Gouvernance occulte, gouvernance inculte, gouvernance superficielle (2e partie)
05/06/2014
- Opinión
Dans la palette de l’engeance duvaliériste qu’il a dressée avec les détails les plus croustillants, Jean Florival fait des révélations qui ajoutent à la sorcellerie d’autres éléments ésotériques permettant de comprendre comment les ordures naissent, croissent et s’enrichissent dans notre société. Dans son entendement :
« …. Duvalier ne croit guère aux vertus bidon du wanga pratiqué outrageusement dans tous les compartiments sociopolitiques du pays, incluant même depuis quelque temps le secteur clérical. Toutefois, il se sert habilement des manbos et des houngans connus pour espionner des collaborateurs et autres citoyens naïfs recourant aux services de ces charlatans.
Tout comme Duvalier, Delva serait, révèle la même source à Gérard Daumec, un adepte de l’ésotérisme. À l’instar de Dodo Nassa, aventurier haïtiano-dominicain du Cap-Haitien, dont le CV comporte moult pérégrinations pénitentiaires, et du major Garnier, celui-ci ayant son bureau au Palais national, presque à portée de voix du président. Ces deux coreligionnaires sont comblés de faveurs par le prince qui les considère comme des collaborateurs privilégiés [1]. »
De son côté, l’homme du sérail Rony Gilot ne fait pas dans la rumeur en nous dévoilant avec une particulière saveur un Roger Lafontant engagé dans les dérives souterraines de l’occulte. Parlant des faiblesses de son ex-ami Roger, le docteur Gilot écrit :
« L’auteur de ces lignes, un collaborateur dont il ne s’est jamais départi, sauf sur sa dernière ligne droite vers le coup d’État, la prison et la mort, a vécu d’immenses difficulté à ce sujet. Par exemple, Roger a pendant longtemps évité de serrer la main à l’ami parce que son entourage de flatteurs lui avait fait croire que le confrère avait « monté » sa main pour l’évincer ; chaque fois que celui-ci lui tendait la paume, Roger saisissait son avant-bras à la manière du salut romain. Une autre faiblesse de Roger Lafontant lui vient de ses croyances et pratiques mystiques. Il fréquente et consulte hougans et manbos en toutes occasions, même pour les contrariétés quotidiennes les plus banales. Devant chaque difficulté, au réveil de chaque sommeil troublé par un songe énigmatique ou cauchemardesque, en présence de chaque projet tortueux et difficile à réaliser, il court chercher dans les délires de l’occulte ce que la réalité ni le sens commun ne pouvaient lui octroyer. Et il obéissait pieusement aux injonctions et recommandations les plus farfelues de ses consultants mystiques. Comme de se baigner avec du lait, du champagne ou du pipi de femme enceinte pour s’attirer la fortune politique, comme de boire du sang de chien sucré pour affiner son flair politique, comme de manger pendant qu’il défèque pour que le poison avalé fasse le trajet rapide de l’oesophage à l’anus sans dévorer ses tripes, etc [2]. »
L’attraction de l’occulte pour la classe de pouvoir d’État
Cette pensée magique qui refait surface tout le long de notre histoire de peuple sous différents masques est l’un des grands obstacles au développement d’Haïti. Le mal et l’agressivité deviennent consubstantiels dans un monde où la désorganisation sociale est dans les têtes avant d’être dans les faits. Dans toutes les classes sociales et à tous les niveaux. Ce que Max Weber nomme la « psychologie des parias » [3], dans le bon sens du terme. Ainsi s’explique l’éthique et le comportement de Roger Lafontant à la recherche d’une sécurité psychologique.
« Dès qu’il sent baisser son influence, pâlir son étoile ou décroître la sympathie du chef, il se hâte d’aller au hounfor « réchauffer » sa chance et son emprise : loques, grattage d’annikone (corne de la licorne légendaire), bains de feuilles macérées en rogatoire, friction au mache kore m ; rale l vini, enfumages régénérateurs, prières cabalistiques, manje lwa, table Erzulie Fréda ou Dantor, tout y passe... On ne sache pas qu’il fût marié à des déesses vaudou, ou aux femmes d’Egypte (il ne portait pas d’alliances plein les doigts), mais il pratiquait tous ces cultes dans un syncrétisme indifférencié et avec une ferveur équivalente, et sans aucune inhibition d’homme de science. On raconte qu’un jour, il affronta la colère de son épouse Joujou quand, lui, le médecin, fit venir chez eux un rebouteux pour traiter sa fille malade, pour pratiquer un exorcisme, parce que son entourage d’initiés ou de pratiquants lui avait fait croire que, faute de pouvoir atteindre le père, des ennemis avaient jeté un mauvais sort à sa fille : ils avaient « envoyé un zombi sur elle [4]. »
La structure psychique de l’Haïtien moyen, laquelle est formée avant six ans, baigne dans cet univers de magie et de mystifications tapi dans son inconscient et qu’il écoute, sans le savoir, toute sa vie. Ce moteur puissant produisant des loups-garous à la chaîne meuble l’imaginaire de toutes sortes d’images béotiennes exploitées par les politiciens de sac et de corde. À partir d’une approche foucaldienne, l’anthropologue canadienne Johanne Tremblay explique :
« Les loup-garous sont bien réels en Haïti comme le sont le bizango qui se transforme en oiseau ou en bouc pour voler ou courir sur les limites de la plaine ou en bordure des routes, comme ce zobop qui se rend invisible ou se déplace si rapidement d’un point à l’autre qu’on ne le voit pas venir. Elles sont bien réelles ces bandes d’hommes et de femmes qui se transforment la nuit en animal ou en molécules et cherchent à manger de l’humain. Elles sont bien réelles ces hordes d’humains qui se métamorphosent et se multiplient dans cet espace social en état de contagion, de belligérance et de lente catastrophe [5]. »
Ces fantasmes exploités par Duvalier et sa bande de malfaiteurs ont laissé croire que ce sont les maléfices du dictateur qui lui ont permis de se défaire de Juan Bosch et de John F. Kennedy, ses deux plus grands adversaires, respectivement le 25 septembre 1963 et le 22 novembre 1963. On se rappelle qu’en 1963, après l’attaque des rebelles en provenance de la République Dominicaine, il se fit amener la tête du capitaine Blücher Philogène dans un sceau à glace qu’il mit sur une table au Palais national pour faire ses incantations. Un de ses bòkò favoris lui avait recommandé de donner la vie de son fils Jean-Claude Duvalier pour ne pas mourir en 1971 et ainsi rester plus longtemps au pouvoir. Mais cette fois, il fit marche arrière devant cette demande du diable ! Dans cet univers articulant pratiques médiévales et modernités, la rationalité triomphe parfois. Comme ce fut le cas avec la renaissance contre « la vision animiste de l’univers, alors partagée et vécue et par les hommes les plus cultivés et par les populations les plus archaïques d’Europe [6]. »
Après tous les crimes commis par François Duvalier, le Vatican qui en connaît d’autres, ne s’est pas fait prier en 1966 pour mettre fin à la prédominance du clergé breton. Le dictateur sanguinaire haïtien travestit et pervertit une revendication réelle du peuple haïtien pour obtenir du Vatican le droit de nommer les autorités hiérarchiques de l’église catholique haïtienne, c’est-à-dire archevêques, évêques, et évêques auxiliaires. Suivez mon regard ! Le pragmatisme des forces réactionnaires est toujours la réponse à la menace d’un renversement de l’ordre ancien. On comprend donc que la descente aux enfers continue avec un groupe de jeunes fascistes instrumentalisant l’Église pour se refaire une virginité. Quand les rapports de l’Église et de l’État atteignent ces sommets de collaboration et d’iniquité, l’histoire indique que l’inquisition n’est pas loin.
En prévision de la Conférence organisée par C3 ÉDITIONS le 18 juin 2014 sur « Gouvernance et développement économique », Leslie Péan publie une série de quatre articles)
(à suivre)
………….
- Leslie Péan est économiste, écrivain
[1] Jean Florival, La face cachée de Papa Doc, Mémoire d’Encrier, Montréal, 2007, p. 240.
[2] Rony Gilot, Au gré de la mémoire, « Roger Lafontant ou la destinée tragique d’un fauve politique », Fondation JBE, 2013, p. 29.
[3] Max Weber, Ancient Judaism, Simon and Schuster, 2010, p. 51. Une excellente version française est : Max Weber, Le judaïsme antique, traduction de l’allemand par Isabelle Kalinowski avec la collaboration de Camille Joseph et Benjamin Lévy, Paris, Éditions Flammarion, 2010.
[4] Rony Gilot, Au gré de la mémoire, « Roger Lafontant ou la destinée tragique, op. cit. p. 29.
[5] Johanne Tremblay, Mères, pouvoir et santé en Haïti, Paris, Karthala, 1995, p. 195.
[6] Jean Delumeau, La peur en Occident, op. cit., p. 104.
Source: AlterPresse, 5 juin 2014
https://www.alainet.org/es/node/86160?language=es
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