Le gouvernement Lula navigue entre deux eaux
03/10/2004
- Opinión
Si la croissance économique était la meilleure façon d'évaluer
la justesse des choix d'un gouvernement, alors ceux de Luiz
Inacio Lula Da Silva devrait être qualifiés comme une
réussite. En effet, en 2004, le produit intérieur brut
connaîtra une croissance de 4% contrastant ainsi fortement
avec le quasi-sur place de l'année dernière - première année
de la législature du Parti des travailleurs (PT) - où elle
n'était que de 0,2%. Les chiffres du premier semestre 2004
confirment la tendance qui commença à la fin de l'année
dernière : d'après les porte-parole officiels, il s'agirait
d'un véritable décollage de l'économie car les conditions pour
une croissance soutenue et durable seraient entièrement
réunies. Un vent d'euphorie souffle ainsi dans le gouvernement
puisque que cette amélioration économique viendrait confirmer
l'orientation polémique prise par le Parti des travailleurs
(PT) au pouvoir.
Malgré cela, le 7 septembre, jour de la Patrie au Brésil, près
de deux millions de personnes sont sorties dans les rues, à
l'appel de la campagne « le Cri des Exclus », afin de
protester contre la politique économique actuelle, d'exiger un
référendum sur la dette extérieure et pour demander
l'accélération de la réforme agraire. Cette dixième édition du
« Cri des Exclus » - une mobilisation annuelle qui rassemble
depuis ses débuts pratiquement tous les mouvements sociaux du
pays, de l'Eglise catholique jusqu'aux « sans terre » (MST) -
s'est déroulée de manière simultanée dans 1.800 localités.
Dans le rassemblement principal, à Aparecida do Campo dans
l'Etat de Sao Paulo, près de 90.000 personnes se sont
mobilisées, d'après Brazil de Fato, un hebdomadaire lié au
Mouvement des paysans sans terre (MST).
Economie et élections
Pendant plus d'une année, le gouvernement Lula - et plus
particulièrement son ministre de l'Economie, Antonio Palocci -
a affirmé que les sacrifices exigés du fait de la continuation
du modèle néolibéral de l'ex-président Fernando Henrique
Cardoso étaient le prix à payer afin que l'économie décolle de
manière définitive. Le gouvernement a opté pour une politique
qui repose sur un superavit fiscal primaire [1] (y compris
supérieur à celui fixé par le Fonds monétaire international -
FMI), une réduction importante des dépenses publiques et un
taux d'intérêt très élevé dans le but de freiner tout dérapage
de l'inflation. Pour un pays dont la dette représente 55% du
produit intérieur brut (PIB), il s'agissait, selon les porte-
parole officiels, de « mettre de l'ordre dans la maison » afin
de réduire la vulnérabilité externe du pays et de prendre les
rennes de l'économie et de l'Etat.
Les principales critiques sont venues tant de la gauche et des
mouvements sociaux que des grands industriels, car ils
estiment qu'un superavit fiscal et des taux d'intérêt élevés
ont des effets récessifs et provoquent non seulement un
ralentissement de l'activité économique interne mais également
une progression du chômage. Le gouvernement a répondu à ces
critiques en affirmant que les effets nocifs du superavit
fiscal sont compensés par l'importante augmentation des
exportations et que le taux d'intérêt irait à la baisse
parallèlement à celui de l'inflation, comme ce fut le cas tout
au long de l'année 2003.
Cependant, l'augmentation notable des exportations - celles du
secteur agro-industriel à lui seul ont connu une croissance de
44% depuis un an - ne bénéficient pas à l'immense majorité des
Brésiliens mais plutôt à un petit secteur hyper-concentré et
très technologique qui génère ainsi peu d'emplois mais
d'énormes profits pour les multinationales qui régentent ce
commerce. Mais c'est l'évolution de l'industrie qui met bien
en évidence quel est le type de croissance qui est en train de
se développer au Brésil. Au cours des six premiers mois de
2004, l'industrie des biens durables a connu une croissance de
28,2% au-dessus de son niveau de 2002 tandis que celle des
biens non-durables a connu une baisse de 0,8%. Les industries
qui travaillent pour le marché intérieur, et en particulier
pour les secteurs populaires, sont celles qui ont connu les
pires chiffres : les productions de boissons, vêtements et
chaussures ont baissé de plus de 7% au cours des six premiers
mois de cette année.
Carlos de Assis, éditeur de Desemprego Zero, souligne que
« seuls les produits principalement consommés par les riches
et pour l'exportation ont connu une croissance ». Ce qui fait
que « la récupération industrielle, si elle existe, répond
surtout aux besoins des riches » [2]. Pour les salariés, la
progression relative de l'économie n'atteint pas les résultats
espérés : au cours du premier semestre 2004, un million
d'emplois ont été créés dans le secteur formel, mais 54%
d'entre eux perçoivent à peine l'équivalent d'un salaire
minimum et demi (130 dollars).
Pour assombrir encore plus ce tableau, au début de septembre,
la Banque centrale - dont un éminent représentant de la haute
finance a été placé à sa tête par le gouvernement Lula -, a
augmenté les taux d'intérêt (de 16 à 16,25%) afin d'émettre le
« signal » qu'elle ne tolérera pas la moindre augmentation de
l'inflation. Il s'agit là d'une bien mauvaise nouvelle pour
ceux qui aspirent à ce que la croissance économique pourrait
se redéployer vers la réactivation du marché intérieur. Il
semble au contraire que la croissance sera toujours orientée
en faveur des classes aisées et de l'exportation et que les
taux d'intérêt continueront à augmenter, ce qui empêchera
toute réduction du chômage et toute amélioration du niveau de
vie des plus pauvres.
Cependant, cette fragile réactivation économique place malgré
tout le gouvernement dans de bonnes conditions pour affronter
les prochaines élections pour les municipalités et les Etats
(dont le premier tour s'est tenu le 3 octobre). Des élections
au cours desquelles le PT et ses alliés espèrent augmenter le
nombre des municipalités en leur pouvoir. Les quelques nuées
qui étaient apparues au début de cette année - désenchantement
de la population face aux mauvais résultats économiques
ajoutés aux scandales de corruption qui ont touché le plus
proche collaborateur de Lula, José Dirceu - semblent se
dissiper. Mais les élections municipales peuvent tout de même
révéler quelques revers significatifs pour les partis
gouvernementaux, surtout dans la ville de Sao Paulo, la plus
importante du pays, où les résultats électoraux sont un
baromètre et ont une valeur symbolique pour tout le pays. Dans
cette ville, l'actuelle maire Marta Suplicy (PT) devra
disputer son poste au second tour avec José Serra. Ex-candidat
à la présidentielle du PSDB (le parti social-démocrate de
l'ex-président Cardoso) Serra avait été battu par Lula il y a
deux ans, mais il semble avoir de meilleures chances
d'arracher au PT la plus grande ville du pays.
Dans une autre ville emblématique, Porto Alegre, le candidat
du PT (Raul Pont, membre de la IVe Internationale - troskiste)
jouit d'une avance confortable sur ses rivaux, même s'il devra
aller au second tour. Dans tous les cas, les élections du 3
octobre vont ouvrir une nouvelle période politique : « La
question de la réélection présidentielle commencera à être
ouvertement abordée pour le gouvernement et elle sera l'objet
de manœuvres de la part de la droite », souligne le philosophe
Emir Sader [3].
Le retour des mouvements sociaux ?
A en juger par la mobilisation massive organisée par le « Cri
des Exclus », il est tout à fait possible que le mouvement
social entame un processus de réactivation. En 1995, lors de
sa première édition, des manifestations avaient eu lieu dans
170 villes. Dix ans plus tard, ce nombre a été multiplié par
dix. Pour le MST, le principal animateur de la mobilisation
sociale, l'unique façon de débloquer et clarifier la situation
actuelle (« le gouvernement est mi-populaire et mi-bourgeois »
a déclaré un important dirigeant) est de promouvoir une
« renaissance du mouvement de masses, capable de modifier
profondément les rapports de forces dans la société et de
garantir que le gouvernement entame des changements effectifs
dans la politique économique actuelle » [4]. Cette conviction
a amené les sans terre à mettre sur pied, ensemble avec
d'autres mouvements sociaux ruraux et urbains, la Coordination
des mouvements sociaux (CMS) afin d'articuler des luttes
communes. Outre le MST, la Centrale unique des travailleurs
(CUT), l'Union nationale des étudiants, les églises, la Via
Campesina, le « Cri des Exclus » et des groupes urbains connus
sous le nom des « sans toit » participent également à cette
coordination.
Une telle volonté est compréhensible. Lula s'était engagé à
donner des terres à 400.000 familles en quatre ans. Mais
jusqu'à maintenant, selon le MST, la distribution de terres
n'a concerné que 28.700 familles, ce qui ne s'approche que de
très loin de la moitié de l'objectif fixé. En 2003, le
gouvernement a payé 50 milliards de dollars pour les intérêts
de la dette, soit cinq fois plus que le budget consacré à la
santé, huit fois plus que celui de l'éducation et 140 fois
plus que les dépenses pour la réforme agraire. Le « Plan Faim
Zero », le programme le plus important de lutte contre la faim
et l'exclusion sociale, bénéficie actuellement à un peu plus
de 3 millions de Brésiliens sur un objectif total de 54
millions. Alors que les plans sociaux progressent à pas de
tortue, le secteur financier continue à amasser des fortunes
colossales : au cours des six premiers mois de l'année, les
profits du secteur financier ont connu une croissance de 14,7%
par rapport à 2003, et cela malgré la baisse du taux
d'intérêt [5]. Par contre, le chômage et le sous-emploi
touchent désormais 25% de la population active.
Le tournant qu'ont pris les mouvements sociaux provient pour
une bonne partie du mot d'ordre du « Cri des Exclus » de cette
année ; « Brésil : le vrai changement, c'est le peuple qui le
fera ». Ari Alberti, membre de la Coordination nationale du
« Cri des Exclus » explique que ce tournant consiste à ne plus
attendre les changements d'en haut. « Le gouvernement a
démontré depuis près de deux années que même s'il avait de la
bonne volonté, il ne parviendra pas à changer cette réalité.
La pression de ceux d'en haut est très forte, qu'elle soit
interne ou externe. Si le peuple organisé ne fait pas pression
par en bas afin que les choses changent, rien ne va se passer.
L'espérance se dilue et devient frustration. Il est nécessaire
d'organiser l'espérance, de la politiser, afin qu'elle
devienne mouvement. Telle est l'appel du Cri des Exclus » [6].
Le jour après
De nombreux dirigeants et militants sociaux espèrent qu'après
les élections « le gouvernement sera moins sous pression et
plus disposé à discuter des besoins des mouvements sociaux »,
comme le soutient Brazil de Fato le 9 septembre. C'est
possible. Mais ce qui est réellement en train de changer,
c'est la compréhension qu'ont de vastes secteurs populaires
qu'il est nécessaire de faire quelque chose et de la faire
maintenant. Pour Joao Stédile, dirigeant du MST, « le peuple
est plus conscient et confiant » en ses propres forces. Une
analyse qui est corroborée par la CMS en affirmant que « le
peuple est en train de percevoir qu'il est le protagoniste des
changements ». Ce ne sont plus des intellectuels isolés ou des
secteurs de la gauche radicale qui affrontent le gouvernement,
mais bien des mouvements sociaux solides ayant de grandes
capacités de mobilisation - comme les sans terres. Même
l'Eglise catholique, par la bouche de nombreux évêques,
réclame aujourd'hui un changement de cap radical.
Dans les sommets de l'Etat cependant, on relève un paradoxe
surprenant. Le gouvernement Lula - qui jouit d'un taux
d'opinions favorables élevé et compte sur une base sociale
aussi ample qu'hétérogène - pourrait être moins solide qu'il
n'y paraît. Face à une remontée des mobilisations sociales, il
dispose en effet de peu de marges pour ne pas céder et changer
d'orientation politique. Une fragilité reconnue y compris par
l'actuel secrétaire du PT, Silvio Pereira. Dans un entretien
publié par le journal Valor Economico, Pereira a soutenu que
le PT n'est même pas en condition pour faire face à une
défaite électorale dans la ville de Sao Paulo. « Il n'y a
aucune victoire dans le reste du pays qui puisse compenser une
déroute électorale dans cette ville. Cela amènerait une
profonde discussion dans le PT et dans le gouvernement qui
pourrait déboucher sur des changements importants dans le
composition de ce dernier ou sur des ruptures encore plus
grandes au sein du PT. Le scénario d'une défaite est sérieux
et il pourrait mettre en danger (l'élection présidentielle de)
2006 et tout le projet politique et historique du PT. Il ne
s'agirait pas d'une simple défaite électorale. Perdre Sao
Paulo serait la déroute de toute une histoire » [7].
La vision du secrétaire général sonne un peu trop fort. Même
en admettant qu'il veuille ainsi mobiliser son électorat, elle
révèle malgré tout la fragilité du gouvernement Lula.
Cependant, ce serait une erreur de prétendre que ce
gouvernement serait fragilisé pour de toutes autres raisons
que les choix économiques et politiques qu'il a assumés.
Pereira lui-même, en voulant insister sur le caractère
« d'unité nationale » de ce gouvernement, a mis le doigt sur
sa principale faiblesse : « Le secteur financier est dedans.
Les secteurs industriels et exportateurs également. Les partis
de gauche et de droite sont dedans ». En menant tellement loin
le jeu des alliances politiques et sociales, le PT est,
inévitablement, sur la corde raide. Au moindre faux pas, c'est
la chute sans retour.
Cette situation d'équilibre délicat, qui n'a été perçu jusqu'à
présent que par les élites, commence à être bien comprise par
les militants sociaux. Pendant la mobilisation du « Cri des
Exclus », le coordinateur de la Centrale des Mouvement
populaires a montré que les gens étaient en train de perdre la
crainte de se mobiliser contre « leur » gouvernement. « L'idée
est de faire en sorte que le peuple soit plus « nerveux » que
le marché financier. Peut-être qu'ainsi, le gouvernement se
préoccupera des priorités des Brésiliens avant de calmer le
FMI et la Banque mondiale ».
NOTES:
[1] Superavit : ce qui reste de la récolte fiscale, pour le
paiement de la dette publique. (ndlr)
[2] « O que esta por tras do cerscimiento industrial », in
www.desempregozero.org.br/editoriais.
[3] Emir Sader, « A direita e o governo Lula », in www.lpp-
uerj.net/outrobrasil.
[4] Joao Pedro Stedile, « El MST y las disputas por las
alternatives en Brasil », in OSAL n°13, Buenos Aires, janvier-
avril 2004.
[5] Folha do Sao Paulo, 11 septembre 2004
[6] Informativo MST, 8 septembre 2004 dans www.mst.org.br.
[7] Valor Economico, 3 mai 2004
Traduction : Ataulfo Riera, pour RISAL (http://risal.collectifs.net).
https://www.alainet.org/fr/active/7028
Del mismo autor
- Narco-estados contra la libertad 19/07/2018
- Juegos Olímpicos: La irresistible militarización del deporte 19/08/2016
- La minería es un mal negocio 02/12/2015
- Catalunya hacia la independencia 02/10/2015
- Humanitarian crisis: Solidarity below, business above 16/09/2015
- Crisis humanitaria: Solidaridad abajo, negocios arriba 11/09/2015
- Brazil-US Accords: Back to the Backyard? 04/09/2015
- Los recientes acuerdos Brasil-Estados Unidos ¿El retorno del patio trasero? 30/07/2015
- Las repercusiones del “acuerdo” entre Grecia y la troika 17/07/2015
- China reorganizes Latin America’s economic map 09/07/2015