La longue résistance mapuche
- Opinión
« Je suis considéré par l’État chilien comme un délinquant parce que je défends ma famille et mes terres », déclare Wajkilaf Cadin Calfunao, 25 ans, membre de la communauté Juan Paillalef, dans
« Les prisons sont un lieu de châtiment que l’État chilien et ses exécutants politiques et judiciaires ont destiné à ceux qui luttent ou représentent le peuple-nation mapuche », écrivit Huenchunao le 21 mars de la prison d’Angol [2]. Hector Llaitul, 37 ans, dirigeant de
Comme presque tous les dirigeants mapuches, Llaitul met l’accent sur le problème des entreprises forestières : «
« Ma communauté a été fortement réprimée puisque tous les membres de ma famille sont en prison (maman, papa, frère, tante, etc.) », signale Calfunao dans sa lettre, et il décrit comment les terres de sa communauté ont été « volées » par les entreprises forestières et le ministère des Travaux publics, vol avalisé par les tribunaux qui ne respectent pas « notre droit consuétudinaire et nos coutumes juridiques ». Il est accusé d’enlèvement pour avoir réalisé un barrage routier, de désordres sur la voie publique et de la destruction de pneus d’un camion forestier qui transportait du bois de la région mapuche. Toute activité que réalisent les communautés pour empêcher que les entreprises forestières continuent à voler leurs terres, est traitée par l’État chilien au moyen de la législation « anti-terroriste » héritée de la dictature d’Augusto Pinochet.
Au sud du fleuve Bío Bío
En arrivant à Concepción, à 500 kilomètres au sud de Santiago, par l’étroite vallée entre la cordillère des Andes et le Pacifique, couverte de cultures fruitières qui ont fait du Chili un important agro-exportateur, le paysage commence à se modifier brusquement. Les cultures forestières enveloppent champs et collines. Les autoroutes se transforment en chemins qui montent en serpentant la montagne et se perdent entre les pins. A l’improviste, une dense et épaisse fumée blanche annonce une usine à papiers, toujours entourée d’immenses et étendues cultures vertes.
Lucio Cuenca, coordinateur de l’Observatoire Latino-Américain des Conflits Environnementaux (OCLA, Observatorio Latinoamericano de Conflitos Ambientales) explique que le secteur forestier croît à un rythme annuel supérieur à 6%. « Entre 1975 et 1994 les cultures ont augmenté de 57% », ajoute t-il. Le secteur forestier représente plus de 10% des exportations ; pratiquement la moitié va vers des pays asiatiques. Plus de deux millions d’hectares de plantations forestières se concentrent dans les régions V et X, terres traditionnelles des mapuches. Le pin constitue 75% et l’eucalyptus 17%. « Mais presque 60% de la surface plantée appartient à trois groupes économiques », affirme Cuenca.
Expliquer une pareille concentration de la propriété nécessite - comme dans presque tous les domaines dans ce Chili hyper-privatisé - de porter un regard sur les années 70, et tout particulièrement sur le régime de Pinochet. Durant les années 60 et 70, les gouvernements démocrate-chrétien et socialiste mirent en oeuvre une réforme agraire qui rendit des terres aux mapuches et développa la création de coopératives paysannes. L’État participa activement à la politique forestière tant dans les cultures que dans le développement de l’industrie.
Cuenca explique ce qui est arrivé sous Pinochet : « La dictature militaire réalisa ensuite une contre-réforme modifiant tant la propriété que l’usage de la terre. Dans la seconde moitié des années 70, entre 1976 et 1979, l’État céda à des privés ses six principales entreprises de la zone : Celulosa Arauco, Celulosa Constitución, Forestal Arauco, Inforsa, Masisa et Compañia Manufacturera de Papeles y Cartones, qui furent vendues à des entreprises pour 78% de leur valeur ».
Le pinochétisme marque la différence : l’industrie forestière au Chili est aux mains de deux grands groupes privés nationaux, dirigés par Anacleto Angelini et Eleodoro Matte. Dans le reste du continent l’industrie est aux mains de grandes multinationales européennes ou états-uniennes. C’est là que la nationalité des propriétaires n’a pas la moindre importance. Au Chili, seulement 7,5% des plantations forestières sont détenues par de petits propriétaires, alors que 66% appartiennent à de grands propriétaires qui possèdent un minimum de mille hectares de forêt. Le Groupe Angelini a à lui tout seul
« Les régions où se développe ce lucratif commerce - poursuit Cuenca - sont devenues les plus pauvres du pays ». Alors qu’Angelini est un des six hommes les plus riches d’Amérique latine, dans les régions VIII et IX la pauvreté dépasse les 32%, l’indice le plus élevé du pays. « Les bénéfices ne sont pas redistribués et rien ne reste dans la région, si ce n’est la surexploitation, la pollution, la perte de diversité biologique et culturelle et, bien sûr, la pauvreté », conclut le coordinateur de l’OLCA.
Pour les mapuches, l’expansion forestière signifie leur mort en tant que peuple. Chaque année, la frontière forestière progresse de
Malgré les dénonciations relatives à la détérioration environnementale et sociale, malgré la résistance de dizaines de communautés mapuches mais aussi maintenant de pêcheurs et d’agriculteurs, et, au surcroît, malgré les analyses d’organismes publics nationaux qui préviennent des dangers de la poursuite du développement de l’industrie forestière, la quantité de bois disponible aura doublé en 2018 par rapport à ce qu’elle était en 1995, selon ce qu’indique
Trois siècles d’indépendance
Il est impossible de comprendre la réalité actuelle du peuple mapuche sans revenir sur son histoire. A la différence des autres grands peuples du continent, les mapuches parvinrent à imposer leur autonomie et indépendance à
On estime qu’à l’arrivée des Espagnols, il y avait un million de mapuches, concentrés surtout en Araucanie (territoire entre Concepción et Valdivia). C’était un peuple de pêcheurs, de chasseurs et de cueilleurs, dont l’alimentation de base était constituée de pommes de terre et de haricots qu’ils cultivaient dans des clairières de forêts, et du pignon de l’araucaria, le gigantesque arbre qui dominait la géographie du sud. Bien que sédentaires, ils ne constituaient pas de villages ; chaque famille avait son autonomie territoriale. L’abondance de ressources sur des terres très riches est ce qui permit l’existence d’« une population très supérieure à ce qu’un système pré-agraire aurait pu approvisionner », soutient José Bengoa, le principal historien du peuple mapuche [4].
Cette société de chasseurs-guerriers, où la famille était l’unique institution sociale permanente regroupée autour de caciques ou loncos [dirigeants], était bien différente des sociétés indigènes que trouvèrent les Espagnols en Amérique. Entre 1546 et 1598, les mapuches résistèrent avec succès aux Espagnols. En 1554, Pedro Valdivia, capitaine général de
En dépit des épidémies de typhus et de variole, qui emportèrent le tiers de la population mapuche, une seconde et une troisième génération de caciques résistèrent avec succès aux nouvelles attaques des colonisateurs. En 1598, le cours de la guerre changea. La supériorité militaire des mapuches, qui devinrent de grands cavaliers et avaient plus de chevaux que les armées espagnoles, poussa les conquistadores à se mettre sur la défensive. Ils détruisirent toutes les villes espagnoles au sud du fleuve Bío Bío ; parmi lesquelles Valdivia et Villarica, qui ne fut refondée que 283 ans plus tard, après la « pacification de l’Araucanie ».
Une paix tendue s’installa à la « frontière ». Le 6 janvier 1641, Espagnols et mapuches se réunirent pour la première fois au Parlement de Quilín : la frontière sur le Bío Bío et l’indépendance mapuche furent reconnues, mais les mapuches devaient laisser prêcher les missionnaires et libérer les prisonniers. Le Parlement de Negrete, en 1726, régula le commerce qui était source de conflits et les mapuches s’engagèrent à défendre
Comment expliquer cette particularité mapuche ? Divers historiens et anthropologues, dont Bengoa, s’accordent à dire que « à la différence des Incas et des Mexicains, qui possédaient des gouvernements centralisés et des divisions politiques internes, les Mapuches possédaient une structure sociale non hiérarchisée. Dans la situation mexicaine et andine, le conquérant frappa le centre du pouvoir politique, et en le conquérant, s’assura le contrôle de l’Empire. Dans le cas mapuche, ce n’était pas possible, étant donné que sa soumission passait par celle de chacune des milliers de familles indépendantes » [5]. Au passage, il faudrait ajouter que la prédominance de cette culture explique aussi l’énorme difficulté que rencontre le mouvement mapuche pour construire des organisation unitaires et représentatives.
Vers le 18e siècle, influencée par
L’économie minière de la nouvelle République indépendante nécessita, à la suite de la crise de 1857, d’étendre la production agricole. Jusqu’en 1881, date à laquelle les mapuches furent définitivement vaincus, se déchaîna une guerre d’extermination. Après la défaite, les mapuches furent confinés dans des reducciones : les terres qu’ils contrôlaient passèrent de 10 millions d’hectares à un demi million, le reste de leurs terres étant adjugé par l’État à des particuliers. Ils devinrent ainsi des agriculteurs pauvres, forcés de changer leurs coutumes, leurs formes de production et leurs normes juridiques.
Une nouvelle réalité
A environ 100 kilomètres au sud de Concepción, le petit village de Cañete est un des noeuds du conflit mapuche : à
Quand la marche s’est dissoute, après avoir parcouru cinq pâtés de maisons, entourée d’un important dispositif anti-émeutes, les loncos Jorge et Fernando nous ont emmenés jusqu’à leur communauté. Près de l’un des villages de la zone, dans une espèce de clairière entre les pins, une poignée de maisons précaires forment la communauté Pablo Quintriqueo, « un indigène hispanisé qui vivait dans cette région vers 1800 », explique Mari, assistante sociale mapuche qui vit à Concepción. A la surprise de ceux qui ont visité des communautés andines ou mayas, elle ne comprend que sept familles et s’est formée il y a seulement huit ans ; le petit potager derrière les maisons ne peut ravitailler plus de 30 personnes.
Faisant circuler un maté, ils expliquent. Les familles avaient émigré à Concepción et laissé les terrains de leurs ancêtres sur lesquels ils étaient nés et avaient vécu jusqu’à il y a une décennie. Mari s’est mariée avec un huinka (blanc), elle a deux enfants et un bon emploi. Beaucoup de jeunes, comme Hector Llaitul, aujourd’hui emprisonné à Angol, se sont diplômés à l’Université de Concepción et ont ensuite créé des organisations en défense de leurs terres et communautés. Quand les forestiers empiétèrent sur leurs terres, ils y retournèrent pour les défendre. « Ce sont au total
Il n’est pas simple de comprendre la réalité mapuche. Le lonco Jorge, 35 ans, un des plus jeunes du groupe, donne une piste en signalant que « le projet de restructuration du peuple mapuche passe par la récupération du territoire ». De là on peut déduire que les mapuches vivent une période que d’autres peuples indigènes du continent ont connu il y a un demi-siècle, quand ils s’assurèrent la récupération et le contrôle de terres et de territoires qui leur appartenaient depuis des temps immémoriaux. En second lieu, tout indique que la défaite mapuche est encore trop proche (à peine un siècle) comparée aux trois ou cinq siècles passés depuis l’irruption des Espagnols ou la défaite de Tupac Amaru, selon la chronologie que l’on préfère. La mémoire de la perte de l’indépendance mapuche est encore très fraîche, et cela est peut-être le motif d’une tendance qui se répète dans les conversations : à la différence des aymaras, quechuas et mayas, les mapuches se mettent dans une position de victimes qui, bien que juste, s’avère incommode.
José Huenchunao affirme que les communautés vivent une nouvelle situation du fait du désespoir existant. Et il lance un avertissement qui ne semble pas démesuré : « Si cette administration politique, si les acteurs de la société civile ne prennent pas en compte notre situation, les conflits qui étaient isolés vont se reproduire avec plus de force et de manière plus coordonnée. Cela peut être beaucoup plus grave, cela peut avoir un coût beaucoup plus grand pour cette société que de rendre une certaine quantité de terres, qui est le minimum que les communautés réclament. » [6]
Pour les Chiliens de « tout en bas », il n’est pas évident que la démocratie électorale ait amélioré leurs vies. « La stratégie politique de
Mais il y a des symptômes clairs qui montrent que le temps de
Ce fait représente peut-être le commencement de la fin de
Dans les derniers mois, le gouvernement de Michelle Bachelet a ouvert trop de fronts. Au conflit avec le peuple mapuche s’ajoute la protestation estudiantine contre la loi d’éducation qui a provoqué l’année dernière des manifestations de centaines de milliers de jeunes. Au début de cette année a éclaté un conflit non résolu en raison de la restructuration des transports publics à Santiago, puisque la mise en route du Transantiago [10] porte préjudice aux secteurs populaires. S’ajoute à cela la mort d’un ouvrier dans une région chaude. Il est possible que, comme cela a déjà eu lieu dans d’autres pays de la région, la population chilienne ait commencé à tourner la page du néolibéralisme sauvage.
La démocratie contre les mapuches
Un ministre de Pinochet se vantait en disant qu’ « au Chili il n’y a pas d’indigènes, il n’y a que des Chiliens ». En conséquence, la dictature édicta des décrets pour mettre fin aux exceptions légales en faveur des mapuches et introduire le concept de propriété individuelle de leurs terres. Mais « priver le peuple mapuche de sa reconnaissance en tant que tel a renforcé l’identité ethnique », signale Gabriel Salazar, récent lauréat du Prix national d’Histoire.
Au début des années 80 on a assisté à une « explosion sociale » du peuple mapuche en réponse aux décrets de 1979 qui permirent la division de plus de
La démocratie n’a pas non plus été généreuse avec le peuple mapuche. Si la dictature voulait en finir avec eux, misant sur la conversion d’indiens en paysans, avec le gouvernement de
Actuellement, « le monde indigène rural est partie constituante de la pauvreté structurelle du Chili », assure Salazar. En 1960, chaque famille mapuche avait une moyenne de
Désespérées, beaucoup de communautés envahissent les terres dont se sont emparées les entreprises forestières, et pour cela sont accusées de « terrorisme ».
Ressources bibliographiques :
— José Bengoa, Historia del pueblo mapuche, LOM, Santiago, 2000.
— Juan Carlos Gómez Leytón : “La rebelión de los y las estudiantes secundarios en Chile. Protesta social y política en una sociedad neoliberal triufante", revue OSAL, n°20, Buenos Aires, mai-août 2006.
— Alvaro Hilario, Entrevista a Héctor Llaitul, 24 avril 2007.
— José Huenchunao, Carta Abierta desde la cárcel de Angol, 21 mars 2007.
— Sergio Maureira, Entrevista a José Huenchunao.
— Gabriel Salazar, Historia contemporánea de Chile, 5 tomes, LOM, Santiago, 1999.
— Observatorio Latinoamericano de Conflictos Ambientales (OLCA), Aproximación crítica al modelo forestal chileno, Santiago, 1999.
— Revista Perro Muerto
(Traduction : Gérard Jugant et Fausto Giudice, (http://www.tlaxcala.es/). Traduction revue par l’équipe du RISAL.)
Source originale: IRC Programa de las Américas (http://www.ircamericas.org), mai 2007.
[1] [NDLR] La dictature a réorganisé le Chili en 12+1 regiónes, des sous divisions administratives. Santiago, la capitale, est une région à part entière : la región metropolitana.
[2] Entretien avec Héctor Llaitul.
[3] Lettre de José Huenchunao depuis la prison.
[4] José Bengoa, Historia del pueblo mapuche.
[5] Idem, p. 41.
[6] Entretien avec José Huenchunao.
[7] Juan Carlos Gómez Leytón, ob. cit.
[8] [NDLR] Lire à ce Rodrigo Sáez, Marisol Facuse, Répression du mouvement social au Chili : « Arauco tiene una pena », RISAL, 25 mai 2007 : http://risal.collectifs.net/spip.ph....
[9] Communiqué du 5 mai 2007 sur www.piensachile.com.
[10] [NDLR] Lire à ce sujet Antoine Casgrain, Santiago a le mal des transports, RISAL, 18 juin 2007 : http://risal.collectifs.net/spip.ph....
[11] [NDLR]
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