Economie écologique
24/07/2002
- Opinión
L'intervention écologique dans le marché suppose
l'organisation politique des agents écologiques
intervenants. Ceci ne signifie pas, bien que ce ne soit
pas exclu, qu'une organisation écologique doive être
partisane. Cela ne signifie pas non plus qu'elle doive
être purement culturelle. Le discours écologique présente
la particularité de recouvrir à la fois les espaces
politique et culturel. Comme me disait, avec bonne humeur,
l'un des dirigeants des « Verts » allemands : « Nous
n'atteindrons probablement jamais la majorité électorale.
En ce moment, par exemple, nous sommes en train de
développer trois politiques : une pour les poulets
d'élevage, une autre pour les arbres en milieu urbain et
une autre pour les étrangers. Mais ni les poulets, ni les
arbres, ni les étrangers n'ont le droit de vote ». Mais
peu importe. Le fait que les majorités électorales sont
les « hégémonies culturelles » importe autant sinon plus.
Et la question écologique, en Allemagne et dans d'autres
nations, est déjà une question hégémonique, grâce, entre
autres choses, à l'intervention des « Verts ».
D'un pays à l'autre, les constellations politiques d'où
peuvent naître des interventions sur le marché, sont
différentes. Dans certains pays d'Amérique Latine, par
exemple, cela suppose de s'allier avec les revendications
paysannes et indigènes largement mises à l'écart, ce qui,
dans certains cas, implique de remettre en question le
sens purement géopolitique (ou étatiste) de la nation, ce
qui peut à son tour être source de conflits de haute
intensité dans le futur. En effet, les revendications
indigènes ne sont rien si on ne touche pas à la question
du droit à la propriété, collective ou individuelle, de la
terre. En même temps, ce droit à la terre n'a de sens que
s'il s'agit de reconsidérer les relations entre être
humain et espace naturel ou « habitat ». Ces relations
sont celles qui, aujourd'hui, déterminent une
reformulation des paradigmes constitutifs de l'économie
politique moderne.
Vers un keynesianisme écologique ?
Etant donné que l'intervention non économique dans le
marché est habituelle dans les processus économiques,
l'intervention écologique suppose non seulement une
rupture, mais aussi une continuité avec certaines
théories. Par exemple, on sait que l'importance des
théories économiques de J. M. Keynes (1883-1946) et de cet
ensemble théorique dénommé un peu injustement
« keynesianisme » (puisque dans cet « isme » il est
possible de rencontrer des auteurs aussi originaux que
Maxime Rodinson, Michael Kalecki, Nicolas Kaldor et Piero
Sraffa, qui sur beaucoup de points ont dépassé Keynes),
provient du fait d'avoir établi que l'Etat, en intervenant
comme correcteur des processus économiques, établissait la
primauté du politique sur l'économique. Ce constat, qui
dérange tout autant les libéraux que les marxistes, est
connu depuis longtemps des opérateurs boursiers puisque
n'importe quel incident politique peut faire varier le
cours des actions, y compris mettre en faillite des
banques entières. De la même façon, tout chef d'entreprise
sait que la condition pour investir dans un pays est sa
stabilité politique. Au-delà de sa dimension politique,
l'économie en tant que telle n'existe pas.
Mais Keynes travaillait avec des variables très simples
qui correspondaient sans doute à celles du capitalisme de
l'époque. Il s'agit principalement de l'Etat, de l'argent
et du consommateur. Quand la tendance à l'épargne dépasse
celle de la consommation, avant que n'éclatent des crises
comme celle de 1929, l'Etat doit alimenter la consommation
par des injections dans les revenus (demande). A
l'inverse, quand la demande dépasse l'offre, l'Etat doit
investir dans des biens d'intérêt général, en augmentant,
objectivement, la qualité du « capital humain ».
Aujourd'hui, en revanche, nous savons que les variables
qui interviennent sur le marché sont beaucoup plus
complexes et que peut apparaître celle que nous appelons
ici intervention écologique.
Mais encore plus importante que la théorie de
l'intervention monétaire de l'Etat, est la reconnaissance,
dans le « keynesianisme » de ce qu'il existe des intérêts
qui, en étant peut-être capitalistes (ou mieux,
commerciaux), ne sont pas ceux « du capitalisme », ce qui
signifie que sans intervention politique, les agents de
production travaillent contre eux-mêmes. A l'époque de
Keynes, l'hégémonie des entrepreneurs, dont l'objectif
était de gagner un maximum d'argent dans un minimum de
temps, prévalait. Après Keynes, de nombreux entrepreneurs
se sont rendu compte que leurs intérêts généraux ne
correspondaient pas avec leurs intérêts particuliers et
que leurs intérêts à court terme pouvaient entrer en
conflit avec leurs intérêts à long terme. L'Etat
Providence, né de la crise de 1929 dans certains pays
industrialisés et qui a adopté dans une large mesure les
idées de Keynes, a été fondé sur le constat de ce que
l'exploitation intensive des travailleurs limitait la
capacité de consommation et, en conséquence, allait à
l'encontre des intérêts généraux des entrepreneurs. C'est
pour cette raison qu'après l'aventure néolibérale, c'est-
à-dire le retour au « capitalisme sauvage », les théories
keynesiennes passent par un véritable processus de
récupération. Aujourd'hui nous savons même qu'il existe
des consortiums qui agissent dans une perspective large et
qui investissent dans des programmes scientifiques, y
compris écologiques, dans le but d'assurer à long terme
les conditions générales de leur reproduction.
La revalorisation de l'être humain
L'importance du « keynesianisme » n'est pas seulement
économique ; d'une certaine façon elle est politique,
puisque ses théories ont été utilisées par une partie des
entreprises, des syndicats et des politiques qui voyaient
que la seule solution aux problèmes qu'ils rencontraient
était la mise en place d'un capitalisme planifié.
L'histoire du capitalisme a été aussi l'histoire des
luttes entre les secteurs patronaux qui défendaient des
intérêts immédiats et particuliers et ceux qui visaient à
revaloriser les facteurs de reproduction de l'ordre
économique. Deux exemples à l'appui de cette thèse : l'un
est l'abolition de l'exclavage aux Etats-Unis, l'autre
l'émancipation féminine.
La guerre de sécession a été, comme on sait, un choc entre
les entrepreneurs agricoles dont la source de richesse
résidait dans la dévalorisation des travailleurs noirs, au
point de les nier en tant que personnes, et les
entrepreneurs du nord qui, à l'inverse, avaient déjà
compris que l'ouvrier salarié et disposant d'une formation
technologique était plus décisif dans le processus
d'accumulation du capital qu'un esclave déshumanisé. La
transformation des esclaves en travailleurs salariés
représente la revalorisation d'un des « facteurs de
production » : la force de travail. De façon similaire,
l'étape franchie grâce aux conquêtes féministes, en
transformant les femmes, objets de reproduction de la
force de travail, en agents actifs de l'économie et de la
politique, n'est pas toujours rentable à court terme,
mais, dans le même temps, la revalorisation de plus de la
moitié de la population crée, à long terme, des conditions
beaucoup plus optimales pour les processus économiques.
Dans les deux cas, la revalorisation des êtres humains
(les esclaves et les femmes) a permis non seulement
d'optimiser les conditions de reproduction du capital,
mais en outre a fait date dans ce qu'on appelle le
processus civilisateur. Dans ce sens, la thèse keynesienne
relative aux « intérêts généraux » pourrait être comprise
ainsi : la revalorisation des conditions de base de la
reproduction matérielle est la condition de la
civilisation des processus économiques. Et le lecteur aura
déjà deviné où conduit cette conclusion. En effet, le
moment est venu d'étendre la logique keynesienne à la
défense de la nature qui, objectivement, représente le
plus général des intérêts généraux. Ceci dit, cela
signifie également que, comme dans les deux exemples
précédents, il est important qu'apparaissent des
entrepreneurs qui découvrent que la défense de la nature
est la condition de la préservation de leurs propres
intérêts généraux, en tant qu'entrepreneurs et en tant
qu'êtres humains à la fois. Cela veut dire des
entrepreneurs qui soient disposés à investir dans le
renouvellement écologique, qui stimulent les processus non
« fossilistiques » de production, qui investissent dans
les techniques de recyclage, qui démarrent des campagnes
de reboisement et même qui soient disposés à travailler
« à perte » sur le court terme.
L'entreprise écologique
Il n'y a rien de plus erroné que de vouloir présenter les
mouvements écologiques comme les ennemis de la technique
et de la capacité d'entreprendre. Comme jamais auparavant,
il est nécessaire de stimuler la technologie et les
inventions. De nouvelles inventions sont nécessaires pour
réparer les dommages infligés à la nature par des
technologies destructives, y compris en première ligne par
les technologies militaires. Il ne s'agit donc pas de
limiter la recherche scientifique, mais au contraire de
lui ouvrir de nouvelles perspectives. Les moulins à vent,
par exemple, ne sont plus ceux de Don Quichote. Ils
intègrent des techniques micro-électroniques plus
sophistiquées qu'on ne peut l'imaginer et, en matière de
production d'énergie, ils sont beaucoup, mais beaucoup
plus, modernes que les réacteurs atomiques déclarés
obsolètes par presque toutes les économies modernes. En
outre, de nouveaux entrepreneurs sont indispensables si
l'on ne veut pas abandonner l'assainissement de la nature
aux bureaucraties étatiques. Si ces entrepreneurs
existent, il faut qu'entre eux et les organisations qui
ont opté pour la défense de la terre, des accords et des
contrats soient passés qui bénéficient aux deux parties.
Et si ces entrepreneurs n'existent pas, il faudra les
inventer.
L'intervention écologique implique par conséquent une
revalorisation de la nature interne et externe à l'être
humain. Cela montre aussi que la valeur n'est pas une
« donnée » objective, mais un processus de construction
dans lequel interviennent divers acteurs. Cela est encore
plus vrai dans ce qu'on appelle les « prix » dont les
quantités conventionnelles ne peuvent être autre chose que
le résultat de l'évaluation réalisée par ces acteurs
divers par une communication discursive, et non le produit
de « calculs objectifs » déterminés comme l'imaginent les
économistes de la modernité. Si l'on porte ce constat sur
un autre plan de la réflexion, cela signifie qu'à travers
l'intervention écologiste dans le processus de formation
de la valeur et des prix, l'argent perd son caractère
fétiche puisqu'il n'est déjà plus l'expression
mathématique et objective de rien. Autrement dit, il ne
faut pas permettre que les économistes officiels et les
entrepreneurs « sauvages » soient ceux qui décident de la
valeur des choses de ce monde. Dans ce cas, si une région
du monde est « mise en valeur » d'un point de vue
seulement monétaire, cela signifie que le temps nécessaire
à la nature pour son auto-reproduction est conditionné par
le rythme bien plus vertigineux dont a besoin le capital-
argent pour sa reproduction.
Toute mise en valeur monétaire est synonyme d'une
violation des relations temporelles de la région ainsi
valorisée, et comme le temps n'existe pas sans l'espace,
les relations spatiales sont, elles aussi, violées. La
destruction de cultures et de peuples entiers n'est qu'une
des expressions les plus visibles de la « mise en valeur »
monétaire. Une « mise en valeur » qui tient compte de
critères non monétaristes doit en revanche examiner en
premier lieu les conditions temporelles et spaciales dont
a besoin la nature, et nous-mêmes à l'intérieur, pour sa
reproduction. De la même façon que la première Critique de
l'Economie Politique dénonçait le caractère fétichiste de
la marchandise, la deuxième est déjà en train de dénoncer
le caractère fétichiste de l'argent. La dette externe qui
frappe avec tant de force certains pays latino-américains
est peut-être le meilleur point d'observation de ce
caractère fétichiste.
A l'heure actuelle, tout le monde, à l'exception des
économistes modernes, sait qu'entre le montant quasi
infini de la dette et sa conversion en matière ou en
énergie, il n'existe aucune correspondance. Imaginons un
instant qu'un mage dise : « Que tout l'argent dû se
convertisse en biens ! ». Qu'arriverait-il ? Le plus
probable est que la planète exploserait car, au niveau
actuel des prix, elle ne possède pas la matière ou
l'énergie suffisantes pour l'échanger contre tout cet
argent. Cela signifie que, passé un certain seuil,
l'argent de la dette n'a plus d'équivalent matériel. Elle
est constituée de chèques sans provision et de faux
billets. Mais, bien que tous les porte-parole de l'ordre
économique mondial le sachent, ils font comme s'ils
l'ignoraient, car c'est la condition du maintien de cet
ordre. L'économie mondiale est régie par des critères
virtuels et fictifs et elle est aussi absurde que les
économistes la représente. Tous, sauf ces économistes,
savent, par exemple, que le montant des dettes
internationales est composé de « capitaux morts » qui, en
conséquence, ne seront jamais amortis. L'intervention
écologiste révèle cette absurdité dans toute sa
dramatique.
De la même façon, il est possible, par l'intervention
écologiste, de mettre en relation la dette monétaire et
les dépenses d'énergie par pays. Par exemple, le quart de
la population mondiale qui vit dans les pays dits
industrialisés consomme les trois quarts de l'énergie
totale de la planète, 79 % de la matière combustible qui
est responsable du réchauffement de l'atmosphère, 85 % de
l'extraction mondiale de bois, et 72 % de la production
d'acier. Si on faisait la conversion de ces différences en
argent, on s'apercevrait avec surprise que les pays
créditeurs sont débiteurs, et les débiteurs, créditeurs.
Pourquoi les ministres de l'Economie en Amérique Latine
n'utilisent-ils pas cet argument lors des négociations sur
la dette externe ? Il y a de nombreuses raisons.
Probablement, les ministres de l'économie ne connaissent
pas grand chose à l'économie, ce qu'on peut vérifier dans
certains pays. Ou peut-être est-ce qu'ils veulent
maintenir l'illusion d'un « monde en ordre », bien que ce
soit contre eux-mêmes. Mais la raison la plus évidente
semble être que ces ministres veulent être les
représentants de pays en développement, et si on sait que
le développement qu'ils poursuivent suppose une dépense
d'énergie similaire à celle des pays déjà « développés »,
alors on découvre que ce supposé développement est
impossible puisque la planète ne dispose pas d'une telle
quantité d'énergie.
*Fernando Mires, sociologue chilien, est professeur à
l'Université d'Oldenburg, Allemagne.
Traduit de l'espagnol par ALAI.
https://www.alainet.org/en/node/108216?language=es
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