa propre compagne n’est-elle vraiment qu’une simple « erreur » de la part de quelqu’un qui a agi « de bonne foi » ? Foutaises... Connaître Wolfowitz permet de mieux comprendre comment on en est arrivé là.

Paul Wolfowitz est un pur produit de l’appareil d’État des États-Unis. Très tôt, il aborde les questions de stratégie militaire. En 1969, il travaille pour une commission du Congrès et parvient à convaincre le Sénat de la nécessité de doter les États-Unis d’un parapluie anti-missile face aux Soviétiques [1] . Sa réflexion stratégique comporte un fil rouge : identifier des adversaires (URSS, Chine, Irak...) et démontrer qu’ils sont plus dangereux que ce que l’on imagine, afin de justifier un effort supplémentaire de défense (augmentation du budget, fabrication de nouvelles armes, déploiement massif de troupes) allant jusqu’au déclenchement de guerres préventives. On connaît la suite...

Le parcours de Wolfowitz passe ensuite par l’Asie. De 1983 à 1986, il dirige le secteur Asie de l’Est et Pacifique du département d’État sous Ronald Reagan, avant de devenir ambassadeur en Indonésie entre 1986 et 1989. Pendant cette période, il soutient activement plusieurs régimes dictatoriaux : Ferdinand Marcos aux Philippines, Chun Doo Hwan en Corée du Sud, Suharto en Indonésie... Suite à la mobilisation populaire qui chasse Marcos en 1986, Wolfowitz organise la fuite du dictateur qui trouve refuge à Hawaï, 50e Etat des Etats-Unis... Alors que les États-Unis ont soutenu la dictature de Suharto pendant plus de 30 ans, Paul Wolfowitz ose déclarer en mai 1997 : « Tout jugement équilibré concernant la situation de l’Indonésie aujourd’hui, y compris le sujet très important et sensible des droits humains, doit prendre en compte les progrès importants déjà accomplis par l’Indonésie et il convient de reconnaître que beaucoup de ces progrès sont à mettre au compte du leadership à la fois fort et remarquable du président Suharto » [2]. Un an plus tard, le vieux dictateur lâché par Washington doit renoncer au pouvoir dans un contexte de grandes mobilisations populaires.

Devenu sous-secrétaire d’État à la Défense et l’un des principaux architectes de l’invasion militaire de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003, Wolfowitz est nommé en mars 2005 par le président George W. Bush à la présidence de la Banque mondiale, qu’il va donc quitter le 30 juin prochain. Mais Paul Wolfowitz n’est pas pour autant le vilain directeur d’une institution généreuse et immaculée. Il est grand temps d’arracher le voile sur l’action de la Banque mondiale depuis 60 ans, notamment sur les points suivants :

- pendant la guerre froide, la Banque mondiale a utilisé l’endettement dans un but géopolitique et systématiquement soutenu les alliés du bloc occidental, notamment des régimes dictatoriaux (Pinochet au Chili, Mobutu au Zaïre, Suharto en Indonésie, Videla en Argentine, apartheid en Afrique du Sud...) qui ont violé les droits humains et détourné des sommes considérables, et elle continue de soutenir des régimes de même nature (Déby au Tchad, Sassou Nguesso au Congo, Biya au Cameroun, Musharraf au Pakistan, la dictature à Pékin...) ;

- au virage des années 1960, la Banque mondiale a transféré à plusieurs pays africains nouvellement indépendants (Mauritanie, Gabon, Congo-Kinshasa, Nigeria, Kenya...) les dettes contractées par leur ancienne métropole pour les coloniser, en totale contradiction avec le droit international ;

- une très grande quantité des prêts octroyés par la Banque mondiale a servi à mener des politiques qui ont provoqué des dégâts sociaux et environnementaux considérables, dans le but de faciliter l’accès à moindre coût aux richesses naturelles du Sud ;

- après la crise de la dette de 1982, la Banque mondiale a soutenu les politiques d’ajustement structurel, alliant forte réduction des budgets sociaux, suppression des subventions aux produits de base, privatisations massives, fiscalité qui aggrave les inégalités, libéralisation forcenée de l’économie et mise en concurrence déloyale des producteurs locaux avec les grandes multinationales, ce qui va dans le sens d’une colonisation économique ;

- la Banque mondiale a mené une politique qui reproduit la pauvreté au lieu de la combattre, et les pays qui ont appliqué à la lettre ses prétendus « remèdes » se sont enfoncés dans la misère ; en Afrique, le nombre de personnes devant survivre avec moins de 1$ par jour a doublé depuis 1981, plus de 200 millions de personnes souffrent de la faim et pour 20 pays africains, l’espérance de vie est passée sous la barre des 45 ans ;

- malgré les annonces tonitruantes, le problème de la dette reste entier car les remises de dette de la part de la Banque mondiale sont réservées à un petit nombre de pays sélectionnés pour leur docilité économique et dissimulent en contrepartie des réformes économiques draconiennes, dans la droite ligne de l’ajustement structurel.

Le passif de la Banque mondiale est bien trop lourd pour que l’on puisse se contenter de la démission de Paul Wolfowitz. En fait, la Banque mondiale est dotée d’un grave vice de forme : elle sert les intérêts géostratégiques des Etats-Unis, de leurs grandes entreprises et de leurs alliés, indifférente au sort des populations pauvres du tiers-monde. Dès lors, une seule issue devient envisageable : l’abolition de la Banque mondiale et son remplacement dans le cadre d’une nouvelle architecture institutionnelle internationale.

La Banque mondiale tangue dangereusement et cette grave crise pourrait la faire couler définitivement, d’autant qu’elle subit dans le même temps les assauts de plusieurs gouvernements d’Amérique latine. Le Venezuela a annoncé le 30 avril dernier qu’il quitte le FMI et la Banque mondiale. La Bolivie et le Nicaragua s’apprêtent à quitter le Centre international de règlements des différends relatifs aux investissements (CIRDI [3]), l’une des branches de la Banque mondiale. L’Equateur a expulsé le représentant permanent de la Banque mondiale. Six pays latino-américains [4] sont en train de jeter les bases d’une Banque du Sud aux choix radicalement différents. Différents experts, dont plusieurs membres du CADTM, ont pris part à ces discussions qui visent une vraie modification du rapport de forces mondial, sur les décombres d’une Banque mondiale moribonde...

Notes:

[1] Voir l’histoire détaillée de la Banque mondiale et de Paul Wolfowitz dans Eric Toussaint, Banque mondiale, le coup d’Etat permanent, CADTM/Syllepse, 2006.

[2] Tim Shorrock, “Paul Wolfowitz, Reagan’s Man in Indonesia, Is Back at the Pentagon”, in Foreign Policy in Focus, février 2001, p3.

[3] CIRDI : sorte de tribunal au sein de la Banque mondiale où une entreprise privée peut attaquer un Etat si elle s’estimé lésée par une décision, même prise démocratiquement par un gouvernement soucieux des conditions de vie de son peuple.

[4] Argentine, Bolivie, Brésil, Equateur, Paraguay, Venezuela.

Source: Comité pour l\'annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM)

http://www.cadtm.org
https://www.alainet.org/fr/articulo/121388
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