L'Argentine en perspective. Un bilan des derniers mois
Le mouvement des piqueteros vers une radicalisation ?
17/01/2003
- Opinión
Si jamais tu vois l'avenir, cette fois dis-lui de venir.
La société argentine semble engagée, un an après les 19 et
20 décembre 2001, dans une voie qui la situe de façon
incertaine entre les réalités du passé et celles de
l'avenir. Elle vient de connaître 12 mois particulièrement
intenses, porteurs de signes contradictoires et peu clairs,
mais aussi d'événements exceptionnels et d'innovations.
Si on regarde le pouvoir en place, on a le sentiment, à coup
sur, d'une incertitude générale et d'une continuité, en
toute impunité, des vieux excès. Un système de partis
effondré, mais personne pour le remplacer. Des institutions
parlementaires discréditées, mais qui votent des lois dans
le sens suivi depuis quelques années, et qui entraînent
notamment des transferts gigantesques de richesses au profit
du grand capital, une Cour suprême qui risque toujours de
passer en procès (collectif ou individuel) et qui continue
de bafouer le droit et la justice dans les jugements qu'elle
rend. S'agissant du pouvoir économique, les banques ont
recommencé à recevoir des dépôts, et les compagnies
pétrolières à augmenter leurs tarifs. Les dollars continuent
de partir à l'étranger, les négociations interminables avec
le Fonds monétaire international se poursuivent, les
producteurs d'aliments haussent leurs prix pour les aligner
sur le marché international, pendant que les entreprises
maintiennent le gel des salaires (…) Le gouvernement s'est
débattu entre deux tendances : d'une part, la recherche d'un
simili-consensus, sans autre ressource qu'un système
d'assistanat qu'il ne maîtrise plus totalement, d'autre
part, la promesse d'une « réorganisation économique » qui
reste fondée sur la déférence à l'égard du grand capital,
sur une contrainte qui oscille entre la brutalité aveugle et
une sélectivité subtile. Il ne tient pas sa légitimité
initiale du vote populaire et, qui plus est, il ne voit pas
comment la retrouver pour le prochain scrutin présidentiel :
avancer les élections générales et reporter les « primaires
» qu'il a lui-même érigées en loi, telle semble être la
seule stratégie dont il dispose. Cependant, tous les
candidats représentent la continuité de ce que l'on connaît
actuellement (avec ou sans une légère couche de maquillage)
ou cherchent à obtenir un « chèque en blanc » afin de
poursuivre une politique de « capitalisme éthique », cette
fois sans autre soutien qu'une figure charismatique qui
frise le ridicule en permanence [ l'auteur fait ici
allusion, semble-t-il, à Raúl Alfonsín, premier président
après la dictature ].
Beaucoup de choses ont changé
Tout semble rester pareil en surface mais, dessous, beaucoup
de choses ont changé. Il suffit de se rappeler qu'il y a
juste un an les assemblées populaires n'existaient pas, pas
plus que les cacerolazos [ concerts de casseroles, en signe
de protestations ]. Le mouvement des piqueteros [ chômeurs
pratiquant le barrage des routes ] n'avait pas l'ampleur et
ne jouissait pas du soutien social que l'on observe
aujourd'hui au point que les universitaires « sérieux »
pouvaient annoncer impunément à l'époque que les piqueteros
ne représentaient pas un acteur social mais une somme de «
victimes ». Les « récupérations d'usine » étaient beaucoup
moins fréquentes et il en était peu question dans les
actualités. On continuait d'identifier principalement les
escraches [ pratiques consistant à se regrouper devant la
maison de personnes ayant gravement porté atteinte aux
droits humains sous la dictature ] aux génocides et à ceux
qui en furent complices, et non à la contestation de tout
pouvoir oppresseur. Sur la scène culturelle, il s'est
produit une véritable explosion de l'information, de la
réflexion et des manifestations artistiques autour des
événements survenus dernièrement, sur tous les supports et
sous toutes les formes possibles, des graffitis à internet,
en passant par la vidéo, le théâtre et les arts plastiques,
et toujours sous le signe de l'innovation et de la
participation de nouveaux acteurs. Le cadre urbain à Buenos
Aires a été constamment le théâtre de luttes au cours
desquelles les travailleurs, les piqueteros les étudiants,
les contestataires de tout poil ont occupé ou réoccupé des
espaces et « assiégé » le pouvoir économique et politique…
C'en est fini des mythes post-modernistes que sont la
disparition définitive de la politique de masse, une société
indéfiniment soumise au grand capital. De même en est-il de
la démocratie qui s'est résumée en un choix possible entre
deux secteurs d'une même élite dirigeante, avec des
programmes plus ou moins identiques et, de toute manière,
voués à rester lettre morte. La preuve est faite de
l'inutilité des « dialogues » manipulés par le pouvoir, au
cours desquels le jeu consiste à dire qu'il n'existe pas
d'antagonismes, que « nous sommes tous Argentins » et que
tout peut se régler par la « participation » à l'intérieur
des limites fixées par les chefs d'entreprise, l'Église et
les dirigeants politiques. Ces « dialogues » ne servent qu'à
donner de l'oxygène aux ONG qui ont besoin d'un grand nombre
de pauvres pacifiques et obéissants pour que l'humanitarisme
qu'elles professent soit rentable…
Il est vrai que la mobilisation accuse un recul, qu'il
existe des divergences et des antagonismes, que le pouvoir
n'a absolument pas renoncé à son éternelle tactique
consistant à opposer « modérés » et « extrémistes », «
pacifiques » et « violents », éventuellement avec la
complicité des organisateurs et des dirigeants des
mouvements. Il est également vrai que les masses organisées
et mobilisées, bien que numériquement importantes, ne
constituent qu'une petite minorité de la population, et
qu'il y a d'autres secteurs qui continuent de suivre la
ligne commune définie par le conformisme invariable,
l'individualisme à plein temps, le scepticisme qui se veut
éclairé mais dont les résultats sont paralysants, la
recherche du bien-être dans une consommation réelle ou
symbolique…
Un climat social nouveau
Pourtant, il est difficile de nier le potentiel démontré par
les classes pauvres de notre pays, l'énorme volonté affichée
pour construire un lieu de vie différent, la concentration
créative de la haine contre les défenseurs du règne de
l'inégalité et de l'injustice. Les sensibilités évoluent
pendant le processus même, comme en témoignent clairement
les milliers de personnes qui ont repris dernièrement la
militance et la lutte, mettant consciencieusement fin à des
années de repli individualiste pour rejoindre un mouvement
qui, en dépit des souffrances engendrées par le chômage,
l'effritement des salaires et l'appauvrissement généralisé,
ouvre la voie à l'espoir et a donné naissance à un climat
social nouveau. Mais, surtout, il semblerait qu'est
définitivement révolu le règne de la peur instauré durant la
sinistre période de la dictature militaire, cette impression
que la moindre protestation, la moindre manifestation de
désaccord seraient irrémédiablement battues en brèche,
châtiées, effacées des mémoires. Les classes pauvres ont
progressivement appris que l'exercice du terrorisme d'État
n'est pas quelque chose que le pouvoir peut mettre en
pratique à tout moment, que ce dernier ne dispose pas d'un «
bouton rouge » infaillible sur lequel il lui suffirait
d'appuyer pour éliminer ses adversaires. Et cet
apprentissage s'est fait au prix d'une suite de luttes
menées aussi bien par les Mères [ de la place de Mai ] que
par les Fils [ allusion au mouvement HIJOS, mouvement de
jeunes à la recherche des parents disparus ], et qui vont
des timides premières manifestations contre la dictature au
combat de rue contre la police du 20 décembre. Cet
affrontement a certes laissé beaucoup de morts parmi les
manifestants, mais aussi l'image indélébile d'un président
qui n'a eu d'autre recours que de fuir devant la vague
populaire irrépressible, et une sensation de joie unique,
bien qu'il porte la marque de la douleur et de la colère.
Quoi qu'il en soit, la question demeure de savoir quelle
pourrait être une solution alternative pour bâtir une force
sociale capable de battre le pouvoir en place, pouvoir qui
non seulement ne s'effondrera pas de lui-même, mais qui
conserve entre ses mains les moyens nécessaires pour essayer
d'imposer ses « solutions » à la crise existante dès qu'il
sera parvenu à réunir un minimum de consensus pour s'engager
dans cette voie. Et la solution à cette carence n'est pas
suffisamment simple pour que l'on puisse penser que le
remède se trouve dans les appels à l' « unité » ou dans la
formation d'un quelconque « centre de coordination »
artificiel.
Les forces du changement
Au terme de plusieurs décennies, la gauche argentine a
acquis l'image d'une force rachitique, qui occupe une place
marginale dans la société et dans la politique du pays, dont
l'influence est circonscrite à certaines couches moyennes «
éclairées » des grandes villes, et s'exerce davantage dans
le domaine culturel que sur la scène politique. La tendance
est en train de s'inverser graduellement depuis quelques
années et, notamment, depuis 2001. Une gauche plus
pluraliste et multiforme que jamais a gagné le terrain de la
rue face à des forces autrefois enracinées dans les masses
populaires (les deux partis traditionnels, les dirigeants
syndicaux traditionnels) et qui, aujourd'hui, ne peuvent
mobiliser que des clientèles plus liées par leurs intérêts
personnels ou collectifs que par leurs convictions ou leur
enthousiasme. On peut affirmer sans exagération que la rue
est désormais occupée par un rassemblement hétérogène qui
partage, parfois d'une manière diffuse, une contestation
radicale de la direction politique du bipartisme, d'un
pouvoir économique et des institutions qui sont censées être
les garantes du pouvoir et de la justice. Et cela dans un
cadre où la réappropriation de l'espace public joue un rôle
fondamental puisqu'elle témoigne d'une désaffection pour le
poste de télévision au profit d'une reconquête de nos rues
et de nos places.
Beaucoup de forces qui peuvent s'identifier sans difficulté
à certaines positions de la gauche, du fait qu'elles
remettent en question les bases de la société existante,
sont entièrement nouvelles, non pas en tant qu'organisations
mais au regard de l'objet même de leur action et des classes
sociales qu'elles regroupent. Le tandem constitué par les
partis, les syndicats ou les organisations culturelles est
aujourd'hui complètement dépassé par le mouvement des
piqueteros, les assemblées et autres formes d'organisation
et de mobilisation des classes pauvres. Ces derniers ne
respectent pas les schémas classiques, qui intègrent
beaucoup de gens qui n'avaient encore jamais participé à des
actions collectives, et qui peuvent faire en sorte que le
nombre se transforme en force vive, et non en un facteur
constant de fragmentation et de dispersion.
On observe un profond paradoxe : cette gauche en progression
résulte d'une crise qui ébranle la crédibilité de toutes les
organisations politiques de notre pays (y compris celles de
gauche, bien qu'avec moins d'intensité), et d'une remise en
question mondiale des méthodes pratiquées au nom du
socialisme tout au long du XXème siècle. Il importe de dire
qu'elle se trouve à un moment où elle fait preuve d'un
important pouvoir de mobilisation, en même temps que ses
idées et ses organisations jouissent d'un très faible
prestige. Cette dichotomie est une source de conflits, et
cela se voit.
Les progrès de la gauche aux élections d'octobre 2001
s'expliquent par l'émergence d'une voie antiparti dénommée «
Autodétermination et liberté ». Beaucoup de ceux qui ont
choisi de voter, peut-être pour la première fois de leur
vie, pour des idées de ce type ont opté pour la solution qui
leur semblait la moins liée à la tradition. Et voilà que
quelques mois plus tard, pour compliquer les choses, cette
organisation se trouve aux prises avec un conflit qui
ressemble à une reproduction de la « partidocratie » dans ce
qu'elle a de pire.
Les « piqueteros »
Le mouvement des piqueteros représente la source la plus
importante de la croissance du mouvement populaire parmi les
travailleurs aujourd'hui au chômage, une forte tendance à la
radicalisation de la remise en question du système et des
formes d'organisation novatrices, avec une forte composante
de démocratie directe, de rejet des formes de représentation
qui sont la clé de voûte de la domination politique… Mais on
y retrouve la tendance à la division de la gauche, et il est
dirigé dans une grande mesure par des partis qui vont du
maoïsme au trotskisme en passant par le nationalisme
radical, et qui conjuguent les vertus de discipline et de
ténacité avec les vieilles tares de l'avant-gardisme et la
tendance à détruire ce que l'on ne peut contrôler… La lutte
entre les idées neuves qui n'en finissent pas de s'affirmer
et les idées anciennes qui n'en finissent pas de mourir ne
se fait pas seulement entre classes opposées, mais aussi
parmi ceux qui aspirent à construire une nouvelle société.
Et le spectre de la fragmentation permanente apparaît comme
le symptôme de phénomènes beaucoup plus complexes que la
mesquinerie et le sectarisme d'une poignée de dirigeants.
De toute manière, le mouvement des piqueteros semble
s'orienter rapidement vers une radicalisation de ses idées
mais aussi de ses méthodes. Parallèlement, plus ou moins,
avec la rébellion du 20 décembre, ce qui ressemblait à une
large majorité (groupes liés à la Centrale des travailleurs
argentins - CTA - et au Courant pour la lutte des classes et
le combat) s'est transformé en une minorité évidente, du
moins si l'on en juge par la capacité de mobilisation
observée dernièrement, et ceux qui progressent sont ceux
qui, avec une lucidité variable, rejettent toute
conciliation et l'abolition définitive de l'utilisation des
« bases » à des fins de manipulation.
Les assemblées populaires
Les assemblées populaires ont peut-être perdu en nombre de
participants, mais elles ont gagné en qualité. Elles ont
étendu leur « juridiction » aux arts et à l'action
culturelle en général, elles ont occupé des espaces qu'elles
considèrent désormais comme un acquis, elles ont approfondi
les initiatives de solidarité réciproque et active avec les
manifestations de piqueteros et les travailleurs en lutte,
et elles s'efforcent toujours d'élaborer une nouvelle «
vision du monde » pour cette « classe moyenne » qui a su
être le bastion du système social et qui ne cesse
aujourd'hui de grossir les rangs de ses critiques. Le slogan
« Piquete y cacerola : la lutte est la même » est une des
meilleures consignes que l'on puisse entendre à une époque
qui en produit à foison.
Les travailleurs en activité
Qu'en est-il des travailleurs en activité ? De temps à
autre, ils se distinguent par une absence bruyante, qui
annonce peut-être une nouvelle entrée en scène. Noyée sous
la bureaucratie, la Confédération générale du travail (CGT)
a perdu de sa capacité de mobilisation et même de prise de
position publique face à tel ou tel problème, sans que cela
ait profité à la CTA ni à personne. Les fonctionnaires et
enseignants eux-mêmes, qui étaient les plus actifs ces
dernières années, ne se détachent pas du lot, se contentant
de participer occasionnellement à des manifestations qu'ils
ne contrôlent pas ou à des conflits très ponctuels. La
récupération d'entreprises par les travailleurs constitue
une démarche plus qu'intéressante, y compris par le débat
qu'elle suscite entre des formes qui visent essentiellement
à préserver la source d'emplois elle-même et celles qui
traduisent une opposition claire au pouvoir patronal en
général. Mais, plus globalement, elle touche quelques
milliers de personnes dans tout le pays. Les groupes «
antibureaucratiques » demeurent, jusqu'à présent, un
phénomène marginal sans possibilité de disputer la direction
du mouvement ouvrier, que ce soit à l'intérieur ou à côté
des organisations syndicales traditionnelles. Tout indique
que la culture de la défense, individualiste, induite par un
taux de chômage très élevé, celle qui privilégie la
préservation des postes de travail, reste forte. Cette
évolution s'accompagne d'un discrédit hors du commun pour
les dirigeants syndicaux qui, encore plus que dans la sphère
politique, ne sont pas facilement disposés à faire le tri,
parmi eux-mêmes, entre les bons et les mauvais. Par leur
action, ils répriment le mouvement syndical et font barrage
aux propositions nouvelles.
En résumé, plusieurs vieilles formules demeurent d'actualité
: « Le nouveau n'en finit pas de naître et l'ancien refuse
de mourir. » Et cette coexistence forcée des uns et des
autres n'empêche pas l'apparition d'entreprises créatives et
novatrices, à côté de pathologies anciennes ou nouvelles
nées de la décomposition d'un ordre historiquement dépassé
mais encore présent dans les faits. L'ignominie et le
sublime se trouvent ainsi mêlés, mais aucune force
extérieure, aucun projet supérieur ne viendra les séparer.
Seules la lutte sociale, la transformation culturelle,
l'imagination collective peuvent jeter les bases d'un ordre
nouveau. Il faut pour cela avoir le courage de penser et
d'agir indépendamment de ce que nous dictent les puissants,
en dehors du cadre dans lequel ils veulent inscrire le
débat, et dans le souci permanent de repousser les limites
du « possible ». Nous sommes encore sous l'influence de la
sagesse populaire qui dit qu' « il n'y a pas de solution »,
ou du conseil des puissants selon lequel « la raison
l'emportera tôt ou tard », et même des appels insidieux à
l'apaisement sous peine de voir arriver « quelqu'un » pour
rétablir l'ordre.
Il faudra beaucoup plus de « déraison », beaucoup plus
d'audace que ce que l'on a pu voir jusqu'à présent. Ne
serait-ce que pour que tout le monde comprenne que, parmi
les ennemis à abattre, l'énorme pouvoir du grand capital est
celui qui commande à tous les autres… Et, à cet égard, il
n'y a de vrai combat que si on reconnaît le caractère et la
taille de l'adversaire, ce qui ne permet pas une « attaque
frontale » rapide et définitive, mais qui ne permet pas non
plus de se dérober ni, encore moins, de vivre pacifiquement
avec l'ennemi. Ce qu'il faut, c'est une force sociale qui
ait l'ampleur, la cohésion interne et la lucidité
nécessaires pour le combattre, ce qui n'est pas le cas. On
n'aidera pas à la bâtir en faisant des déclarations d'avant-
garde ou en faisant comme si le loup n'était pas là. Le défi
est énorme, les difficultés ne manquent pas, il faudra du
temps pour y faire face. Il n'y a plus une seconde à perdre.
Traduction Dial.
https://www.alainet.org/es/node/109187?language=es
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