Quand nous avons voté, ils nous jettent
03/08/2005
- Opinión
On dit qu'en démocratie, c'est l'élection qui permet au peuple
par le vote populaire d'exercer le droit d'élire ses gouvernants.
Ils disent que les peuples gouvernent par l'intermédiaire de
leurs représentants en leur déléguant le pouvoir. Quelle
générosité sans limite ont les peuples qui confient ainsi le
pouvoir à leurs gouvernants pendant 4 ou 6 ans, et de plus,
ceux-ci peuvent encore espérer être réélus pour 4 nouvelles
années. Pendant tout ce temps-là, les peuples finissent par
n'être plus que des spectateurs des actions de leur gouvernement,
des députés et des sénateurs, des hommes et des femmes ministres
qui, eux seuls, décident de ce qu'ils vont faire du pays.
Couramment, selon l'expérience déjà vécue par les peuples,
l'objectif des gouvernants consiste à hypothéquer le pays, à le
vendre au plus offrant, à le mettre en loterie, à détruire le
milieu ambiant, à privilégier les centres de pouvoir, à chercher
des accords avec le FMI, la Banque Mondiale, la banque
Interaméricaine de Développement, l'OMC, à augmenter la DETTE
EXTERIEURE POUR QU'ELLE DEVIENNE ETERNELLE, à continuer de payer
les intérêts de cette dette immorale et illégitime, etc... etc...
Arrêtons-là pour ne pas vous ennuyer avec ce que déjà nous
connaissons tous. Néammoins, ils disent que nous vivons en
démocratie. Quand nous avons voté, ils nous jettent aux ordures.
(NDT: 2 jeux de mots intraduisibles à la suite: le premier avec
la"deuda externa y eterna" dont une seule lettre change, l'autre
avec "botar", jeter et "votar",voter, car les consonnes "b" et
"v" ont des consonnances très proches en espagnol).
Pendant les dictatures militaires dont nous avons souffert dans
tous le continent, les usurpateurs du pouvoir faisaient ce qu'ils
voulaient. Ils étaient les seigneurs de la vie et de la mort des
gens du peuple: ils séquestraient, ils tuaient, ils violaient, il
faisaient disparaître des personnes et imposaient leur volonté
par la terreur. Ils ont aussi fait alliance avec certains
secteurs économiques et ils volaient tout ce qu'ils pouvaient
avec ces nouveaux alliés. Beaucoup d'entre eux, jusqu'à
aujourd'hui, jouissent d'une totale et absolue impunité malgré la
nouvelle annulation des lois du "Point Final" et de "l'Obéissance
Dûe", décrétée par la Cour Suprême de Justice de la Nation.
Dans bien des secteurs populaires, nous avons lutté contre ces
dictatures pour les vaincre et pouvoir revenir à la démocratie.
Mais nous devons nous demander aujourd'hui: "De quelle démocratie
s'agit-il?"... On ne comprend plus bien que signifie ce mot et à
quoi il se réfère. Ils l'ont vidé de son contenu et maintenant,
ce n'est plus qu'un pauvre mot qui va et qui vient et dont on use
et abuse.
"Mister Bush",oui, l'empereur du Nord qui veut s'approprier le
monde entier, décrète quel pays est démocratique et quel pays ne
l'est pas, il décide de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas.
Il s'érige lui-même comme le centre et le nombril du monde pour
déterminer les valeurs et les niveaux de démocratie. Comme tout
grand dictateur, il voudrait que tout le monde soit à son image
et à sa ressemblance "bushienne"; dans le cas contraire il
abaisse son pouce vers le bas dans ce cirque de la mort où les
gladiateurs luttent pour leur vie, ces citoyens et ces citoyennes
à pied qui doivent survivre, donner à manger à leurs enfants et
les éduquer, alors qu'ils souffrent du chômage. Nous sommes dans
un pays riche, avec de grandes ressources naturelles et une très
mauvaise répartition des richesses, et poutant, nous vivons dans
le pays de la "démocrature", mélange de démocratie et de
dictature, comme l'a si bien défini Eduardo Galeano.
Dans le langage populaire, on trouve des expressions qui se sont
presque transformées en règle: "Faîtes ce que je dis et non pas
ce que je fais"... "Mentez,... mentez,... à la longue, il en
restera toujours quelque chose". Dans les campagnes électorales,
faire des promesses que tout le monde sait qu'on ne va pas tenir
est devenu un jeu pour beaucoup d'hommes politiques
professionnels qui vivent de la politique, des salaires, des
prébendes et des bénéfices intitutionnels. Ils laissent de côté
l'éthique et font du mensonge une réalité quotidienne. Ils ont
vidé la politique de son véritable contenu qui est "la recherche
du bien commun d'une société".
D'accord, ne mettons pas tous les politiques professionnels dans
le même sac; ce ne serait pas juste. Il existe aussi des hommes
et des femmes qui font de la politique au service du peuple dans
la recherche du bien commun. Ils sont peu nombreux, mais
heureusement ils existent et travaillent pour le bien des peuples
qu'ils servent avec dignité.
Dans le flot immense des événements, on trouve tout de même des
situations préoccupantes. Il faut cependant garder certains faits
en mémoire, rafraîchir nos neurones et nous souvenir que beaucoup
parmi les députés et les sénateurs qui viennent aujourd'hui de
voter la nullité des lois d'impunité, celle de "l'Obéissance Dûe"
et celle du "Point Final", sont dans leur grande majorité les
mêmes qui avaient voté ces lois pour les appliquer. Ils sont
toujours du côté du vent qui souffle dans la politique; ils
ressemblent au caméléon. Ils trouvent toujours des raisons et des
arguments pour justifier leur lâcheté et se cacher dans
l'anonymat des votes que peu de monde connaît.
Ce qui est stupéfiant, c'est que, depuis bientôt 5 ans que le
juge Ballesteros, après un procès de 18 mois, a pronocé sa
sentence au sujet de la Dette Extérieure et a envoyé toute la
documentation à la Chambre des Députés, en leur recommandant
expressément de rechercher les graves conséquences que la Dette
provoque dans le peuple, jusqu'à présent, ni le Pouvoir Exécutif,
ni le Pouvoir Législatif n'ont décidé de mettre en oeuvre un
audit et une recherche sur la dette argentine qui s'est
tranformée ainsi en "Dette Eternelle". Mais, on continue à payer
les intérêts et à se soumettre aux pressions du FMI et de la
Banque Mondiale, alors que, d'autre part, on affirme haut et fort:
"qu'on ne payera pas la dette avec la faim du peuple". Toutes ces
paroles se transforment en verbiage. C'est là encore une des
"petites perles politiques du gouvernement".
Tout cela se fait à l'insu du peuple, mais on nous dit que "nous
vivons en démocratie". Autre exemple, l'envoi de 640 militaires
argentins dans la République d'Haïti coûte à l'Argentine 10
millions de dollars chaque six mois. Beaucoup d'entre nous se
sont opposés à cette décsion du gouvernement. Aujourd'hui, les
conséquences de cette décision sont évidentes. En effet, Haïti
n'a pas besoin de troupes mais de ressources pour la santé,
l'éducation et le développement du peuple, pour dominer la faim
et la pauvreté.
La démocratie que nous vivons est dévoyée, au nom de la
"politique unitaire", par des alliances néfastes avec les
seigneurs féodaux provinciaux, qui utilisent les ressources de la
province à leur propre profit, avec un pouvoir judiciaire et
législatif soumis et manipulé, ce qui met en sérieux péril la
participation du peuple, viole les droits humains et empêche la
construction d'une démocratie participative. Ils emploient
l'extorsion du vote captif, avec la menace permanente de perdre
leur poste de travail pour ceux qui voteraient contre le
gouvernement provincial. D'autre part, les subventions accordées
aux Chefs de Famille sont utilisées politiquement avec des
critères politiques. S'ils n'obéissent pas à leurs ordres, ils
risquent de perdre la subvention dont dépend l'alimentation de
leur famille.
La Marche Nationale récente des Enfants du Peuple, de la province
de Tucuman jusqu'à Buenos Aires, est arrivée à la Plaza de Mayo
pour réclamer le droit à une vie plus juste afin que ne meurent
plus chaque jour une centaine d'enfants argentins à cause de la
faim et des maladies évitables. Cette Marche constitue un appel
très clair à la conscience du peuple et de ses gouvernants. Un
pays qui ne répond pas aux besoins élémentaires de ses enfants
est un pays qui a perdu sa route et sa dignité. Nous vivons dans
un pays très riche où près de 9 millions 500 mille enfants vivent
en dessous du seuil de pauvreté. Les enfants de la Marche ont
parcouru plus de 4.500 kilomètres et, quand ils sont arrivés sur
la Place de Mai, à Buenos Aires, pas un seul représentant du
gouvernement ne les a reçus. La voix de ces enfants a été
entendue par des milliers de personnes dans tout le pays et même
à l'extérieur, mais ignorée par les responsables gouvernementaux
qui devraient pourtant s'occuper des problèmes de l'enfance.
Les enfants réclamaient une juste place dans la société. Cette
marche des enfants a eu pour nous un impact très fort, bien que
nous les écoutions et les voyions tous les jours. Leur
réclamation était à la fois directe, claire et frappante. "Nous
avons le droit de ne pas être obligés de manger des ordures!".
"Nous avons le droit d'avoir des parents qui aient un travail
digne pour qu'ils puissent nous élever, nous rendre heureux et
nous faire étudier!". "Nous avons le droit de demander qu'on ne
nous batte pas parce que nous sommes pauvres!". Le Président de
la Nation est vite parti de la Maison du Gouvernement quand la
Marche du Mouvement National des Enfants du Peuple est arrivée
Place de Mai, et il ne les a pas écouté. Cette attitude a
provoqué chez nous beaucoup de tristesse.
Pour les dirigeants politiques, certains thèmes ne sont pas
prioritaires et ils essayent de les laisser dans l'ombre ou dans
les "oublis intentionnels". En revanche, aujourd'hui, ils sont
pressés d'aller se coucher le soir et ne se décident pas à
sanctionner la Loi Intégrale de l'Enfance. Pendant ce temps,
quelques députés passent la nuit pour rédiger la demande
d'abaissement de l'âge de responsabilité des enfants afin de les
rendre pénalisable plus tôt, mais, bien sûr, ils ne cherchent pas
à trouver des solutions pour les véritables problèmes qui
affectent l'enfance.
Ce qui est aussi préoccupant, c'est aussi le manque de clarté et
de détermination entre ce qui est urgent et ce qui est important.
Les enfants doivent être une priorité pour l'Etat et non un
problème. Bien des fois on les considère comme une gêne sociale.
Les garçons et les filles ne comptent pas pour eux car "ils ne
votent pas", alors il faut "les jeter".
Il est urgent de réclamer la priorité des politiques sociales
adaptées à la protection de l'enfance. Il faut écouter la voix
des enfants lorsqu'ils réclament d'avoir une place digne dans la
vie.
- Adolfo Perez Esquivel - Prix Nobel de la Paix.
Buenos Aires, le 4 juillet 2005
https://www.alainet.org/en/node/112640
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