Face à la crise, une autre économie est possible
30/09/2002
- Opinión
Buenos Aires
Alors que le gouvernement national, totalement affaibli et dépourvu de politiques
économiques et sociales claires pour sortir de la crise, reste sans réaction face aux
agressions des fonctionnaires du Fonds monétaire international, des milliers
d'argentins explorent de nouvelles voies pour faire face au chômage et à la fermeture
des usines. L'effort consiste à sauver et à créer des sources d'emploi capables de
redonner dignité et espérance à un peuple frappé par cinq ans de récession
économique et par l'application par le pouvoir de politiques de pillage des biens
publics et de l'épargne privée.
Le Mouvement national d'entreprises reprises par les travailleurs (MNER) s'est
constitué formellement il y a six mois. Il compte actuellement 100 entreprises qui
emploient quelques 10.000 personnes. La plupart d'entre elles sont des coopératives
sous contrôle ouvrier et elles font maintenant pression pour l'élaboration de lois qui
tiennent compte de cette nouvelle modalité de travail qui s'est fait jour lorsque de
nombreuses entreprises nationales se sont déclarées en faillite et que leurs
employés ont décidé de poursuivre la production pour empêcher la fermeture
définitive et la perte de leurs emplois. « Notre devise, c'est : occuper, résister et
produire », a déclaré José Abelli, l'un des fondateurs et secrétaires du mouvement,
au journal du matin Página 12.
En général, il s'agit de moyennes entreprises des secteurs les plus divers :
alimentation, textile, habillement, industrie du verre et du papier, recyclage de
l'aluminium, entre autres, et même une usine de tracteurs, Zanello, qui, à l'heure
actuelle, du fait de l'arrêt des importations, approvisionne 80 % du marché local.
Dans le cas de cette entreprise, les résultats ont été extrêmement positifs. Elle ne
s'est pas transformée en coopérative, mais en société anonyme dans laquelle les
travailleurs détiennent 33 % des parts, les concessionnaires 33 % -ce sont eux qui
ont apporté le capital nécessaire- et les cadres de l'entreprise 33 %. Le 1 % restant
est détenu par la municipalité qui a édicté les règlementations qui ont rendu possible
l'expropriation de l'usine. Tous les travailleurs perçoivent le même salaire, qui
équivaut à 150 dollars mensuels environ, du plus haut cadre au personnel d'atelier.
Avec ce plan, ils ont réussi à reprendre et à augmenter la production et même à créer
des emplois. Quand le nouveau plan a démarré en mars dernier, l'effectif était de 60
personnes ; aujourd'hui il est passé à 240.
La lutte des travailleurs regroupés au sein du MNER n'a pas été simple. L'occupation
des usines, bien qu'elles aient été abandonnées par leurs propriétaires, a déclenché
dans tous les cas une bataille judiciaire et l'intervention de la force publique, et bien
des occupants ont choisi de vivre durant des semaines dans les usines pour surveiller
les machines et les intrants afin d'éviter que les anciens propriétaires ne procèdent à
une nouvelle évacuation. Beaucoup également ont dû supporter de voir leurs outils de
travail encerclés par les forces de police, comme une menace constante sur leurs
efforts pour reprendre la production. Mais ils ont eu aussi la satisfaction d'obtenir
l'appui évident des assemblées de quartiers qui ont gagné en représentativité et en
conscience politique à partir de la crise de décembre 2001. Dans de nombreux cas,
le voisinage a fait sienne la revendication des travailleurs et s'est joint aux
manifestations et aux pétitions adressées aux autorités.
La nécessité de politiques publiques adéquates
Si la politique économique néolibérale appliquée par Domingo Cavallo a quelque
chose de remarquable, c'est la destruction des coopératives, principalement les
coopératives d'épargne et de crédit, mais aussi celles de production. Cet
acharnement a été sensible durant les premières années de la décennie 90, en plein
essor du gouvernement de Carlos Menem, alors que les argentins croyaient au
mirage d'être entrés dans le « premier monde ». C'est ainsi que l'Institut national
d'action coopérative est devenu une entité sans ressources ni influence et que le
Secrétariat aux petites et moyennes entreprises n'a pu que maintenir son discours en
faveur du développement des PME, mais sans pouvoirs ni crédits suffisants pour
obtenir des résultats.
De ce fait, le MNER se trouve aussi embarqué dans une bataille légale pour obtenir
des politiques publiques en faveur de la reprise d'entreprises. Dans la province de
Buenos Aires, ils ont obtenu la promulgation de la Loi 5708 qui autorise le
gouvernement à exproprier les biens immeubles et à les octroyer aux travailleurs en
commodat ou en donation, selon le cas. Jusqu'à présent, il y a eu une vingtaine
d'expropriations de ce type dans la province.
Jeudi dernier, le MNER a obtenu une victoire significative dans la législature de la
ville de Buenos Aires, quand la chambre a voté à l'unanimité la loi d'expropriation de
deux usines qui fonctionnaient sous l'autogestion des travailleurs. Le groupe de
pression bien organisé par les travailleurs sur le milieu législatif et sur le
gouvernement de la ville a permis d'ouvrir une intéressante négociation par laquelle le
gouvernement, les législateurs et les travailleurs ont trouvé une réponse adéquate,
capable de se transformer en une politique publique efficace qui pourrait être
appliquée dans des situations similaires. Dans ce premier cas, les entreprises en
question étaient une imprimerie de haute qualité (livres d'art) et une fabrique de
matière première pour les desserts glacés qui est déjà sur le point d'exporter.
Ces nouvelles lois ont mis en place deux types d'expropriation : la première, d'une
durée temporaire de deux ans, concerne les bâtiments qui abritent les usines ; la
seconde, définitive, s'applique aux machines et autres biens indispensables à la
production. Les équipements sont cédés en commodat (prêt à usage) aux
coopératives ouvrières. Le gouvernement, pendant deux ans, paie aux créditeurs de
chaque faillite le loyer des bâtiments et, passé ce délai, les coopératives ouvrières
bénéficient d'une priorité pour l'achat de l'usine.
D'après les déclarations des fonctionnaires de la ville à la presse, il est plus
avantageux pour le trésor public de financer ce type d'entreprises que de continuer à
distribuer des aides financières et des repas aux chômeurs. Pour les travailleurs, cela
représente la reconnaissance de leur lutte et un défi productif d'envergure qui doit leur
permettre d'atteindre le but poursuivi : l'obtention définitive du contrôle des usines-
coopératives. En outre, l'approbation de ces dispositions laisse envisager que
d'autres sources d'emploi sauvegardées puissent également bénéficier des mêmes
avantages. Cela sera à l'ordre du jour des débats législatifs des prochaines
semaines.
Les entreprises dans les quartiers populaires
La création d'emplois est aussi une des préoccupations du Mouvement des
travailleurs sans emploi (MTD - Movimiento de los Trabajadores Desocupados) et
de la Coordination des travailleurs sans emploi Aníbal Verón, qui réunissent des
dizaines de groupements de quartier dans l'ex-périphérie industrielle qui entoure la
capitale fédérale, dans la province de Buenos Aires, zone qui possède la plus haute
densité de population du pays. Ces ouvriers sans emploi qui veulent conserver leur
dignité et la possibilité de faire vivre leurs familles, ont organisé un travail
communautaire intense auquel participent avec enthousiasme et à égalité les
femmes et les hommes. Les deux organisations font partie du large mouvement
piquetero (de « picorer ») qui, avec diverses nuances et positions politiques, s'est
développé dans tout le pays ces cinq dernières années en résistance aux politiques
d'exclusion sociale et économique qui ont prédominé en Argentine durant cette
période.
Le travail dans les quartiers concerne divers types d'entreprises productives :
fabriques de pain, ateliers divers, fabriques de briques et de parpaings, recyclage de
papier, d'emballages en plastique et d'aluminium, entre autres. Mais le travail des
membres de ces groupements ne s'arrête pas là. Ils ont également mis en place des
garderies et des cantines infantiles, des ateliers d'apprentissage professionnel, de
formation et d'éducation populaire. Certains quartiers s'enorgueillissent d'une
bibliothèque populaire. L'alphabétisation et le soutien scolaire sont au nombre des
priorités et des étudiants du secondaire et de l'université s'y investissent.
Mais pour ces groupements, d'origine modeste et issus des quartiers marginalisés,
l'acquisition des machines, des outils et des matières nécessaires revient très cher.
Le gouvernement provincial ignore leur demandes et les personnels politiques, la
plupart coutumiers de la prébende et du clientélisme, préfèrent ne pas prêter attention
à des mouvements indépendants, au leadership et à la pensée autonomes, qui
remettent fortement en question les privilèges continuels accordés au secteur du
capital financier durant la dernière décennie qui ont favorisé l'instauration d'une
économie qui semble préférer se développer sans travailleurs, sans consommateurs
et sans marché intérieur.
Face à cela, les travailleurs sans emploi et ceux des entreprises en redressement
sont prêts à continuer de s'organiser pour renforcer une économie solidaire capable
de parier sur la croissance du pays, par-delà les avis du FMI.
Texte publié en espagnol dans la revue América Latina en Movimientos, n° 359, 1er
octobre 2002, Quito, Equateur.
Traduit de l'espagnol par ALAI.
https://www.alainet.org/es/node/108183
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