Haïti : le capitalisme des paramilitaires

20/03/2017
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Cet article examine l’évolution et la flexibilisation des forces paramilitaires en Haïti, ainsi que les stratégies hégémoniques des élites transnationales. Dans ce contexte, la « flexibilisation » désigne la façon dont les opérations ou les composantes d’un processus sont modifiées pour répondre aux besoins d’une forme plus avancée de reproduction sociale et matérielle qui augmente ou diminue, et qui se redéploie et se réaffecte plus facilement. Je prête ici une attention particulière à la phase la plus récente du paramilitarisme en Haïti moderne, par rapport à la restructuration politique et économique d’Haïti à l’ère de la globalisation [1]. Tout au long de l’histoire du capitalism mondial, les groupes dominants ont développé des moyens d’atteindre l’hégémonie pour maintenir et projeter leur domination de classe. À l’ère du capitalisme global, une grande variété de moyens recyclés, modifiés et nouveaux pour atteindre l'hégémonie a émergé, y compris dans le bassin des Caraïbes.  

 

La question qui se pose ici est celle des enjeux de cette nouvelle ère du capitalisme global du point de vue du paramilitarisme, en particulier dans le cas d’Haïti. Est-il vrai, comme je tâcherai de le montrer, que le paramilitarisme n’a pas disparu à l’ère de la globalisation, mais a été modifié et fait partie des stratégies changeantes des élites (et surtout des élites transnationales) ?

 

La globalisation capitaliste entraîne des changements structurels dans l’économie politique des Caraïbes (Watson, Eds., 2015). Par conséquent, il se produit des conflits et des réarrangements entre les nombreux groupes sociaux et classes sociales qui sont actifs dans la région. Comme l’ont montré les économistes politiques, les compagnies transnationales (CTN) se sont mises à opérer au-delà des frontières de manière fonctionnelle au cours des dernières décennies (Dicken, 2011). Des relations de classe transnationales se sont formées avec la montée des compagnies transnationales et de la globalisation capitaliste (Carroll, 2010 ; Harris, 2006, 2016  Liodakis, 2010 ; Robinson, 2004, 2014 ; Sklair, 2001) [2]. Les propriétaires et les principaux investisseurs dans les compagnies transnationales, en particulier, ont été décrits comme une classe capitaliste transnationale (CCT) (Sklair, 2000 ; Robinson, 2004 ; Harris, 2016), avec de nombreuses fractions différentes constituant cette nouvelle classe sociale.

 

Les classes sociales sont des relations générées et reproduites à travers les processus productifs et la vie économique d’un type de société. À l’ère du capitalisme global (les dernières décennies du 20e siècle et le début du 21e siècle), nous voyons la formation de nouvelles relations de classe changeantes, avec la CCT qui se positionne en classe dominante. Certaines études récentes ont commencé à examiner le rôle de la CCT dans les Caraïbes. Watson (Eds., 2015) suggère que les États-Unis et d’autres grandes puissances ont poursuivi des politiques favorables au capital transnational et à l’émergence de groupes locaux de CCT dans les Caraïbes. Sprague-Silgado examine le rôle que jouent les agents de la CCT dans les Caraïbes dans la facilitation de l’intégration de cette région dans de nouveaux circuits d’accumulation globalisés, notamment en ce qui concerne les flux miniers, migratoires et de transferts de fonds, la transformation des exportations et le tourisme (Sprague-Silgado, 2018 ; Sprague, 2015a, 2015b; Sprague-Silgado, 2017).

 

Cependant, pour assurer ses intérêts, la CCT a besoin d’un projet politique. Ce nouveau projet politique est constitué par ce que Robinson (2004 ; 2015) et d’autres (Harris, 2006; Liodakis, 2010) décrivent comme les appareils d’un État transnationalémergent. Grâce à un réseau d’institutions étatiques nationales et supranationales interpénétrées par des élites transnationales, de nombreux législateurs du monde entier défendent les intérêts du capital transnational. Ces élites vont des responsables qui opèrent à travers de puissantes institutions étatiques, aux décideurs des institutions financières internationales et d’organisations et organes supranationaux. Comment la montée de la globalisation capitaliste a-t-elle influencé les méthodes pour atteindre l’hégémonie (par exemple, le rôle de l’appareil paramilitaire) ?

 

Par le terme d’« hégémonie », nous nous référons ici à l’idée gramscienne classique selon laquelle, dans différentes époques et sociétés, un bloc historique s’est formé, une alliance de différentes forces de classe organisées politiquement autour d’un ensemble d’idées dominantes qui fournissent de la cohérence et une direction planifiée. De plus, ce « bloc historique » opère sous une classe sociale dominante qui a établi son leadership intellectuel et moral (Gramsci, 1971 : 215). Ce bloc historique établit sa domination sur la société, non seulement par la répression (à travers les tribunaux, la police et l’armée), mais aussi par le consentement (à travers la culture et l’idéologie) dans la superstructure sociale. La superstructure sociale englobe toute la société civile, la religion, la culture, la politique, l’éducation et l’art. Selon l’équilibre changeant des forces, la classe dominante (et son bloc historique) dépend fortement de la contrainte ; tandis qu’à d’autres moments historiques, elle repose également sur le consentement. Gramsci observa (il écrivit au début du 20e siècle) que les groupes dominants dans les états-nations capitalistes (en particulier dans « l’ouest », par opposition à « l’est », c’est-à-dire la Russie, où la société civile était beaucoup moins enracinée et articulée) reposaient de plus en plus sur un ensemble de moyens pour parvenir au consentement hégémonique, mais restent toujours « protégés par l’armure de la contrainte » (Gramsci, 1971 : 263).

 

Comme l’a noté Gramsci, la contrainte hégémonique obtenue par l’usage de la force est toujours présente, par le biais des mécanismes juridiques, de la police et des appareils militaires ou paramilitaires. L’utilisation de la force influe directement sur la situation matérielle objective, à travers différents types d’application physique et juridique, car elle réprime de façon corporelle ceux qui vont à l’encontre des normes idéologiques, économiques, culturelles et politiques établies, en particulier les groupes sociaux/subalternes non conformistes, ceux qui cherchent à transformer le système. Ici, l’État joue un rôle décisif par son monopole sur la violence légitime, tout comme le système de classe avec les ressources que les groupes dominants peuvent apporter. Nous en voyons de nombreux exemples non seulement dans les pays « métropolitains », mais aussi dans le « monde en voie de développement », où la force répressive est utilisée depuis des siècles pour intégrer les populations dans les marchés et les systèmes impériaux.

 

Afin de promouvoir son hégémonie sur un système global propice à la crise, la CCT a exigé une vaste nouvelle alliance des forces sociales, un bloc historique global. Ce nouveau bloc historique (la CCT étant sa classe hégémonique) est constitué des CTN et des institutions financières transnationales, des élites qui gèrent les agences supranationales de planification économique, des forces majeures des partis politiques dominants, des conglomérats des médias et des élites technocratiques et des gestionnaires d’état au Nord comme au Sud (Robinson et Sprague-Silgado, 2018). Au cours des dernières décennies, de nombreux groupes nationaux dominants et puissants ont évolué vers une orientation transnationale, en s’introduisant dans ce nouveau bloc historique global. De même, les moyens d’atteindre l’hégémonie (en tant que nouvelle hégémonie à orientation transnationale) se tournent vers les intérêts du nouveau bloc historique (et de sa classe hégémonique, la CCT) (Robinson, 2005).

 

Alors que le nouveau bloc historique global repose sur des nouveaux moyens (souvent) restructurés pour atteindre le consentement hégémonique, face à une crise structurelle ou à une menace importante, ses moyens pour exercer une domination répressive sont vitaux. Nous voyons maintenant, dans bien des cas, un réaménagement des appareils répressifs du passé. En Haïti, cela apparaît dans la façon dont les groupes paramilitaires et ex-militaires sont reproduits.

 

Les groupes paramilitaires sont des groupes armés qui opèrent à l’extérieur de la police ou des appareils militaires officiels, mais qui agissent parfois en coordination avec ces derniers. Ils ont été un instrument indispensable utilisé par les groupes dominants pour écraser les rivaux et les mouvements d’en bas qui défient la domination de classe et le monopole politique. Ces « travailleurs de la mort des élites » comblent une lacune lorsque les forces de sécurité officielles font défaut [3]. De nombreuses études ont démontré le rôle des paramilitaires de droite dans la défense des intérêts des blocs de pouvoir nationaux et de l’impérialisme américain pendant la guerre froide. Je soutiens ici que ce mécanisme répressif a été refaçonné à l’ère globale.

 

Restructurer la force paramilitaire comme force hégémonique à l’ère globale

 

Je m’intéresse ici au rôle changeant que jouent les paramilitaires en Haïti, à la fonction qu’ils occupent dans la répression de populations marginalisées et surexploitées sous le capitalisme global [4]. Trois facteurs majeurs ont soutenu la reproduction du paramilitarisme contemporain : 1) le soutien d’un ensemble spécifique d’élites politiques et économiques ; 2) les relations organiques qui se sont accrues au fil du temps entre les paramilitaires et l’armée et l’ancienne armée du pays ; et 3) les liens entre les patrons paramilitaires (et certaines élites) et le narcotrafic. Pour mettre cela en contexte historique, la fin de la guerre froide a coïncidé avec une ouverture démocratique en Haïti en raison de la chute de la dictature de Duvalier. Les mouvements citoyens et populaires d’Haïti sont passés au premier plan, ce qui posa un défi majeur à l’ancien ordre. À l’ère émergente de la globalisation, les paramilitaires et leurs commanditaires ont été contraints de chercher des méthodes alternatives pour exercer la violence de droite comme vecteur de domination de classe et du contrôle social.

 

L’argument central de ce article est que le paramilitarisme n’a pas disparu, mais qu’il a été modifié, et que cela s’est produit dans le cadre des stratégies changeantes des élites (et surtout des élites transnationales) à l’ère globale (Robinson, 1996). L’apparition de groupes paramilitaires temporaires plus petits, qui peuvent facilement passer d’un état de latence à l’autre et se réactiver, a trait à la nouvelle configuration de classe capitaliste qui s’est formée au cours des dernières décennies de globalisation et à ses stratégies de consolidation de la domination politique. Le rôle continu et changeant des forces paramilitaires fait partie intégrante de la restructuration de la région par le capitalisme global. Les élites cherchent dorénavant à minimiser et à s’éloigner des moyens bruts et ouvertement affichés pour atteindre l’hégémonie nationale et internationale du passé, elles cherchent des mécanismes plus souples et moins gênants pour maintenir le nouvel ordre dominant de la globalisation (Robinson, 1996). À présent, les forces paramilitaires ne sont utilisées que dans certaines « périodes d’urgence », dans un but de confinement, et visent ces larges populations dont la reproduction sociale n’est pas requise par le capital transnational. Cela a cependant été une situation difficile pour les élites transnationales, car elles n’ont souvent qu’un contrôle limité sur ces éléments impitoyables, corrompus et violents, dont elles ont parfois besoin.

 

Pour leur propre reproduction sociale, les paramilitaires auraient besoin de s’attacher plus étroitement aux chaînes de l’accumulation capitaliste, de devenir plus entreprenants, indépendants et adaptables : impliqués, par exemple, dans une formation à la sécurité privée et le narcotrafic, tout en maintenant leurs anciens réseaux de droite et en étant capables de se redéployer quand il le faut. Comme on peut le constater dans d’autres endroits de cette région, tel qu’au Salvador et en Colombie, il y a eu des tentatives de réformer et mettre à jour les organisations paramilitaires au cours des dernières décennies (Hristov, 2016 ; Mazzei, 2009). La fonction changeante des forces paramilitaires s’est développée à la fois à travers des conditions locales particulières et des caractéristiques structurelles évolutives du système global.

 

La nécessité pour les élites d’ajuster le paramilitarisme en tant que moyen de contrôle a été fortement influencée par les facteurs suivants : i) le succès croissant des mouvements démocratiques en Haïti et dans le monde et, donc, la nécessité pour les élites d’obtenir une légitimité démocratique et de ne pas apparaître comme étant ouvertement dépendantes d’une force brute visible ; ii) les pressions internationales et nationales en matière des droits de l’homme ; et iii) les objectifs changeants des décideurs transnationaux opérant à travers diverses institutions supranationales et nationales afin de créer des formes plus acceptables de gouvernance (par des formes consensuelles d’hégémonie), au fur et à mesure que les nations du monde entier s’intègrent à l’économie globale. En outre, en Haïti en particulier, le succès du nouveau gouvernement constitutionnel en matière de dissolution de l’armée haïtienne (en 1995) signifia que si la violence paramilitaire devait être utilisée comme moyen répressif, il faudrait la reconstituer de manière plus secrète et plus souple.

 

Afin de comprendre les changements que les forces paramilitaires ont subis en Haïti au cours des dernières décennies, il faut reconnaître les changements de l’État et de la structure des classes au cours de cette période. Je souhaite, ici, examiner le paramilitarisme dans le contexte des tensions politiques, des conflits sociaux et de la restructuration économique qu’Haïti a vécus au cours de son intégration à l’économie globale. Au cours des dernières décennies du 20e siècle et au début du 21e siècle, le capital a commencé à se transnationaliser à travers le monde, devenant de plus en plus fonctionnellement intégré au-delà des frontières (Robinson, 2004, 2014). Les capitalistes cherchent à se libérer de diverses contraintes nationales, telles que la réglementation étatique qui leur avait été imposée au cours de la première phase internationale du capitalisme global (Harvey, 1991, 2005). La transition vers la phase de globalisation s’est produite au fur et à mesure que les économies nationales et internationales du passé se sont fragmentées et intégrées dans de nouveaux circuits transnationaux d’accumulation. S’efforçant de s’adapter aux conditions économiques et structurelles changeantes, de nouveaux arrangements politiques polyarchiques ont eu lieu dans de nombreuses régions du monde au cours des dernières décennies du 20e siècle et au début du 21e siècle. Robinson (1996) décrit la « polyarchie » comme le processus par lequel des segments de groupes dominants locaux et étrangers, de plus en plus interconnectés et orientés vers l’extérieur, ont fait pression en faveur de systèmes électoraux étroitement gérés où les citoyens sont limités à choisir entre des élites concurrentes. Elle a servi de méthode perfectionnée pour parvenir au consentement hégémonique. Cela s’est produit en même temps que le néolibéralisme, qu’Harvey (2007) décrit comme étant un mécanisme de reconcentration du pouvoir économique entre les mains des principaux secteurs de la bourgeoisie.

 

Dans différentes parties du monde, les élites étatiques à orientation transnationale ont donc fait pression en faveur de ce processus de restructuration, d’abord à travers des politiques néolibérales de privatisation et d’austérité et, plus généralement, en cherchant à s’intégrer plus profondément dans une économie globale basée sur la transnationalisation de la production (Dicken, 2011; Freeman, 2000) et de la finance (Watson, Eds., 1985 ; CARICOM, 2005). En Haïti, cela s’est produit grâce à la création de zones de libre-échange (utilisant souvent du travail féminisé), l’exportation de main-d’œuvre migrant et le flux inversé des transferts de fonds, le tourisme global, les ventes à l’importation et l’industrie bancaire. Cependant, cette restructuration économique a provoqué des crises de légitimité pour les législateurs du gouvernement, car ils se sont éloignés (ou ont été forcés de s’éloigner) de la planification indicative (du développement) du passé (afin d’encourager le développement économique national). Les élites et les technocrates à orientation transnationale pensent que, pour se développer, il leur faut insérer leurs États et institutions nationales dans des circuits globaux d’accumulation (Robinson, 2010 ; Dominguez, Eds., 1996). Ils ont besoin d’accès au capital et le capital est entre les mains des capitalistes transnationaux. En même temps, les élites du gouvernement doivent continuer de plaire à leur public d’origine. Cela crée beaucoup de difficultés et de contradictions pour elles.

 

Nous pouvons voir combien de sous-traitants dans le monde, y compris dans les zones sous-développées, cherchent à intégrer leurs activités commerciales dans le capital transnational (Dicken, 2011). De nombreux groupes dominants locaux dans les pays à faible revenu et sous-développés, comme Haïti, ont subi plusieurs importantes transformations à cause de la globalisation capitaliste, mais ils font aussi face à des conditions historiques radicalement différentes de celles de leurs homologues des régions qui sont économiquement plus développées. Dans les Caraïbes et d’autres parties du Sud, afin de garantir leur propre reproduction sociale, les groupes dominants locaux (certains se transforment en capitalistes transnationaux eux-mêmes) en viennent à promouvoir une intégration plus profonde de leurs pays dans l’économie globale tout en les soumettant aux exigences des institutions supranationales.

 

Les principaux décideurs politiques et investisseurs considèrent Haïti, en particulier, comme une situation d’urgence dont la solution est d’approfondir l’intégration du pays dans l’économie globale. À cause des particularités de la fracture sociale extrême d’Haïti et la mobilisation proactive de ses mouvements populaires, il est difficile d’avoir une transition en douceur vers un système polyarchique. L’« ancien ordre » d’Haïti a un lourd passé où il employait la violence pour réprimer les surnuméraires du pays, la population dont la reproduction sociale n’est pas exigée par le capital. Pourtant, les élites locales ont des difficultés à se fixer, autour d’un projet de nouveau bloc historique globaliste, dans lequel elles doivent changer plusieurs de leurs stratégies et priorités précédentes. C’est ainsi que, grâce à la facilitation ou à l’intervention des États-Unis et des organisations internationales, « l’ordre » a été installé et surveillé. En réalisant ces transitions politiques au cours des dernières décennies, les membres de la bourgeoisie transnationale ont utilisé les formes les plus sophistiquées de « pouvoir par cooptation » comme en témoignent les coups d’État au Honduras, au Paraguay et plus récemment au Brésil. Ils peuvent compter sur des « gardiens de la paix internationaux », des organisations telles que le NED (National Endowment for Democracy), les grands médias et des campagnes de sabotage financier et politique complexes et secrètes. En Haïti, ils préfèrent travailler avec des élites locales à orientation transnationale, des gens comme Edmond Paultre, Léopold Berlanger ou Laurent Lamothe. Une telle approche consiste à maîtriser, transformer et changer l’image des groupes armés locaux utilisés par les régimes autoritaires passés. Ainsi, la caractéristique la plus importante de l’évolution du paramilitarisme en Haïti a été le passage de ce qui était autrefois un mécanisme très visible, omniprésent et relié à l’État pour obtenir une coercition hégémonique sous le régime Duvalier, vers des formations répressives malléables et plus adaptables utilisées maintenant pendant certaines périodes de « crise » (puis contenues par la suite).

 

Nous pouvons identifier des groupes paramilitaires particuliers qui représentent le mieux des phases spécifiques de l’histoire récente d’Haïti. Ce sont : 1) les Tontons Macoutes (officiellement connus sous le nom de Volontaires de la Sécurité Nationale ou VSN), 1959-1986, 2) les Attachés, 1987-1991, 3) le FRAPH (Front Révolutionnaire pour l’Avancement et le Progrès Haïtien), 1993-1994, et 4) le FLRN (Front pour la Libération et la Reconstruction Nationale), 2000-2005. La taille de chaque organisation successive a diminué par rapport à son prédécesseur. Chacune a été créée et conçue pour répondre à des conditions particulières et a fonctionné souvent de manière de plus en plus flexible et dans des environnements plus contestés car les forces démocratiques se sont opposées à elles. Certains des hauts dirigeants paramilitaires en Haïti ont occupé des postes dans l’armée et la police dans le passé. Pourtant, depuis les processus judiciaires lancés au milieu des années 90 (Concannon, 2000-2001) et le démantèlement de l’armée, ces forces répressives de droite n’ont pu, pendant quelques temps, bénéficier des largesses de l’État haïtien. C’est dans ce contexte que les groupes armés de droite en Haïti sont devenus plus privatisés, plus sensibles aux conditions changeantes et avec des effectifs plus restreints. Nous allons brosser un tableau de ces phases.

 

1. Les Tontons Macoutes (1959-1986)

 

Les Tontons Macoutes (1959-1986) furent la première phase du paramilitarisme contemporain et ils sont un élément-clé du tournant historique des forces paramilitaires en Haïti. Cette organisation suivit la formation d’une force militaire moderne et le renforcement de la force auxiliaire rurale du pays, sous l’occupation américaine entre 1915 et 1934. Cette occupation ne se termina qu’après que ces forces furent capables de continuer l’occupation par procuration et, au milieu du 20esiècle, elles furent utilisées à différents moments pour réprimer les mouvements ouvriers et politiques.

 

Avec la montée de la dictature duvaliériste durant la guerre froide à la fin des années 1950, les Tontons Macoutes, une force paramilitaire nationale, furent formés par le régime pour solidifier son règne par la force et réprimer les potentiels dissidents. Entre 1961 et 1962, la mission de formation militaire de l’armée américaine offrit une formation et des armes aux VSN mais, en 1963, la mission finit par être expulsée par François Duvalier lorsque ses officiers commencèrent à désapprouver le défi que posaient les VSN à la suprématie de l’armée haïtienne. De plus, les agents des États-Unis se mirent à soutenir implicitement l’escadron de la mort qui déjoua plusieurs invasions et soulèvements révolutionnaires d’inspiration cubaine. La monopolisation brutale du pouvoir par le régime empêcha la progression des forces de gauches et démocratiques du pays, elle consolida également le népotisme et des réseaux de patronage qui allaient du haut de l’échelle sociale jusqu’en bas (Laguerre, 1982).

 

Il avait déjà existé des milices répressives dans le passé, mais ce qui distingue les Tontons Macoutes, c’est qu’ils devinrent une force beaucoup plus permanente et institutionnalisée qui créa des sections dans toutes les communautés urbaines et rurales du pays. Les sections dans les petites et grandes villes rassemblaient, à travers le pays, de quelques douzaines à quelques centaines de paramilitaires Macoutes. La reproduction du groupe dans la société était liée directement à son fonctionnement et à ses profits en tant qu’appareil répressif et mécanisme idéologique pour l’État duvaliériste. De même, les chefs de section et leurs adjoints, qui venaient principalement de petites familles de paysans propriétaires terriens, opéraient à travers le pays comme un bras du régime.

 

En tant que groupe social, le plus souvent issus de milieux pauvres, les Macoutes comprenaient également quelques individus issus de classe moyenne et classe supérieure qui s’élevèrent jusque dans les rangs supérieurs. Dans une étude ethnographique d’un quartier de Port-au-Prince (Bel Air), l’anthropologue Michel Laguerre constata qu’au départ les Macoutes avaient été assemblés à partir d’une société secrète, une association littéraire et un groupe de fonctionnaires. Au fil du temps, beaucoup de ses membres provinrent de communautés urbaines et rurales pauvres, de la classe ouvrière et la paysannerie. Laguerre remarqua que : « Les salaires des Tontons Macoutes varient en fonction de leurs positions dans la hiérarchie et de leur lien avec les fonctionnaires du gouvernement » (Laguerre, 1982 : 110-114). Certains Tontons Macoutes travaillaient pour des représentants de la ville ou étaient rémunérés plus s’ils travaillaient directement pour le Palais National. Les bénévoles des Macoutes, sans salaire, avaient la possibilité de porter une arme à feu. Un réseau secret d’informateurs et de policiers au sein des Macoutes était rémunéré par des chefs de régime à huis clos et devait surveiller l’organisation de l’intérieur. Alors que l’armée comptait environ 10 000 hommes et qu’il y avait environ 6 000 agents dans la police, un minimum de 36 000 personnes étaient censées appartenir à la force paramilitaire Macoute, certains d’entre eux étant les chefs des sections rurales et leurs adjoints (Sylvain, 2012).

 

Quelques paramilitaires Macoutes avaient également servi dans l’armée haïtienne à différents moments de leur carrière, ce qui forma une relation symbiotique avec les FAd’H (Forces Armées d’Haïti). Comme l’a expliqué le politologue Jean-Germain Gros, dans certains cas, « les fils des Tontons Macoutes de haut rang, qui n’étaient pas qualifiés pour entrer à l’académie militaire ou ne voulaient pas se soumettre à des exercices rigoureux, devinrent tout de même des officiers après avoir suivi des cours intensifs au camp d’application » (Gros, 2011 : 111). Les États-Unis jouèrent un rôle clé dans la création de ce groupe paramilitaire. Alors que les responsables politiques des États-Unis concevaient de nouvelles stratégies de contre-insurrection à travers l’hémisphère (après la Révolution Cubaine de 1959), la CIA cherchait à soutenir de telles forces en Haïti. Au début des années 1960, un contingent de militaires américains sous le commandement du lieutenant-colonel Robert Debs Heinl, Jr., entraînèrent des paramilitaires Tontons Macoutes aux côtés d’unités de l’armée haïtienne [5]. C’est aussi pendant les années 1970 et 1980 que les hauts échelons de l’armée haïtienne prirent le contrôle et bénéficièrent énormément des points de transbordement du pays pour le narcotrafic, effectuant la traversée à bord de petits avions Cessna et de vedettes rapides en provenance d’Amérique du Sud jusqu’aux Caraïbes et à destination de l’Amérique du Nord et parfois de l’Europe [6].

 

Il est important de noter que, suite à la mort de François Duvalier en 1971, l’investissement des entreprises et l’aide gouvernementale des États-Unis au régime de son fils, Jean-Claude Duvalier, augmentèrent considérablement durant les quinze années qui suivirent, faisant ainsi passer le centre de gravité du mode de production principal d’Haïti du semi-féodalisme avec quelques incursions capitalistes, basé sur les petits métayers paysans, à un capitalisme clientéliste, basé sur des usines d’assemblage. Ce changement rapide et profond des forces productives et de la structure économique d’Haïti finit par nécessiter un changement correspondant dans la superstructure politique, avec laquelle la violence arbitraire des Tontons Macoutes et le règne d’un dictateur à vie n’étaient pas compatibles. Par conséquent, les États-Unis ne firent rien pour arrêter la chute du pouvoir de Duvalier en 1986, tout en reconnaissant ses services en lui fournissant un C-130 afin de l’évacuer vers la France avec sa série de voitures de sport.

 

La chute de Duvalier en février 1986 fut suivie par un régime militaire néo-duvaliériste, qui dut accepter une nouvelle constitution en mars 1987, laquelle était extrêmement populaire. Alors qu’elle fut une victoire sur les anciennes forces répressives, la nouvelle constitution était également imparfaite, ayant été influencée en partie par les idéologues de la bourgeoisie haïtienne et l’oligarchie terrienne. Tout en étant obligés de céder à certaines exigences des classes populaires, les secteurs politiques et économiques dominants cherchaient maintenant à orienter une transition politique loin du despotisme et vers une nouvelle démocratie bourgeoise [7].

 

La force paramilitaire des Tontons Macoutes fut officiellement dissoute après la chute de Duvalier, et la nouvelle constitution fut promue sur la base d’une clause qui interdit aux Duvaliéristes « zélés » (c’est-à-dire les dirigeants des VSN) d’occuper un poste dans la fonction publique pendant une décennie. Ces progrès démocratiques résultèrent : (1) des manifestations de masse et des représailles populaires croissantes et de la défense contre les paramilitaires, ainsi que (2) du besoin perçu par les puissants partisans de l’État haïtien (comme les officiels américains) de créer un climat politique dans le pays plus acceptable et moins gênant.

 

Alors que les partisans les plus publics et les plus hauts placés de Duvalier furent forcés de se retirer des postes politiques, bon nombre des réseaux et des alliés de l’ancien ordre (bien que fonctionnant dans de nouvelles circonstances) restèrent enfouis dans l’État et les cercles du pouvoir. Même si la force Macoute fut dissoute officiellement, l’importance des forces paramilitaires continua sous une autre forme.

 

2. Les Attachés (1986-1991)

 

Les Attachés constituèrent la deuxième phase du paramilitarisme contemporain dans le pays. Les attachés, tels qu’ils furent surnommés sous les régimes des généraux Henri Namphy et Prosper Avril suite à la chute de Jean-Claude Duvalier, étaient essentiellement une version diminuée en taille et sans uniforme des Tontons Macoutes. Ces paramilitaires ne fonctionnaient plus avec l’apparat, les marches publiques et les uniformes bleus des Macoutes que la dynastie Duvalier leur avait accordés. Néanmoins, ils travaillaient encore plus étroitement avec la police et les militaires (qui étaient institutionnellement liés), surtout parce qu’il devenait de plus en plus risqué pour eux de fonctionner seuls car la population commençait à se mobiliser, à se défendre et, dans certains cas, à riposter. Afin d’essayer de retenir les mouvements populaires en plein essor du pays, les Attachés menèrent des massacres et des assassinats ciblés (souvent en marge des forces de l’État). Les plus infâmes d’entre eux furent le massacre de 15 personnes à Fort-Dimanche en 1986, le massacre de 139 paysans à Jean-Rabel en 1987, le massacre du jour des élections en 1987 à Ruelle Vaillant, où 34 personnes furent assassinées (et 60 autres massacrées uniquement dans l’Artibonite), et le massacre de 13 personnes en 1988 à Saint-Jean Bosco (lancé contre l’église d’un jeune curé, Jean-Bertrand Aristide) (Belleau, 2008). Après plusieurs tentatives infructueuses de transition vers des « élections » dirigées par l’armée, d’importantes pressions nationales et internationales se sont élevées en faveur d’élections libres dans le pays.

 

Cependant, le caractère réactionnaire des paramilitaires et de leurs commanditaires était tel qu’après les premières élections libres de l’histoire du pays largement saluées, le 16 décembre 1990, les Attachés tentèrent (sans succès) un coup d’État en janvier 1991 pour arrêter l’inauguration du nouveau gouvernement élu. Pourtant, avec le mouvement démocratique du pays revigoré et catapulté, aux côtés du jeune prêtre Aristide, au pouvoir politique, les Attachés furent forcés d’entrer dans la clandestinité. Certains quittèrent le pays, car l’armée (du moins publiquement) prenait ses distances. Le nouveau gouvernement constitutionnel se mit également à dissoudre les chefs de section et leur réseau d’assistants, c’était les auxiliaires ruraux de longue date qui avaient imposé le règne des gouvernements autoritaires pendant des générations dans les campagnes et les zones frontalières d’Haïti.

 

Le passage de la dictature à la démocratie doit être compris au vu des grands changements socio-économiques et politiques qui se produisirent avec l’affaiblissement de la guerre froide et le début de la phase globaliste du capitalisme. Sous une pression croissante, tant à l’intérieur qu’à l’étranger, et avec un réseau émergent d’orientation transnationale plus influent, les élites politiques et militaires à Port-au-Prince finirent par s’orienter vers un processus de transition qui allait être supervisé par la communauté internationale. Les gouvernements élus (élus dans les limites d’un système polyarchique d’élites) étaient censés remplacer les régimes militaires non élus du passé. Depuis la chute de la dynastie des Duvalier, il y avait de plus en plus de pression pour mettre à la retraite ou contenir les derniers paramilitaires, bien qu’aucun processus judiciaire n’ait été lancé jusqu’en 1990 pour accuser légalement les paramilitaires ou leurs commanditaires au sein de l’État et des élites. En soutenant des élections soigneusement gérées, les technocrates américains cherchaient, avec une foule d’alliés locaux, la stabilité grâce à laquelle les réformes néolibérales créeraient un climat accueillant à long terme pour le capital global (Robinson, 1996). Ces politiques néolibérales étaient censées engendrer des mesures d’austérité de l’État, la privatisation des biens publics, la libéralisation des échanges et le développement des zones franches d’exportation.

 

Puisque les élites à orientation transnationale n’ont pu accepter des victoires électorales des courants politiques de gauche, elles ont travaillé par le biais de divers appareils institutionnels pour promouvoir leurs homologues, les élites locales (issues des couches de politiciens, de professionnels, industriels, agro-industriels et de sous-traitants). Par exemple, des segments des groupes dominants d’Haïti ont effectué une transition à partir d’une orientation internationale (comme leur implication dans des formes d’activités de marché traditionnelles plus anciennes) vers une orientation transnationale (insérée dans des systèmes globaux de financement et des réseaux de production intégrés fonctionnellement au-delà des frontières). La restructuration économique du pays nécessiterait un contrecoup politique qui donnerait une légitimité au néolibéralisme et à son érosion des politiques d’État antérieures. Cependant, avec les forces populaires de base d’Haïti mobilisées dans les nouvelles élections ouvertes du pays, il allait falloir des stratégies différentes (déployant des formes d’hégémonie à la fois consensuelles et répressives) pour faire avancer une transition favorable aux élites.

 

L’ancien économiste de la Banque Mondiale, Marc Bazin, candidat présidentiel des élites supérieures et alliés transnationaux émergents lors des élections de 1990, fut renversé par Jean-Bertrand Aristide, un démocrate progressiste et ancien théologien de la libération (Pina, 1997).

 

3. Le FRAPH (1992-1994)

 

La troisième phase de paramilitarisme évolua avec la création du FRAPH (1992-1994) et d’autres forces similaires. Huit mois seulement après l’inauguration du gouvernement du président Aristide en Haïti, en septembre 1991, l’armée fit un coup d’État contre son gouvernement. Les raisons de ce coup d’État furent les suivantes : les officiels de la CIA, les militaires de l’armée haïtienne et certains membres des « familles » (un petit nombre de familles extrêmement riches qui constituent le niveau le plus élevé de la société haïtienne, pour la plupart issues de la communauté arabe haïtienne) décidèrent assez tôt, quand Aristide occupait son poste, que son programme de réforme ne serait pas toléré. Il a ensuite fallu quelques mois pour jeter les bases d’un renversement (Elie, 2006). L’élection d’Aristide représentait un défi pour le modèle de la polyarchie (Robinson, 1996), car les mobilisations populaires et le nouveau projet politique ne s’inscrivaient pas dans une transition élitiste sans heurt vers une forme plus consensuelle de domination de la classe dominante. Le coup d’État fut ensuite une tentative maladroite de l’ancien ordre de se réimposer et une tentative de certains responsables politiques américains de mettre à jour la dynamique politique locale du pays et d’essayer d’introduire à nouveau un système polyarchique orienté vers les élites. Après le coup d’État militaire, des gens du « même groupe d’élites cultivé par les programmes américains d’aide politique depuis les années 1980 » furent chargés d’un nouveau régime de fait (Robinson, 2006 : 112). Cependant, même avec ces nouveaux technocrates en place, le régime ne réussit pas à obtenir une légitimité aux yeux du peuple haïtien.

 

Comme de nombreuses équipes de défense des droits de l’homme et de nombreux journalistes l’ont documenté, le régime de fait, dont le personnage central était le général des FAd’H, Raoul Cédras, emprisonna et massacra un grand nombre de jeunes et de militants démocratiques qui s’étaient organisés contre le coup d’État (Ridgeway, 1994; Kean, 1997). Le régime militaire s’appuyait de plus en plus sur les forces paramilitaires, dont beaucoup provenaient des anciens Tontons Macoutes et Attachés. Bien que reconfigurées en taille réduite, les forces paramilitaires sortaient de leur hibernation. La nouvelle force paramilitaire principale se faisait appeler FRAPH, un groupe utilisé partout dans le pays pour mener des assassinats et des actes d’intimidation contre des activistes du mouvement Lavalas, dont beaucoup étaient impliqués dans la théologie de la libération, les organisations urbaines et rurales anti-coup d’État et des brigades de jeunes militants en particulier. Des journalistes et cinéastes américains documentèrent comment le chef de la station de la CIA à Port-au-Prince, John Kambourian, versait des paiements directs en espèces aux dirigeants du FRAPH et travaillait comme interlocuteur entre la bourgeoisie locale, le FRAPH et l’ambassade américaine (Sprague, 2012a). L’illégalité du coup d’État, l’extrême violence et la corruption de ses hommes de main et l’organisation démocratique de nombreux Haïtiens (et des campagnes internationales de solidarité ainsi que des rapports sur les droits de l’homme dans les médias) ont permis au régime de fait d’être largement reconnu comme un narco-État. La fragmentation de la classe supérieure du pays s’accentuait alors que certains commençaient à s’éloigner du régime. En septembre 1993, un défenseur de la démocratie et un homme d’affaires, Antoine Izmery, fut assassiné ; c’était un avertissement aux membres de la bourgeoisie qui se tournaient publiquement contre le régime. Face à une violence extrême de la part d’un escadron de la mort soutenu par la CIA, le Département d’État américain fit publiquement marche arrière et abandonna son « engagement constructif » avec le régime.

 

Certains groupes dominants trouvaient la campagne paramilitaire visible et permanente utile pour redéfinir l’ancien ordre autoritaire, mais cela s’opposait à la stratégie plus sophistiquée des élites transnationales qui cherchaient un système de polyarchie plus stable et moins friable. Comme l’explique William I. Robinson : « Le FRAPH a ajouté un nouvel élément à la scène politique haïtienne qui a servi l’ordre du jour anti-populaire à court terme, mais a compliqué le programme transnational des élites haïtiennes à long terme » (Robinson, 1996 : 304). Le FRAPH est ainsi devenu un « instrument de répression bien organisé, opérant comme un escadron de la mort pour poursuivre le processus de décimation de l’organisation du secteur populaire, tout en institutionnalisant les forces politiques vouées à préserver un système politique autoritaire » (Robinson, 1996 : 304).

 

Finalement, le gouvernement Clinton et les Nations Unies intervinrent à la fin de l’année 1994, et firent pression pour que le régime de fait démissionne. L’intervention des États-Unis permit au gouvernement élu de reprendre ses fonctions, mais avec un ensemble de conditions néolibérales. Il s’agissait notamment de la quasi-élimination des droits de douane agricoles, ce qui allait avoir pour effet de continuer à détruire la production agricole locale à petite échelle / familiale / paysanne en Haïti en raison de l’incapacité des agriculteurs locaux à concurrencer les agro-industries américaines. Le régime de fait avait déjà cessé d’appliquer les tarifs douaniers du pays, car « le riz importé circulait en contrebande et les pots de vin remplaçaient les droits de douane » (Theriot, 1994). Les États-Unis et leurs alliés forcèrent essentiellement le gouvernement rétabli à codifier un fait accompli sur le terrain.

 

La transition permit cependant de mettre fin à la terreur paramilitaire et permit aux mouvements populaires haïtiens de se mobiliser à nouveau. Encore une fois, les groupes paramilitaires repartirent dans la clandestinité, la plupart de leurs dirigeants se cachèrent ou s’exilèrent. Le gouvernement rétabli d’Haïti mit en place un processus de « vérité et justice » qui, malgré de nombreuses difficultés, commença pour la première fois à tenir les membres des paramilitaires et de l’armée pour responsables de leurs crimes. Comme cela fut expliqué plus haut, un certain nombre de paramilitaires et de financiers très en vue furent arrêtés et, pour la première fois dans l’histoire haïtienne, furent jugés (Sprague, 2012a). Le geste le plus populaire du gouvernement Aristide fut de démanteler l’armée brutale du pays et les chefs de section ruraux (tous deux étant devenus profondément liés aux paramilitaires). La chercheuse Eirin Mobekk soutient que la démobilisation de l’armée du pays a, pour le moment, « supprimé la menace de violence institutionnalisée et diminué la possibilité d’ingérence militaire dans le processus de démocratisation […] ainsi que les possibilités de violence organisée par le FRAPH, puisque ses membres étaient étroitement connectés aux FAd’H » (Mobekk, 2001 : 102). Malgré cette victoire, l’ancienne armée, les paramilitaires et leurs commanditaires issus des élites maintinrent secrètement la communication et des réseaux entre eux. Comme le fait remarquer Mobekk : les chefs de file des forces paramilitaires et plusieurs de leurs commanditaires duvaliéristes étaient saufs et restaient actifs, même s’ils ne fonctionnaient plus directement à travers l’État haïtien.

 

De plus, il devint rapidement évident que les représentants américains n’étaient pas satisfaits du choix du président réhabilité lorsqu’il voulut démobiliser les forces armées haïtiennes et former une nouvelle police. Les représentants américains s’opposèrent à la préférence d’Aristide pour une nouvelle police composée de stagiaires civils. Ils préférèrent plutôt conserver une grande partie de l’armée et recycler des anciens membres des FAd’H en les insérant dans la nouvelle police. Il est important de noter que certains membres du personnel de l’armée haïtienne avaient depuis des années des liens avec le Pentagone et les services secrets des États-Unis. Un rapport de l’ONU conclut que « la décision du président Aristide de démanteler les FAd’H en janvier 1996 fut accueillie avec mécontentement par les États-Unis », car le Département de la Défense des États-Unis voulait maintenir la moitié des effectifs de la force (Mendiburu et Meek, 1996 : 27) [8].

 

En conséquence, les États-Unis réussirent à imposer des dizaines d’anciens des FAd’H, qui étaient restés en contact étroit avec l’ambassade des États-Unis, dans la nouvelle police d’Haïti. Le gouvernement reconstitué d’Haïti accepta également une centaine d’anciens membres des FAd’H qui, selon lui, avaient abandonné leurs anciennes habitudes pour rejoindre la police. Le démantèlement de l’armée, tout en étant très populaire auprès des Haïtiens pauvres et en assurant la stabilité du gouvernement, entraîna néanmoins de nouveaux problèmes. Le premier est qu’une partie de l’ancienne armée ne voulait pas se réintégrer à la société, ils sentaient qu’ils perdraient leur position sociale privilégiée. Certains d’entre eux s’impliquèrent dans des agences de sécurité privées, d’autres allèrent dans le secteur privé, tandis que d’autres encore continuèrent d’être impliqués dans le narcotrafic, certains complotaient contre le gouvernement constitutionnel (tout en trouvant des bienfaiteurs parmi quelques groupes d’élites qui formaient l’opposition de droite). Un programme de formation et de placement professionnel fut mis en place pour aider les membres de l’ancienne armée à se réintégrer dans la société haïtienne, mais, comme l’explique Mobekk : « La sensation du pouvoir ne peut être facilement remplacée ou canalisée vers la reconversion » (Mobekk, 2001 : 101). Suite à la première transition démocratique du pouvoir du pays, avec la prise de fonction du premier gouvernement de René Préval (1996-2001), une plus grande insertion des anciens FAd’H eut lieu dans les rangs de la police (sous la pression des États-Unis). Quelques-uns de ces individus, issus de classes moyennes, avaient fréquenté la prestigieuse école des classes supérieures de Port-au-Prince, Saint-Louis de Gonzague, et avaient reçu une formation militaire par les États-Unis en Équateur.

 

Le manque de ressources, les salaires bas, les machinations des États-Unis (qui avaient aidé à faire entrer d’anciens alliés de la FAd’H dans les forces de police) et l’influence corruptrice des narcotrafiquants ont causé des crises continues au sein de la police. Il s’agissait de luttes intestines et de désorganisation au sein de la police, car les narco-syndicats et une poignée d’enfants issus de familles aisées et d’anciens militaires profitèrent des pots-de-vin versés à certains policiers afin d’assurer leurs opérations narcotiques. Cependant, comme le souligne Brian Concannon , au moins un tiers des membres de la police faisaient partie des officiers professionnels qui étaient loyaux au gouvernement civil. Un autre tiers pouvait être acheté ou payé pour fermer les yeux, certains d’entre eux étaient sympathisants envers ceux qui préconisaient le retour de l’armée dissoute. Pour le reste, il n’était pas facile de savoir envers qui ils étaient loyaux, car beaucoup voulaient éviter les risques ou attendaient de voir qui finirait en première position. De telles divisions semblent avoir empêché le gouvernement haïtien d’enrayer la campagne paramilitaire concertée au début de 2004. La campagne, il faut le savoir, bénéficia également d’une entreprise de déstabilisation coordonnée et accélérée par l’opposition (soutenue par les États-Unis, le Canada et la France) au début de 2004 (Lehmann, 2007 ; Hallward, 2008).

 

4. Le FLRN (2000-2005)

 

La quatrième phase du paramilitarisme eut lieu avec le développement du FLRN (2000-2005). La démobilisation de l’armée haïtienne en 1995 créa une nouvelle circonstance historique dans laquelle une force paramilitaire reconstruite allait constituer la seule stratégie répressive viable des élites. Elle allait servir à rétablir leur monopole politique et à mettre un terme aux processus juridiques qui visaient leur impunité. Les groupes paramilitaires, dont le plus important était le FLRN, devinrent le nouveau mode opératoire pour rétablir l’ordre antidémocratique. Cependant, cette nouvelle éventualité prit du temps à se constituer, car, plutôt que de dépendre de l’État, elle exigeait le parrainage d’une fraction des élites haïtiennes. Sa survie finit aussi par dépendre de l’aide de l’État dominicain et, à un moment donné, de celle de la CIA et, vraisemblablement, de celle de la DGSE française (Direction Générale de la Sécurité Extérieure).

 

Ces nouveaux « rebelles » paramilitaires se formèrent vers la fin de l’an 2000, lorsqu’un groupe de nouveaux chefs de la police et d’anciens membres des FAd’H lancèrent une guerre d’usure paramilitaire contre le gouvernement constitutionnel d’Haïti. Ces chefs de la police semblent avoir été mobilisés par une combinaison de différents facteurs : la poursuite de la réforme de la constitution pour dissoudre définitivement les forces armées, la poursuite des procédures judiciaires pour tenir les anciens des FAd’H et les paramilitaires responsables de leurs crimes, ainsi qu’une concurrence accrue contre eux dans le narco-commerce de la part d’autres agents de la sécurité qui avaient de meilleurs contacts au gouvernement. Ils allaient également bénéficier de leur lien avec des groupes élites (et des Duvaliéristes) qui prônaient le changement de régime. En se servant de la République Dominicaine comme base, cette nouvelle force paramilitaire put accélérer ses opérations meurtrières et, en 2004, elle joua un rôle-clé dans le coup d’État qui renversa le second gouvernement d’Aristide (Fenton and Engler, 2005 ; R. Robinson, 2007 ; Hallward, 2008). Rarement mentionné dans la presse, le FLRN a organisé, entre 2001 et 2004, une violente «contre-campagne » en menant des raids sur les communautés rurales et urbaines pro-lavalas (Sprague, 2012a). Avant le coup d’État du 29 février 2004 (dans lequel le régime Bush destitua le président élu du pays) et dans les années qui suivirent, ces nouvelles forces paramilitaires se mobilisèrent d’une nouvelle façon, souple et flexible.

 

La configuration des forces de classe durant cette quatrième phase

 

Il est important de connaître la composition des groupes d’élites en Haïti pour comprendre les conflits sociaux historiques continus dans le pays. Depuis sa fondation, Haïti a eu une classe dirigeante bipolaire : 1) ce qui était auparavant la « bourgeoisie comprador » (en grande partie métisse au 19e siècle et « blanchie » encore plus par les migrants européens et du Moyen-Orient au début du 20e siècle) contrôla dans le passé les intérêts commerciaux dans les ports. Aujourd’hui nombre d’entre eux recherchent des relations d’affaires compétitives à l’échelle globale, possèdent une grande quantité de bâtiments et de biens immobiliers, et certains sont impliqués dans les zones de transformation d’exportation du pays, et 2) l’ancienne oligarchie propriétaire foncière qui cherche maintenant à travailler avec des agences transnationales aux intérêts agricoles. Connus sous le nom de « grandon », cette oligarchie tend à être plus nettement (mais pas exclusivement) composée de descendants Afro-Caribéens. Elle dominé l’armée (avec des exceptions visibles, comme Cédras) grâce au régime de François Duvalier. Avant Duvalier, l’armée haïtienne était dominée par des métis, à cause de la politique raciste des responsables de l’armée américaine, mise en place pendant leur occupation entre 1915 et 1934. Il est évident qu’il existe différents niveaux et fractions au sein de la bourgeoisie du pays et des élites de la diaspora.

 

Il existe également différents segments et fractions au sein des petites classes moyennes et des classes populaires du pays. Il est donc important de se pencher également sur la composition de leur formation sociale [9]. La base de Fanmi Lavalas (FL), le plus grand parti politique officiel du mouvement Lavalas (avec ses principes démocratiques et anti-duvaliéristes), est inscrite dans les classes populaires : les ouvriers, paysans, habitants des bidonvilles, vendeurs ambulants, chômeurs et marginalisés, et d’autres à l’extérieur d’Haïti qui appartiennent aux couches sociales supérieures composées de grands propriétaires fonciers et de grands propriétaires d’entreprises. Au fil des décennies depuis son ascension initiale, face à des attaques constantes et avec ses propres contradictions et problèmes internes, Lavalas est restée populaire parmi certains groupes de la population mais a perdu le soutien des autres. Pendant cette période, il y eut aussi une croissance des groupes évangéliques conservateurs, et l’expansion de certaines couches moyennes dans le pays. Alors que l’opposition politique était majoritairement composée de secteurs sociaux privilégiés au début des années 2000, une fraction des couches moyennes du pays et de la bourgeoisie demeuraient neutres ou en bons termes avec le gouvernement élu du pays (certaines étaient liées aux officiels de FL par des liens familiaux ou commerciaux). Alors que la base de soutien de FL restait largement inscrite dans les quartiers populaires et les zones rurales pauvres, il y avait également bien sûr différentes communautés qui ne soutenaient pas le gouvernement.

 

Le gouvernement FL souffrit également de l’opportunisme et des luttes internes dans ses rangs, tout comme d’autres gouvernements en Haïti, et ces tensions furent finalement mises en évidence par des difficultés considérables dans le cadre d’un embargo américain sur l’aide à l’État haïtien, qui réduisit radicalement le budget national du gouvernement (Beeton, 2006). Le projet politique de Fanmi Lavalas consistait essentiellement en une tentative d’instauration d’un programme démocratique et réformiste à travers un appareil d’État extrêmement affaibli et qui, par sa nature même, était impliqué dans le maintien de l’intégration accrue du pays dans l’économie capitaliste globale. Tout en ne rompant jamais avec de nombreuses politiques pro-marché (comme, par exemple, après avoir subi une pression énorme, son ouverture d’une zone de libre-échange dans le nord du pays), le projet Fanmi Lavalas était encore trop radical pour un système de classes fondé sur un tel gouffre d’inégalité. Il remettait en question l’histoire locale, faite d’exclusion politique et d’injustice, d’un État haïtien longtemps tenu sous contrôle dictatorial et abritant des élites militaires et politiques habituées à l’impunité. De plus, dans cette nouvelle ère globale, la soumission politique presque complète est devenue une exigence propre à l’introduction de nouveaux investisseurs capitalistes dans un paysage économiquement sous-développé. Ce projet souverain, dont les réformes étaient pourtant fort modérées, se fit hélas de nombreux ennemis. Et la confrontation ne fit que s’intensifier avec l’affaiblissement de l’État provoqué par l’assaut des paramilitaires et l’effet écrasant de l’embargo sur l’aide au pays.

 

Flynn et Roth (2010) ont détaillé la façon dont le premier et le second gouvernement d’Aristide (1991, 1994-1995 et 2001-2004) ainsi que le premier gouvernement de Preval (1996-2001) entreprirent d’importantes politiques d’investissement social visant à élargir l’accès aux besoins de base de la population. Ils promurent également des aspects de la gouvernance qui avaient longtemps été ignorés, comme l’application de la loi contre les terroristes paramilitaires et leurs commanditaires (Concannon, 2000-2001) [10]. Il y eut un effort concerté (ignoré par de nombreux chercheurs qui ont écrit sur la politique contemporaine en Haïti (tel que: Dupuy, 2006; Fatton, 2007; Quinn, 2010)) de renforcement et de démocratisation de la magistrature haïtienne à la fin des années 1990 et au début des années 2000, quand un certain nombre de ces gens de droite violents furent jugés et arrêtés pour la première fois dans l'histoire de la nation (Concannon, 2000 ; Sprague, 2012). Les gouvernements Lavalas augmentèrent également le salaire minimum et concentrèrent une grande partie de leurs maigres ressources sur l’éducation et la santé. En comparaison, la destitution d’Aristide en 1991 puis en 2004 fut suivie par des vagues de terreur paramilitaire, ciblant les quartiers populaires. Les coups d’État furent également suivis par des tentatives de mise en place d’opérations minières qui violaient la constitution du pays (Sprague-Silgado, 2016) et d’autres politiques de « doctrine de choc » qui n’avaient pas été possibles sous Lavalas. Ces faits, en plus de la campagne d’Aristide pour retirer définitivement l’armée de la constitution du pays, signifiaient que le projet Lavalas posait des difficultés non seulement pour les privilèges traditionnels de l’ancien ordre, et reposait sur un agenda politique qui ne correspondait pas toujours aux intérêts du capital transnational. La corrélation prédominante des forces dans ce pays dépendant de l’aide au développement rendait extrêmement difficile la menée à bien d’un tel projet réformiste.

 

Au début du mois de février 2004, la situation sécuritaire commença à se dégrader après des années de campagne paramilitaire du FLRN affaiblissant la police du pays qui manquait de ressources. Les paramilitaires commencèrent à occuper plus de villes en Haïti centrale et des militants armés issus de certains des bidonvilles les plus pauvres du pays, y compris des quartiers populaires Cité Soleil et Bel-Air, ainsi que d’autres régions du pays, furent assemblés de façon assez maladroite afin de renforcer les dernières défenses de la police dont les effectifs diminuaient. Ces groupes armés, appelés « gangs de rue » et « chimères » par Dupuy (2006), ont été décrits par d’autres comme des « organisations populaires (OP) » et des « militants anti-coup d’État » (Hallward, 2008 ; Pina, 2005, 2007). Comme je l’ai déjà mentionné, il n’existe pas de motifs raisonnables pour conclure, malgré les actions d’un petit nombre de partisans et de policiers d’Aristide, que la politique du gouvernement d’Aristide était de faire taire la dissidence par la violence (Sprague, 2012a : 13). Une tentative hâtive et mal organisée de défendre le pays au début de 2004 n’empêcha pas le retour des paramilitaires. Comme le souligne Hallward (2008), attaqué de tous côtés, le gouvernement FL fit une erreur en ne développant pas plus tôt une milice plus disciplinée pour repousser les attaques paramilitaires. Étant donné que les forces du FLRN étaient relativement faibles en nombre et se montraient lâches dans plusieurs combats (comme à la bataille de Milot en 2004), la stratégie alternative aurait pu être couronnée de succès. Pourtant, comme le soutiennent certains critiques favorables au FL, cela aurait probablement déclenché une intervention américaine encore plus rapide. Malheureusement, tous ces scénarios restent spéculatifs ; ce qui se passa fut finalement l’usure et le renversement du deuxième gouvernement d’Aristide par le régime de Bush, en dépit du soutien populaire de Lavalas.

 

Suite à la destitution, la police du gouvernement fut démantelée par les autorités post-coup d’État, avec le renvoi de nombreux officiers fidèles dont certains furent traqués (un processus supervisé par Youri Latortue). C’est aussi à cette époque que la dictature post-coup d’État, avec le soutien de l’OEA, des États-Unis et de l’ONU, supervisa l’intégration de 400 paramilitaires de l’ancienne armée dans la police. Une partie de ce travail fut mené dans le cadre du programme DDR (Désarmement, démobilisation et réintégration) de l’ONU avec le soutien des États-Unis (Camilien, 2012). Parallèlement, dans les mois qui suivirent le coup d’état, des manifestations pacifistes anti-coup d’État se firent souvent agressées violemment par les escadrons de la mort masqués et la police du régime (Griffin, 2004 ; Pina, 2005, 2007) [11]. Pendant cette période, certains des groupes armés qui s’opposaient au régime post-coup d’État furent impliqués dans des enlèvements et des actes criminels à Port-au-Prince. Cependant, la violence commise par un petit nombre de partisans du gouvernement évincé se produisit dans le contexte d’une rupture de l’ordre civil et après des mois d’attaques paramilitaires dans les quartiers populaires. En comparant les données recueillies par les études sur les droits de l’homme, il est clair que la violence sporadique des groupes armés dans les quartiers populaires pâlissait par rapport aux campagnes nationales conduites par les forces paramilitaires à plus long terme (Hallward, 2008 ; Kolbe and Hutson, 2006).

 

Comme avec tous les processus historiques, on ne peut réduire l’histoire récente d’Haïti à seulement une lutte du bien contre le mal. Il est important de reconnaître la complexité de la composition des groupes qui soutiennent Lavalas, ainsi que les groupes d’opposition politique et d’autres secteurs du pays, ainsi que la façon dont certaines parties de la population, aliénées et passives, même dans des situations de violence, étaient trop occupées à survivre au jour le jour pour s’investir politiquement. Il y avait de nombreux griefs justifiés de tous côtés, et il faut dire que beaucoup de sympathisants de l’opposition ne se rendirent pas compte de la mesure dans laquelle les dirigeants de l’opposition travaillaient avec les escadrons de la mort paramilitaires qui étaient des anciens de Fad’H.  Cependant, une partie importante de l’opposition adopta les escadrons de la mort paramilitaires. Comme l’attestent également les télégrammes de l’ambassade des États-Unis, la foule de l’opposition applaudit l’entrée des paramilitaires de la FLRN à Port-au-Prince en mars 2004 (Sprague, 2012a). Comme le souligne Fatton (2002), il faut aussi examiner un conflit politique dans un contexte économique fortement sous-développé à la lumière de la concurrence extrême pour les ressources limitées. Il faut comprendre la nature de classe des conflits sociaux contemporains à la lumière de leur intégration dans la globalisation capitaliste et de diverses situations contingentes.

 

Il faut examiner la contestation politique à la lumière de ces complexités et de ces contradictions. Les responsables de FL, qui promouvaient un programme réformiste, furent élus populairement pour des postes au sein d’un État capitaliste privé de ressources. Cela signifiait que ces représentants du gouvernement concluaient dès le départ des transactions et des compromis avec les intérêts puissants. Une petite fraction de la bourgeoisie libérale (et de la petite bourgeoisie) resta favorable ou continua d’interagir avec les dirigeants Lavalas lors du coup d’État de 2004. Le gouvernement FL, tout au long de son mandat, fit constamment des propositions au monde des affaires, mais les classes supérieures locales et de la diaspora continuèrent de s’y opposer fortement. Plongé dans un climat politique désespéré, le projet réformiste accueillit de nombreux opportunistes qui quittèrent le navire dès que le vent se mit à changer de sens. La coalition politique officielle de l’opposition (assistée par des institutions de l’Amérique du Nord et de l’UE de « promotion de la démocratie » orientées vers les élites) était composée de propriétaires d’ateliers d’exploitation, de néo-duvaliéristes, d’anciens colonels militaires, de quelques anciens politiciens de Lavalas, de quelques groupes d’étudiants issus de la principale université, de représentants des milieux d’affaires locaux, d’un certain nombre d’ONG, des dirigeants syndicaux soutenus par des donateurs étrangers, ainsi que des membres de l’intelligentsia proches des agences internationales actives dans le pays. Les grands médias ont souvent dépeint l’opposition comme étant pacifique, mais surtout, comme étant autonome par rapport à l’insurrection paramilitaire (Macdonald, 2008). Selon Macdonald (2008), la plupart des dirigeants de l’opposition ont, à un moment ou à un autre, travaillé avec les paramilitaires. De plus, certaines des élites puissantes qui soutenaient l’opposition avaient des liens historiques étroits avec les forces paramilitaires et de l’ancienne armée. Comme l’ont démontré les journalistes du New York Times, les programmes de renforcement de la coalition dans l’opposition ont bénéficié d’une formation et d’un soutien financier de la part de puissants donateurs étrangers, surtout des receveurs de subventions du Département d’État américain comme le International Republic Institute (IRI) (Bogdanich et Nordberg, 2006). Nous voyons ici la double nature de l’hégémonie dans le contexte contemporain : une stratégie consensuelle de polyarchie se produisant parallèlement à une reconstitution de mécanismes répressifs (paramilitaires) pour la domination d’une classe.

 

Un grand nombre de groupes sociaux soutinrent le FLRN au cours des événements précédant le coup d’état de 2004. Certains de ces groupes n’étaient composés que d’une poignée d’individus. D’autres en contenaient des centaines qui apportèrent leur soutien à un moment ou à un autre. Pour élaborer ce point plus clairement, ils ont été divisés en dix sous-groupes comme suit :

 

(1) Les Duvaliéristes et les « Blancs » de droite : En dessous des familles les plus riches et les connues d’Haïti, on trouve une fraction de bourgeois à la peau claire (dont un nombre considérable sont d’origine levantine) [12]. Un individu ayant grandi dans les échelons supérieurs de la société haïtienne expliqua à l’auteur durant une interview comment se jouaient les rapports de classes racialisés parmi les élites de droite : « Les Duvaliéristes non-noirs se considèrent plus intelligents » ; ils ne sont pas au niveau des principales familles industrielles, mais « ont tout de même une richesse et un pouvoir importants » (Sprague, 2011a). Ces familles, y compris de nombreuses personnes aux des penchants duvaliéristes, incluent les Handal, Mourras, Assads et Jaars. Certaines de « ces personnes sont même plus dangereuses que les dizaines de familles du haut de la société. Ils pensent qu’ils ont plus à gagner [localement] et qu’ils sont moins surveillés par les étrangers » (Sprague, 2011a). Certains individus de ces groupes, comme Georges Saati et Hugues Paris, semblent avoir joué un rôle décisif dans la mobilisation de la campagne paramilitaire contre l’État [13].

 

(2) Un groupe duvaliériste « noir » comprenait des individus tels que l’ancien dictateur Prosper Avril, un ancien Tonton Macoute, le maire de Port-au-Prince Franck Romain, et d’autres personnes telles que Gregory Chevry et son frère Youri Chevry, Alix Thibulle, Gonzague Day et certains membres de la famille Tankred, qui auraient tous soutenu l’insurrection paramilitaire. Alex Thibulle, l’un des membres les plus importants de ce groupe, aurait maintenu des liens étroits avec les Duvaliéristes « blancs ». Un fils d’une famille aisée de Port-au-Prince expliqua à l’auteur : « Thibulle [était] l’un des rares Duvaliéristes noirs qui [pouvaient] aller s’asseoir avec eux [les Duvaliéristes non-noirs] à leur table le dimanche. Ils n’invitent pas à leurs fêtes les gens qu’ils méprisent » (Sprague, 2011a). Plus récemment, ces personnes ont travaillé avec ce qui est devenu « l’un des cartels les plus puissants du pays dirigé par Dany Toussaint, Clarel Alexandre, Gregory Chevy et Jean-Claude Louis-Jean » (Sprague, 2011a). « Ce sont les gens que Guy Philippe et les autres [paramilitaires] . . . n’exposeront jamais », les noms qui ne seront jamais salis dans les déclarations médiatiques qu’ils font de temps en temps (Sprague, 2011a). Ces dernières années, nombre de ces personnes ont essayé de rester crédibles en politique en travaillant avec les partis politiques de l’establishment tels que ceux dirigés par Martelly et Préval. Il est important de noter que, selon les télégrammes que j'ai obtenus grâce au Freedom of Information Act (FOIA), le duvaliériste Joseph Baguidy Jr fut l’un des principaux organisateurs secrets de la campagne des escadrons de la mort du FLRN entre 2001 et 2004. Baguidy Jr, ancien militaire disgracié, était le fils d'un confident proche (et procureur d'armes) de François Duvalier. [14]

 

(3) Un groupe d’hommes d’affaires locaux et issus de la diaspora joua un rôle décisif dans le financement des nouvelles forces paramilitaires. Certains d’entre eux sont des hommes d’affaires dirigeants des petits commerces et qui avaient des racines familiales et idéologiques dans l’extrême droite du pays. D’autres sont impliqués dans la sous-traitance et sont à cet égard portés vers l’économie globale. Parmi ces capitalistes qui semblent avoir eu des liens à un moment ou à un autre avec la phase la plus récente de la violence paramilitaire il y avait Ben Bigio, André « Andy » Apaid Jr et Oliver Nadal.

 

(4) Les élites politiques carriéristes, opportunistes et ratées. Comme je l’ai découvert lors de mes recherches sur la Loi pour la liberté de l’information (FOIA en anglais), un certain nombre de personnalités publiques dans le pays favorisa également les forces paramilitaires. Parmi elles se trouvait Judy C. Roy, un membre des élites locales qui avait des aspirations politiques, un des premiers financiers des paramilitaires du FLRN. Ce secteur est également représentatif d’individus comme Serge Gilles, dirigeant du petit parti politique Fusion des Sociaux Démocrates Haïtiens (FUSION). D’autres, comme les agents politiques de droite de la famille Manigat, ont eu des échanges avec l’ambassade des États-Unis pour discuter de ce qu’ils considéraient comme le rôle utile que les paramilitaires pouvaient jouer pour éliminer le gouvernement Aristide. Il existe en Haïti un éventail de petits partis politiques qui gagnent rarement lors des élections libres et équitables, mais dont les membres continuent d’être des acteurs importants de la vie politique du pays, soit parce qu’ils obtiennent parfois des postes gouvernementaux, soit parce qu’ils constituent d’utiles contacts de l’ambassade des États-Unis. Les loyautés politiques de ces individus changent souvent au moment opportun.

 

(5) Une faction de l’ancienne armée, y compris certains anciens policiers, a joué un rôle essentiel dans la facilitation de la violence du FLRN. Certains avaient des relations avec les services de renseignement et militaires américains. Il s’agit notamment des anciens commandants de FAd’H, Himmler Rébu et Guy André François, de l’ancien général duvaliériste Williams Régala, et d’autres encore (Sprague, 2012a). Les anciens membres de Fad’H tels que Youri Latortue et Dany Toussaint s’inscrivent également dans les autres groupes sociaux énumérés ci-dessous. Par exemple, Dany Toussaint s’inscrit dans le groupe « 5ème colonne », tout en étant impliqué dans le narcotrafic. En 2004, Youri Latortue joua un rôle central dans l’affaiblissement du gouvernement élu d’Haïti et fut ensuite un planificateur-clé pour les autorités post-coup d’État et la campagne de répression violente qu’elles lancèrent (Sprague, 2012a). Son parent Gérard Latortue dirigea la dictature post-coup d’État installée par les États-Unis en mars 2004.

 

(6) La « 5è colonne », était composée d’individus qui travaillaient à affaiblir l’État de l’intérieur. Les personnages les plus représentatifs de ces « caméléons » étaient Dany Toussaint et Joseph Médard, tous deux élus à des hauts sièges au Sénat du pays sous FL. En opérant de l’intérieur de l’État, ils allaient servir de figures-clés (comme le détaillent de nombreux documents du FOIA) pour aider à affaiblir le gouvernement élu d’Haïti dans les mois et les années précédant le coup d’État de février 2004 (Sprague, 2012a).

 

(7) Les renseignements américains, en particulier la CIA. Il y a une longue histoire d’intervention et de soutien des États-Unis aux forces répressives en Haïti. Tandis que certains responsables de l’ambassade tels que l’ambassadeur des États-Unis, Brian Dean Curran, ne firent pas directement la promotion des opérations paramilitaires, il ne semble pas qu’il ait tenté de soutenir les autorités haïtiennes pour traîner les paramilitaires en justice. D’autres ambassadeurs des États-Unis, tels que le remplaçant de Curran nommé par le régime de Bush, James B. Foley, engagèrent directement la communication avec les commandants paramilitaires (Sprague, 2012a). Pourtant, même pendant la période où Curran fut ambassadeur, il ressort clairement des FOIA et des entrevues que j’ai menées que des agents des renseignements américains ont, en effet, effectué leurs propres opérations en s’organisant avec les élites qui soutenaient le FLRN : un agent du renseignement états-unien, Janice Elmore, rencontra par exemple le comploteur de droite Hugues Paris et des groupes d’opportunistes au sein de la police locale à Gonaïves. Cela eut lieu juste avant une évasion de prison à Gonaïves, au cours de laquelle des criminels paramilitaires, anciens militaires ainsi que des violents criminels emprisonnés s’échappèrent en août 2002 (Sprague, 2012a). Comme je l’ai découvert lors d’une discussion avec une source anonyme qui travailla dans le passé à l’ambassade américaine à Port-au-Prince, Curran et le chef de l’ambassade avaient une relation tendue avec Elmore, car elle avait ses propres priorités liées à l’agence qui n’étaient pas forcément alignées sur celles du Département d’État américain.

 

(8) Un secteur de la direction militaire et du Ministère des Affaires Étrangères de la République Dominicaine. J’ai fourni la première enquête documentée sur le rôle secret des autorités dominicaines dans le déclenchement de la violence paramilitaire en Haïti. Ce soutien émanait principalement d’un groupe de bureaucrates de carrière au Ministère des Affaires Étrangères à Saint-Domingue et des échelons supérieurs de l’armée dominicaine. Le plus notable parmi eux semble être le lieutenant général Soto Jiménez et le général Manuel Polanco Salvador. Dans des interviews enregistrées par l’auteur, les bureaucrates de carrière du Ministère Dominicain des Relations Extérieures à Saint-Domingue reconnurent également soutenir étroitement Guy Philippe et sa force paramilitaire. Parmi ces officiels figuraient : le Dr Luis Ventura Sanchez, l’expatrié haïtien Jean Bertin et William Paez Piantini (Sprague, 2012a). Il y avait aussi de nombreux intermédiaires qui aidaient les paramilitaires à établir des liens en République Dominicaine et gardaient un œil sur eux pour les responsables dominicains, des individus comme l’opérateur haïtien de droite Harry Joseph (un ami proche de Saati), le conseiller de ministre Hubert Dorval qui travaillait à l’ambassade d’Haïti en République Dominicaine (et qui fut relevé de ses fonctions par le gouvernement d’Aristide après avoir été surpris en train de secrètement donner des informations aux services de renseignements dominicains) et Delis Herasmé, ami du président dominicain Mejia et importante « connexion » pour les paramilitaires à Santo Domingo. Ces informations ont été vérifiées auprès de l’auteur par de nombreuses sources proches des paramilitaires et par certaines de ces personnes elles-mêmes.

 

(9) L’agence de renseignement externe française, la DGSE. Le renseignement français semble avoir également joué un rôle de soutien direct au FLRN. Cela inclut à la fois les allégations sur un journaliste français qui aurait remis de l’argent aux paramilitaires à Gonaïves et un télégramme de l’ambassade des États-Unis dans lequel l’ambassadeur des États-Unis a écrit au Département d’État qu’il semblait que la France était impliquée dans le soutien des paramilitaires (Sprague, 2012a). Pratiquement aucune information n’a été publiée sur le rôle dissimulé des renseignements français dans le financement des forces paramilitaires ou duvaliéristes en Haïti. Il faut noter que les services de renseignement français ont longtemps joué un rôle important avéré dans le soutien aux groupes armés dans d’autres parties du monde (comme dans les récents conflits en Libye, en Syrie et dans certaines parties de l’Afrique de l’Ouest et Centrale) (Forte, 2012).

 

(10) Les réseaux narcotiques. L’une des caractéristiques les plus importantes des hauts dirigeants paramilitaires et militaires au cours des dernières décennies a été leur relation récurrente avec le narcotrafic. Le passage du trafic de stupéfiants par Haïti est depuis longtemps contrôlé par des militaires, des anciens militaires, des policiers, des paramilitaires et des enfants de riches élites. Depuis l’expansion du trafic de stupéfiants dans les Caraïbes, au sein de chaque gouvernement haïtien, il y a eu des individus liés à ce trafic qui en ont bénéficié. Après le démantèlement de l’armée en 1995, des anciens employés de l’armée et des groupes d’élites ont formé des cartels qui cherchaient à dominer les contributions locales à ce commerce. Ces narco-patrons ayant des liens avec des réseaux dominicains, colombiens et autres réseaux criminels ont fréquemment cherché à acheter des politiciens (Sprague, 2011a). Le trafic de stupéfiants a été l’un des facteurs incompris de la violence paramilitaire au cours des dernières années, car des réseaux rivaux de narcotrafic ont entretenu des alliances avec différents responsables du gouvernement haïtien. Pendant la période que j’ai étudiée, il semble que, bien que certains narco-groupes se soient affiliés au FLRN, d’autres avaient des alliés au sein des organismes de sécurité du gouvernement.

 

Conclusion

 

Cet article a soutenu la thèse d’une impunité continue des paramilitaires et de leurs commanditaires locaux, et ce, alors même que les nouvelles élites transnationales ont imprimé de nombreux changements à cet appareil répressif. Le but des élites transnationales est de stabiliser un pays afin devienne une plate-forme sécurisée à travers lesquelles le capital global peut circuler [15]. Cela implique également différentes tentatives d’assouplissement de la part de groupes anciens orientés vers l’aspect local (car ils cherchent à institutionnaliser de nouveau des aspects de « l’ancien ordre »). Dans le cas d’Haïti, on peut voir comment, immédiatement après le coup d’État, des politiques néolibérales furent décrétées pour renforcer le capital transnational du pays (Schuller, 2007). L’ambassade des États-Unis dut accomplir de nombreux efforts pour que les secteurs d’extrême-droite locaux continuent à soutenir le nouveau régime après le coup d’État, car certains d’entre eux se plaignaient de ne pas recevoir de postes et d’être évincés de la transition politique [16]. Les élites transnationales doivent donc faire face à l’alignement local de différentes forces.

 

Le capital transnational et les élites trouvèrent de vrais alliés parmi les gestionnaires d’État du gouvernement intérimaire qu’ils avaient aidé à mettre au pouvoir et qui mis rapidement en place un programme d’ajustements structurels. Sous la direction du FMI, un cadre provisoire posa les bases des « réformes » souhaitées par les élites transnationales. Le gouvernement intérimaire renvoya entre huit à dix mille fonctionnaires. D’autres programmes d’État, tels que la subvention du riz pour les pauvres, les centres d’alphabétisation et les projets d’infrastructure hydraulique, cessèrent après le coup d’État. L’Université de la Fondation Aristide (UniFA), qui formait des médecins issus des milieux pauvres, fut fermée et transformée en base pour les forces de la MINUSTAH (la garnison de l’ONU). Les décisions judiciaires qui avaient puni certains des criminels les plus violents du pays sous l’autorité des gouvernements Lavalas furent annulées suite au coup d’État.

 

L’une des préoccupations des élites transnationales était que l’ancienne armée chercherait à combler la vacance du pouvoir. L’idée selon laquelle les rebelles « devaient » être tenus pour responsables de leurs crimes était évidemment impensable. Au lieu de cela, une stratégie nuancée fut élaborée dans laquelle les hommes d’influence avec une orientation transnationale cherchèrent à intégrer certains paramilitaires dans la police et les appareils de sécurité de l’État tout en laissant de côté et en offrant une impunité aux pires violateurs des droits de l’homme. Cela servit à maintenir la domination de classe des élites haïtiennes d’une manière acceptable pour les élites transnationales, tout en évitant d’avoir à traiter avec les personnages des escadrons de la mort les plus controversés. Ici, les décideurs politiques transnationaux cherchèrent à éviter ce qu’ils avaient considéré comme des erreurs du régime de fait le plus embarrassant du pouvoir, de 1991 à 1994, avec son recours visible à la violence paramilitaire.

 

Le gouvernement intérimaire et ses partisans transnationaux tentaient d’inciter les paramilitaires à se transformer. Mais certains, comme le commandant paramilitaire Remissainthe Ravix, qui espérait que ses troupes resteraient mobilisées, refusèrent. Cela s’avérait encombrant et menaçait les plans des gestionnaires locaux orientés vers le transnational. La crise fut donc traitée rapidement. Les troupes de l’ONU tuèrent Ravix et certains de ses partisans lors d’une fusillade, ce qui symbolisa la maîtrise des éléments paramilitaires les plus extrêmes.

 

Les principales composantes de la stratégie de développement post-séisme en Haïti ont été axées sur l’attraction des investisseurs globaux, pratique suivie par les États-Unis et la Banque Mondiale pour faciliter les opérations de transformation des exportations, un nouveau port en eau profonde et les nouveaux développements miniers mentionnés plus haut. La conséquence politique de cette restructuration économique, avec les catastrophes naturelles et humaines qui se sont produites ces dernières années, a été une occupation des Nations Unies et une exclusion politique croissante des pauvres. Cependant, même les plans les mieux établis des principaux décideurs ont rencontré des difficultés. L’organisation des forces populaires pousse constamment les groupes dominants à rechercher des plans d’urgence. La politique la plus probable des élites transnationales sera de continuer à affaiblir ou marginaliser toute alternative au statu quo, en profitant de la violence paramilitaire (et en fermant les yeux sur elle, à moins qu’elle ne commence à affaiblir la légitimité politique de leurs alliés locaux). Une attention soutenue sera portée sur l’approfondissement de la polyarchie. D’autres méthodes pour parvenir au consentement hégémonique (comme dans l’idéologie culturelle) jouent également un rôle, en aidant à assurer l’alignement local avec les intérêts capitalistes transnationaux et à faciliter l’intégration du pays dans le système global. Cependant, le capital transnational n’exige pas la reproduction sociale d’une grande partie de la population, les surnuméraires humains non requis pour l’économie globale. Cela signifie qu’une partie importante de la population haïtienne est structurellement marginalisée. Pour maintenir leur domination de classe dans le contexte d’une fracture sociale extrême, les groupes dominants feront de nouveau appel à l’avenir, surtout en période de crise, à la force répressive pour écraser les luttes qui se lèvent d’en bas.

 

Après les coups d’état de 1991 et 2004, ce groupement de militaires, paramilitaires et membres de la bourgeoisie s’efforça, à plusieurs reprises, de récupérer son impunité et réorganiser son dispositif. Aujourd’hui, les anciens chefs paramilitaires et militaires exploitent un réseau de camps de milice privés en Haïti (Sprague, 2011b) et, ces dernières années, les forces politiques de droite du pays (appuyées par des nations étrangères et des agences supranationales) s’efforcent de rénover l’appareil militaire qui avait été dissous en 1994. Alors que Geoff Burt (2016), un spécialiste des think tanks occidentaux, décrit la construction d’une « nouvelle armée haïtienne reconstituée » comme un fait accompli, il reste à voir comment le peuple haïtien réagira. Avec chaque transition politique récente en Haïti, depuis la chute de la dynastie Duvalier, les élites transnationales tentent de micro-gérer l’hybride monstrueux des paramilitaires et de l’armée. Tout en ayant une incidence sur la reproduction de ces groupes armés, les politiques des élites transnationales ont permis aux anciens militaires et paramilitaires (et à leurs commanditaires issus des élites locales) de maintenir leur impunité et de changer leur image. Ces forces brutales sont potentiellement des problèmes gênants pour les groupes dominants impliqués dans des institutions et des entreprises transnationales, mais elles peuvent aussi servir d’outil précieux pour imposer leur règne (ainsi que le règne de leurs alliés locaux), en particulier pendant certaines « périodes d’urgence ».

 

L'interrègne démocratique bancal d’Haïti, compromis à bien des égards, finit par être détruit par une déstabilisation économique et politique, une campagne paramilitaire et l'intervention directe du régime américain de Bush. Depuis lors, les principaux groupes dominants et leurs alliés politiques cherchent à solidifier leur pouvoir à travers le modèle politique polyarchique. Promu par des élites et des dirigeants à orientation transnationale, ce modèle « d'élections de démonstration » orientées vers l'élite vise à introduire un climat plus que favorable au capital mondial, dans lequel des secteurs du bloc du pouvoir local du pays peuvent s'intégrer harmonieusement dans le nouveau bloc historique global. Idéalement, un arrangement polyarchique dans le contexte présent aurait lieu entre la bourgeoisie macouto-martelliste et la faible bourgeoisie prévaliste pseudo-nationaliste et soumise. Grâce à une telle configuration, les élites transnationales pourraient isoler et chercher à diviser davantage le populaire mouvement Lavalas du pays (avec ses différents courants). D’autres facteurs jouent également un rôle dans la refonte de la scène politique d’Haïti : comme la suppression des électeurs (avec une participation déclinante aux élections après le coup d’état) et l'intensification de la culture-idéologie du consumérisme.

 

De nouvelles stratégies politiques et économiques ont été déployées pour consolider le pouvoir entre les mains, cette fois, d’une bourgeoisie transnationale. Les dirigeants et les investisseurs voient Haïti, en particulier, comme une situation d'urgence dont la solution est d’approfondir l’intégration du pays dans l’économie capitaliste globale. Pourtant, avec une grande partie de la population du pays marginalisée, les mouvements sociaux et politiques populaires d’Haïti continuent de se mobiliser contre leur exclusion. Cela a créé des difficultés pour les groupes dominants et leurs stratégies. Alors que ce scénario se poursuit et que de puissants états étrangers et agences supranationales continuent d’intervenir, il semble que ce n’est qu'une question de temps avant que certains groupes d'élite mobilisent de nouveau leurs paramilitaires.

 

Face à ces conditions structurelles difficiles, la lutte pour la justice et l’inclusion continuera d’être la responsabilité des classes populaires. À l’ère de la globalisation, où les élites coordonnent de plus en plus leurs efforts au-delà des frontières, les mouvements populaires ont également besoin d’établir des liens et de s’organiser au-delà des frontières pour progresser à long terme. Tandis que les populations ouvrières et les populations à faible revenu sont exploitées par le capital transnational, elles commencent également à s’intégrer fonctionnellement à travers les frontières grâce à leurs relations productives, leurs réseaux de transferts, leurs communications globales et d’autres dynamiques. Les forces sociales de la région, bien que conditionnées à bien des égards par le passé, entrent dans une ère qualitativement nouvelle d’intégration et inégalité transnationales. Les classes ouvrières et populaires dans les Caraïbes et dans le monde doivent se tourner vers de nouvelles formes transnationales de solidarité. Pourtant, que dire de ces communautés structurellement marginalisées (les masses de chômeurs et sous-employé), les populations qui font face aux formes les plus dures de répression ? La lutte de ces forces subalternes dans un monde globalisant reste un défi ouvert pour le siècle à venir.

 

 

 

Jeb Sprague-Silgado enseigne au Département de sociologie de l'Université de Californie à Santa Barbara. Il est notamment l’auteur de Paramilitarism and the Assault on Democracy in Haiti  (Monthly Review Press, 2012) et de prochain livre The Caribbean and Global Capitalism. Son site Web académique est disponible ici: https://sites.google.com/site/jebsprague/

 

 

 

Notes de fin

 

[1] Bien que mon livre sur ce sujet (Sprague, 2012a) fournisse une documentation détaillée et des recherches d’investigation historiques qui examinent les forces paramilitaires haïtiennes contemporaines, ce article examine ce phénomène à travers le cadre théorique de l’économie politique globale. Tout le travail intellectuel est collectif, car mon travail ici s’appuie sur le travail intellectuel de beaucoup d’autres, dont certains ont eu l’occasion d’en être informés. Je remercie en particulier le Dr Hilbourne Watson, le Dr Jasmin Hristov et le futur professeur Salvador Rangel qui, dans l’esprit du compañerismo, me fournit de nombreux commentaires sur une ébauche de ce article. Je dois également remercier Alice Endame pour son aide dans la traduction de cet article. Pour voir les photos qui accompagnent cette recherche, veuillez visiter : http://jebsprague.blogspot.com/2013/01/paramilitarism-in-haiti-photo-mon.... Pour lire ma plus récente analyse des conditions politiques et structurelles en Haïti, en République Dominicaine et en Jamaïque, voir : Sprague, 2013, 2014 ; Sprague-Silgado, 2016.

 

Mon livre offre une documentation détaillée et une enquête sur le paramilitarisme en Haïti avant et après le coup d’état de 2004 et la façon dont les groupes paramilitaires (et ceux qui les soutiennent) ont changé depuis l’ère duvaliériste jusqu’au début du 21e siècle. Le livre a reçu des commentaires positifs en général (Kaussen, 2015 ; Anglade, 2014 ; Podur, 2014 ; Smith, 2013 ; Pierre, 2013 ; Poinsette, 2013 ; Taylor, 2013 ; Barker, 2012 ; Fernandez, 2012 ; Wisskirchen, 2012, Tomes, 2012 ; Terral, 2012 ; Scherr, 2012). Cependant, le livre a également été critiqué pour d’autres raisons, parmi elles, (1) il n’a pas clairement théorisé le phénomène du paramilitarisme (Gutiérrez, 2015), (2) il met trop l’accent sur le rôle du pouvoir mais pas assez sur les conditions structurelles Gros, 2015), (3) il ne parvient pas à théoriser et à analyser la nature de l’état « raté » ou faible (Gros, 2015), (4) le livre présente parfois « un certain déterminisme pour expliquer les actions des classes populaires et des élites » (Smith, 2014), (5) il était trop peu critique de FL, car Gros (2015) avance que le projet politique FL a aggravé « la structure formelle, comme l’état, des règles et des normes informelles inhérentes à la culture » ou, d’un point de vue opposé, qu’il faisait trop l’apologie pour les politiques relativement modérées du gouvernement Aristide (Gutiérrez, 2015), le livre comprend (6) une mention aléatoire du conflit en Colombie (Gutiérrez , 2015), et (7) il ne reconnaît pas que le paramilitarisme est en fait enraciné dans une culture de banditisme et l’absence d’une culture locale de pardon, par exemple la non-existence du mot « désolé » dans le kreyol haïtien (Gros, 2015).

 

Sur les points 1 et 2, je suis tout à fait d’accord, et ce sont des domaines que j’ai essayé d’améliorer dans ce article et de traiter plus longuement dans mon prochain livre (Sprague-Silgado, 2018). Sur le point 3, je suis d’accord en partie : l’analyse du paramilitarisme a besoin d’une meilleure théorisation du rôle de l’état, cependant je ne suis pas d’accord avec l’argument de « l’état raté » dont Gros (2015) pense que j’ai besoin. L’approche de « l’état raté » des politologues a tendance à attribuer la plus grande part de responsabilité pour les « états ratés » au rôle des officiels locaux plutôt qu’à contextualiser historiquement les faiblesses de ces états à cause du sous-développement, le colonialisme, l’impérialisme et, par exemple, le rôle des puissants intérêts dans l’affaiblissement des gouvernements progressistes et gauchistes, ainsi que la façon dont les différents groupes sociaux et les forces sociales se solidifient et fonctionnent à travers les appareils d’état.

 

Sur le point 4, Smith a largement raison ; le livre a besoin d’une explication plus nuancée du conflit de classe et des relations de classe, en reconnaissant plus clairement les nombreuses contradictions, les divers groupes intermédiaires, les complexités de la reproduction sociale et des relations contingentes. Pour le point 5, oui, il est vrai que le livre pourrait examiner de manière plus critique les politiques de FL et ses responsables, mais comme ces critiques ont été répétées ad nauseam et souvent de manière à ignorer complètement la lutte et les réalisations positives du mouvement Lavalas, je me suis senti obligé de concentrer mon récit sur le rôle non signalé et largement non documenté des groupes puissants dans l’affaiblissement et le renversement du gouvernement réformiste et constitutionnellement légitime du pays et dans le ciblage violent d’un si grand nombre issu des classes populaires du pays. En outre, comme je l’ai expliqué dans mon livre, je suis d’accord avec certaines des critiques de FL que Hallward (2008), par exemple, a faites sur sa désorganisation et plusieurs de ses compromis et échecs. Sur le point 6, je suis tout à fait d’accord avec Gutiérrez (2015) pour dire que ma brève disjonction d’une phrase pour discuter de la Colombie dans la conclusion de mon livre aurait dû être enlevée, car ce n’est pas mon domaine d’expertise, et la phrase que j’ai incluse était basée sur les commentaires d’un ancien narcotrafiquant que j’ai interviewé. Cependant, il est étrange que Gutiérrez rejette tout le livre à cause de cette digression.

 

En ce qui concerne le point 7, à mon avis Gros accuse la culture haïtienne pour ce qui est bien évidemment de la violence parrainée par les élites étrangères et nationales au cours de ces années. Peut-il vraiment ne pas avoir vu que c’était les troupes américaines et les forces paramilitaires (et non ses soi-disant « bandits ») qui ont, en fait, effectué le coup d’état et la violence paramilitaire avant et après le coup d’état ? À un moment donné dans sa critique de mon livre, Gros (2015) décrit Emanuel Constant (le fondateur des escadrons de la mort de FRAPH) comme un personnage populaire. Sur quoi se base-t-il ? Aurait-il été aussi populaire que le fondateur du FLRN, Guy Philippe, qui, aux élections de 2006, a réussi à obtenir 2% des suffrages ? Cette culture défectueuse n’aurait-elle pas dû avoir un certain impact aux urnes ? Et Constant, le « populaire », était-il protégé en Haïti par sa culture défectueuse ou par les activités de l’ambassade des États-Unis, de la CIA et de leurs alliés locaux ? La critique de Gros se distingue en ce qu’on dirait qu’elle a été écrite par deux personnes : la première moitié par quelqu’un de prudent et raisonnable, la deuxième partie par quelqu’un qui a peut-être sauté une grande partie du livre. En ce qui concerne sa prétention selon laquelle le mot « désolé » n’existe pas dans le Kreyol haïtien, il doit savoir qu’il existe des expressions avec un sens similaire : « Mande Padon » pour demander pardon, ou, selon la situation, « dezole, ekskiz » pour dire désolé pour une simple erreur.

 

Avec un texte aussi détaillé et parfois fastidieux à lire (comme Kaussen [2015] le souligne à juste titre), beaucoup de lecteurs de mon livre de 2012 n’ont probablement pas lu toutes les 400 pages, ce qui semble être le cas de Gutiérrez (2015), qui ne mentionne jamais les points les plus importants du livre dans sa brève critique : comme montrer, pour la première fois : 1) que les responsables des États-Unis et des Nations Unies supervisèrent de près l’intégration des anciens paramilitaires dans la police haïtienne ; 2) sa documentation détaillée sur le rôle des responsables du gouvernement dominicain, d’élites haïtiennes particulières et des agents du renseignement étrangers pour favoriser la violence paramilitaire (avec beaucoup plus de détails et d’enquêtes que l’excellente étude de Hallward [2008]) ; et 3) une chronologie de la campagne paramilitaire complexe et difficile à reconstituer. J’ai rédigé la grande majorité de mon livre de 2012 alors que je me concentrais sur la recherche d’investigation et historique, et je n’avais pas encore intégré cela dans une approche plus nuancée sur l’économie politique. Dans ce article, j’ai tenté de donner brièvement les conclusions et les arguments du livre, ainsi qu’une approche plus structurée et théorisée de la compréhension du paramilitarisme dans le contexte des tensions politiques, des conflits sociaux et de la restructuration économique.

 

 [2] Je voudrais clarifier la différence entre le national, l’international et le transnational. Alors que les processus nationaux se déroulent à l’intérieur des frontières de l’état national, les processus internationaux traversent les frontières. Les processus transnationaux, qui se produisent également au-delà des frontières, se font par intégration fonctionnelle. L’intégration fonctionnelle se réfère à la façon dont la composition de différentes éléments (ou différentes agents) est constituée leur fonctionnement en commun. Les processus qui se déroulent au-delà des frontières modifient les manières dont l’espace et la géographie sont impliqués dans la production matérielle et sociale.

 

[3] Alternativement, nous pourrions les décrire comme des « entrepreneurs indépendants engagés par les élites », tout comme un groupe de rara ou un maçon, qui pourrait ou pas choisir de travailler pour un employeur, en fonction de nombreux facteurs. Ainsi, l’étiquette « travailleur » peut être un peu trompeuse. En revanche, un soldat de l’armée avait plus le statut de travailleur : il ou elle devait respecter la discipline, les ordres, les heures, etc. Même les membres des anciens VSN avaient un statut plus « travailleur » par rapport à la nouvelle situation plus précaire des paramilitaires. Les nouvelles forces paramilitaires ressemblent davantage à des « agents libres ». Tout le monde est chef et personne n’est chef, ils ont des alliances, des rivalités, des querelles et des collaborations en dents de scie et certains sont souvent ivres. Cependant, ils peuvent se montrer professionnels et extrêmement dangereux. Cela dit, je crois que le terme flexibilisation aide à décrire comment ils sont passés d’une relation plus permanente dans le passé à une relation plus précaire qui ressemble à un contrat de sous-traitance ces dernières années.

 

[4] Comme je l’ai mentionné dans le premier chapitre de mon livre (Sprague, 2012a), il existait des formes antérieures de répression interne avant les Tontons Macoutes, mais jamais d’une telle manière institutionnalisée et à grande échelle.

 

[5] Heinl est le co-auteur du livre Written in Blood: The Story of the Haitian people (Heinl et Heinl, 2005). Pour en savoir plus sur cette période durant laquelle Heinl a dirigé le contingent militaire américain à Port-au-Prince qui a formé les Tontons Macoutes, consultez l’interview de la journaliste Leslie Cockburn avec l’industriel Butch Ashton sur la façon dont les armes et les entraîneurs américains ont été fournis à l’armée et aux paramilitaires haïtiens au cours des premières années du régime Duvalier. Disponible en ligne ici : http://www.youtube.com/watch?v=CPIwP-T-PpM.

 

[6] Pour comprendre ce phénomène, j’ai énormément bénéficié d’interviews approfondies avec un individu élevé dans une famille bourgeoise en Haïti. Cette personne était disposée à me parler ouvertement sur cette expérience. Cet individu a parlé sous couvert d’anonymat (Sprague, 2011).

 

[7] Voir l’excellente discussion de Roberto Regalado (2007) sur la démocratie bourgeoise et le changement de moments historiques/moyens de production.

 

[8] J’examine en détail cette transition et les nombreux problèmes qu’elle a entraînés dans mon livre (Sprague, 2012a).

 

[9] Un bon moyen de résumer les interconnexions entre certaines des personnes qui ont soutenu et participé à la campagne paramilitaire contre le gouvernement élu d’Haïti au début des années 2000 serait peut-être de regarder les origines de Guy Philippe. Comme beaucoup d’enfants des élites ou des familles bien connectées du pays, il a fréquenté pendant une partie de sa jeunesse l’école Saint-Louis de Gonzague, avec son école primaire au centre-ville de Port-au-Prince et son école secondaire dans quartier Delmas 31 de la capitale. Un ancien camarade de classe et ami proche de Guy Philippe explique que Saint-Louis de Gonzague est « une école dirigée par des prêtres. L’instruction est haut de gamme. La plupart des diplômés deviennent des élites ; des élites de la bourgeoisie ou de la classe moyenne, des commandants militaires ou de gros trafiquants de drogue » (Sprague, 2011). Même entre les enfants des familles bourgeoises, il existait des clivages de classe et de race entre les camarades de classe, mais en même temps se formaient d’importantes amitiés durables, des couples et des connaissances. Par exemple, un membre d’une famille de FAd’H ou d’une famille duvaliériste noire n’épouserait pratiquement jamais un membre d’une famille industrielle. S’ils le faisaient, « ce serait un véritable déshonneur » ; quand cela arrive très rarement, c’est un véritable drame », explique la source, qui était élève dans chaque niveau scolaire de l’école (Sprague, 2011). Cependant, en même temps, beaucoup ont appris à se connaître. Dans leur jeunesse, des gens comme Guy Philippe et Jacky Nau (qui devinrent plus tard des dirigeants des « Équatoriens ») allaient à l’école aux côtés des enfants de certains des plus grands industriels et acteurs politiques du pays. Il était tout à fait logique qu’on fasse appel à eux plus tard pour mettre à exécution la violence politique de droite. « Ils se connaissaient tous depuis l’école, même s’ils ne traînaient pas beaucoup ensemble dans la cour de récréation » (Sprague, 2011). Toujours premier de sa classe, Philippe acquit dans sa jeunesse l’amitié et la générosité de partisans comme le romancier haïtien Jean-Claude Fignolé et Pierrot Denize (un ancien chef de police) qui aurait aidé à payer la scolarité de Philippe. Ils auraient, tous deux, aussi aidé Guy Philippe à financer sa formation en Équateur. Ce n’est qu’après qu’il n’avait plus d’utilité et qu’il était devenu incontrôlable et de plus en plus encombrant, que les contacts américains de Philippe se sont retournés contre lui, la DEA l'arrêta à la fin de 2016 (Ives, 2017).

 

[10] J’ai discuté en détail des divers processus d’enquête et judiciaires menés contre les hommes armés paramilitaires et leurs partisans parmi les élites (Sprague, 2012a).

 

[11] Dans une nouvelle tentative de réécriture académique de ce qui s’est réellement passé à Cité Soleil après le coup d’état de 2004, Moritz Schuberth (2015) affirme, sans preuve, que la seule raison pour laquelle les gens de Cité Soleil ont protesté à la suite du coup d’état, c’était parce qu’ils voulaient retrouver les emplois issus du patronage qu’ils avaient perdus. Il ne mentionne jamais le soutien populaire que le gouvernement destitué avait dans cette communauté et le haut niveau de sentiments anti-militaires présents dans sa population. Il ne mentionne jamais comment, avant la plupart des actes violents perpétrés par les groupes armés des quartiers populaires, il y eut de nombreuses attaques mortelles contre des manifestants pacifiques anti-coup d’État. Ces attaques furent menées principalement par la police de Latortue et leurs alliés paramilitaires, les anciens de FAdH, mais parfois sous l’œil attentif des troupes de l’ONU.

 

Ignorant l’idée que des personnes à faible revenu et qui sont racialisées de façon négative puissent s’organiser contre les élites et comment, proportionnellement, une grande partie de la violence politique est dirigée contre elles, auteur après auteur (comme Katz [2014], Fatton, Jr. [2007] et Dupuy [2007] par exemple) parcourent rapidement ou ne disent rien sur toute la documentation qui montre les campagnes de terreur post-coup d’état menées contre les pauvres : les images de Kevin Pina et de feu Jean Ristil, l’étude sur les droits de l’homme publiée par Thomas Griffin et l’équipe de défense des droits de l’homme de l’Université de Miami, l’étude Lancet, les rapports de IJDH et BAI, le rapport sur les droits de l’homme de la National Lawyers Guild, les rapports recueillis par le photo-reporter des mouvements de base Wadner Pierre ou encore les rapports locaux sur les droits de l’homme de cette période par des avocats des mouvements base comme Evel Fanfan et les autres. La plupart des auteurs contemporains sur Haïti ne voient pas le ciblage violent des mouvements d’en bas et la manière dont les élites facilitent cela. À mon avis, la plus grande contradiction des approches de ces auteurs est que, bien qu’ils entreprennent une analyse historique souvent nuancée, leurs explications du conflit social contemporain adoptent souvent une approche élitiste en attribuant une authenticité aux récits des grands médias. Prenons par exemple la citation peu critique de Dupuy sur les rapports du journaliste pro-coup d’état Michael Deibert qui, à maintes reprises, a ignoré la proportionnalité de la violence et le ciblage massif du mouvement populaire prodémocratique d’Haïti (comme dans le quartier Gran Ravine de Port-au-Prince, voir Sprague, 2012 : 388). Sous la surface de ces approches se trouve une tendance libérale, avec la conviction que les classes populaires ne peuvent pas se mobiliser (ou ne se sont pas mobilisées) de leur propre chef.

 

[12] Avec l’émergence du capitalisme, ce qui était auparavant considéré comme des groupes ethniques plus amorphes s’est structurellement mélangé aux relations de classes racialisées (Callinicos, 1993). Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de divisions sociales avant l’avènement du capitalisme. Il est clair qu’il y en avait. Comme le fait remarquer David Harvey : « Le capitalisme n’a pas inventé ‘l’autre’, mais il l’a certainement utilisé et promu de façon très structurée ». Parmi les plus significatives de ces nouvelles « façons structurées », on peut citer celles qui ont été provoquées par l’exploitation racialisée et le concept de race. En tant que construction sociale, elle a eu un réel impact matériel sur la vie quotidienne des gens, comme l’explique Stuart Hall : « La race est la modalité dans laquelle la classe est vécue ». En Haïti, nous pouvons observer de nombreuses caractéristiques structurelles générales et particulières de la façon dont les relations de classes racialisées se sont mises à fonctionner.

 

[13] Incidemment, à la mi-2016, Saati faisait partie d’un petit groupe d’élites haïtiennes qui escortaient alors le candidat présidentiel Donald Trump dans Miami pendant sa campagne. Saati reste proche de divers politiciens de Washington, même après avoir été exposé comme partisan des escadrons de la mort dans mon livre de 2012.

 

[14] En octobre 2014, Jean-Claude Duvalier (qui était rentré de son exil après le séisme de 2010) mourut à la résidence de Baguidy Jr.

 

[15] Pour un examen plus approfondi du passage du capitalisme national et international au capitalisme global dans les Caraïbes, voir : Watson, Eds., 2015 ; Sprague, 2015b ; Sprague-Silgado, 2018. Voir également les travaux de Robinson sur l’Amérique centrale (2003) et l’Amérique latine (2008), ainsi que les récents numéros de revues et volumes de livres édités qui examinent et débattent de la formation transnationale de classe (Harris, Eds., 2009 ; Murray and Scott, Eds., 2012 ; Haase, Eds., 2013 ; Struna, Eds., 2013 ; Sprague, Eds., 2015a).

 

[16] Avec le régime intérimaire peuplé de technocrates proches du gouvernement des États-Unis et de décideurs à orientation transnationale, des secteurs radicaux et moins astucieux de la bourgeoisie haïtienne se sentirent mis à l’écart. L’ambassadeur des États-Unis, M. Foley, fit remarquer : « Nous détectons une crainte au sein de la classe politique établie d’être oubliée par la transition » (Foley, 2004).

 

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