Repères pour une critique féministe du néolibéralisme
18/08/2002
- Opinión
Un esprit de changement flotte dans l'air des nouvelles actions et des nouvelles idées
qui, de tous les coins du monde, se lèvent pour répondre au néolibéralisme globalisé.
C'est que, au moment même où l'impuissance semblait s'être généralisée, resurgit la
pensée critique, comme un recours incontournable pour imaginer un monde nouveau
et agir pour changer le présent.
La nouveauté réside, sans aucun doute, dans la tentative de rompre avec les
sectarismes et d'ouvrir des espaces pour mettre en commun les idées alternatives,
en débattre et parier sur un devenir pluriel qui pose la diversité comme principe
éthique et inclusif de la globalisation solidaire mille fois évoquée.
Ainsi, si le siècle est né au milieu d'une évidente intensification des crises générées
par le néolibéralisme, il est indéniable que ce fut également au milieu d'une tentative
d'éclaircissement de la part de multiples forces sociales qui expriment avec fermeté
la nécessité de changer le paradigme du capital par celui d'humanité.
Le mouvement féministe est un des acteurs de ce processus. Il est apparu, a crû et
s'est renforcé en mettant en question les relations de pouvoir entre les sexes, en
soutenant la nécessité de changer de paradigme et en plaçant cela au centre de
pratiques multiples et décentralisées qui ont permis d'atteindre ce qui paraissait
impossible il y a à peine un siècle : l'obtention de droits universels pour les femmes.
Par conséquent, si cette optique n'est pas nouvelle pour le féminisme, les nouveaux
défis le sont bien.
La globalisation néolibérale qui, par son caractère excluant, met en péril l'application
des droits, place les femmes devant le défi d'élaborer des propositions qui visent une
appropriation réelle de leur citoyenneté, et de participer directement aux espaces
collectifs de gestation des modèles qui permettent leur mise en pratique ; ce qui est
lié à la réalisation de changements sociétaux globaux qui permettent l'exercice de
l'égalité, la diversité, la justice économique.
Pour le mouvement féministe, ceci implique une transition vers une nouvelle manière
de penser et de faire les choses, en élargissant la problématique des décennies
passées à l'univers des thèmes généraux, puisque c'est précisément là que se
trouvent les goulots d'étranglement de l'exercice des droits et de la citoyenneté des
femmes.
Envisager des problématiques comme celle de la féminisation de la pauvreté conduit
directement au questionnement de la prétendue égalité des chances entretenue par
la technocratie néolibérale, puisque, les femmes représentant 70 % des mille deux
cents millions de pauvres, dans le contexte d'un modèle qui renforce la précarité et
sans retournement de situation, les seules chances qui sautent aux yeux sont celles
de l'exclusion.
Les mécanismes excluants de la globalisation néolibérale se renforcent justement
dans la combinaison des multiples formes de discrimination pré-existantes, à
l'intérieur desquelles l'inégalité entre les sexes est l'une des plus massives. Ainsi,
prétendre que son éradication serait possible par des programmes, petits ou
moyens, d'assistance ou d'allègement de la pauvreté, alors que la réalité montre que
l'insertion des femmes dans l'économie globale se fait dans les zones de plus grande
précarité, est une chimère.
D'où le fait que, par les temps qui courrent, les questions économiques soient
devenues des thèmes spécifiques des femmes, et plus encore dans une période
marquée par l'accession de l'économique au rang d'idéologie, et où la culture, la
politique, le quotidien, l'individuel, le collectif, tout est perçu dans l'optique d'une
dynamique toujours plus centrée sur les succès du secteur financier et sur les intérêts
du capital transnational. Le développement de thématiques féministes critiques est
inéluctable.
Dans ce contexte, des thèmes comme celui de la flexibilisation du travail, qui nuit à
l'exercice de la citoyenneté des femmes, ne peuvent déjà plus être perçus comme du
domaine exclusif des spécialistes de ces questions. La simple évocation des
conditions salariales et de travail dans la sous-traitance ou de l'insertion féminine
dans les sphères domestiques dévaluées dans un contexte de migrations, illustre les
modalités d'insertion des femmes dans la société actuelle.
L'omission visible de la question du genre dans le schéma de l'économie néolibérale
mondiale augure d'une régression potentielle. Etant donné que, dans leur conception
même, des accords, tels ceux de libre échange, font l'impasse sur la situation des
femmes, proposer l'inclusion d'une annexe sur le genre ou d'une clause sociale ne
suffit pas. Pour qu'ils prennent en compte la question du genre, il faudrait revoir leur
conception, en mettant l'humain, et donc la situation des femmes, au centre des
préoccupations. A défaut, la participation aux résistances contre les accords de
l'Organisation Mondiale du Commerce et de la Zone de Libre Echange des
Amériques est une affaire de femmes.
Dans la même ligne, si, encore récemment, les prises de positions sur la
globalisation semblaient éloignées des préoccupations spécifiques des femmes,
elles ne le sont déjà plus. Les progrès rapides de ce processus englobent tous les
aspects de la vie, quotidiens, macro-sociaux, économiques, culturels, absolument
tous, et tous ont à voir avec les femmes. Ainsi, élaborer des optiques féministes pour
une globalisation solidaire et différente n'est pas une question rhétorique, cela fait
partie de l'évolution même de ce processus et de sa situation contextuelle.
Par conséquent, l'intégration des propositions féministes dans les schémas d'où
naissent les idées pour un projet de globalisation différente, la participation du
mouvement dans la formation des alliances, dans l'élaboration des discours critiques
et des propositions nouvelles, est un effort nécessaire pour que la conception d'un
monde différent soit incluante et tienne compte du genre.
Le sexisme de la globalisation
Avec le processus de globalisation néolibérale, ce qui est en jeu n'est rien moins que
la réorganisation du monde au bénéfice du capital. Sous une prétendue
rationalisation des ressources, les biens, la population, l'habitat, et tout le reste, sont
transférés aux entreprises transnationales.
Le sort des femmes et de toute l'humanité fait partie de ce transfert qui déplace la
notion de citoyenneté vers celle de consommateurs/trices. La place des femmes est
toujours plus définie en fonction de ce rôle et de leur position sur le marché. Non
obstant, même les possibilités d'exercer cette citoyenneté réduite à la consommation
s'amenuisent pour les femmes du Sud, puisque si 15 % de la population mondiale -
concentrée dans les pays à hauts revenus- représente 56 % de la consommation
mondiale totale, les 40 % les plus pauvres -cohorte où se trouve la majorité des
femmes et qui se concentre dans les pays à bas revenus- représentent à peine 11 %
de cette consommation.
De même, sous l'œil vigilant de l'OMC, la fameuse réorganisation du monde est
marquée par un accaparement sans précédent des terres et des ressources
naturelles par une partie des entreprises transnationales et, à une moindre échelle,
par les élites nationales. La désapparition de la campagne comme entité sociale, qui
résulte de cette dynamique, met en péril la vie des femmes de la campagne qui,
dépossédées des maigres ressources qu'elles avaient jusque là pour nourrir
l'humanité, se voient forcées à se réinsérer comme travailleuses agricoles sans
protection contre les produits agro-toxiques qui rendent malades et même tuent ceux
qui les produisent et ceux qui les consomment.
Ainsi, la vie de la planète et la préservation des ressources est aussi une question
spécifique des femmes. Tout comme le sont les bio-technologies productive et
reproductive, puisque l'application de la première transforme des pays entiers en
terrains de monoculture transgénique nocive pour la santé et étrangère à quelque
principe de durabilité que ce soit, pendant que la seconde porte atteinte au droit des
femmes au contrôle de leur corps et de leur reproduction, particulièrement
lorsqu'elles sont pauvres ou qu'elles appartiennent à une ethnie discriminée.
La globalisation néolibérale scinde le monde entre ceux qui ont accès à la
technologie et au savoir et ceux qui ne l'ont pas. La majorité des femmes sont dans le
second cas et, par conséquent, se trouvent bien dans le groupe sujet à l'exclusion
puisque, malgré l'obtention du droit à l'éducation, la technologie et le savoir restent
encore fortement des domaines sous contrôle masculin et d'accès très limité pour la
population pauvre qui, nous insistons, est composée d'une majorité de femmes.
Enfin, la globalisation néolibérale est sexiste non seulement parce qu'elle renforce
l'exclusion des femmes, mais aussi parce qu'elle les écarte de la gestion du monde,
puisque, d'un côté, elles sont quasi absentes des prises de décision à ce niveau, et,
d'un autre côté, la globalisation néolibérale est orientée vers les intérêts du capital
financier, domaine dans lequel les femmes sont largement sous-représentées. Plus
encore, un modèle qui place le capital au centre de son devenir relègue l'humain et
donc la question du genre.
Le capital comme idéologie
Les intérêts du capital tiennent lieu d'idéologie aux prises de décisions des pouvoirs
mondiaux, dans lesquels les entreprises transnationales sont juges et parties, mais
pas la citoyenneté. Ceux qui s'éloignent de ce point de vue ou qui ont une vision
critique ne participent pas directement au scénario, ils sont par milliers dans les rues
à se mobiliser pour un monde humain et digne.
Le contrôle idéologique est l'un des principaux champs de bataille actuels, puisque le
déployement de tous les moyens possibles, médiatiques, de marketing, de la
désinformation et bien d'autres, est au cœur de la consolidation de la globalisation
néolibérale de façon à convaincre l'humanité que son avenir et son bonheur ne sont
possibles qu'avec l'application totale de ce modèle, présenté comme inéluctable.
Dans ce contexte, la participation politique des femmes est toujours plus circonscrite
à leur adhésion au modèle. L'insertion marginale de quelques femmes, de quelque
appartenance politique que ce soit, dans certaines sphères du pouvoir se rapporte
tout juste à un exercice élémentaire de la citoyenneté et ne représente pas en tant
que telle une position politique féministe. La recherche d'une participation égalitaire,
qui soit partie prenante de l'appropriation d'une citoyenneté pleine et entière, doit
être accompagnée du renforcement de la pensée critique, en tant qu'élément
indispensable de l'élaboration de nouvelles façons d'envisager la démocratie.
Les bravades machistes de la globalisation néolibérale
A l'époque où nous vivons, la bataille des pays du Nord pour le contrôle de territoires,
de zones et de ressources stratégiques qui soient aux ordres du marché, est
particulièrement visible. La guerre, la violence, les gesticulations machistes qui sont
mises en oeuvre pour l'obtenir, placent les femmes des pays concernés face à
l'impunité des soit disantes règles du jeu qui s'appliquent dans le contexte de ces
débordements. La torture, le viol et le harcèlement des fillettes et des femmes sont
omniprésents, jusque dans les camps de réfugiés.
Et, pendant que les hommes font la guerre, les femmes doivent assumer la survie de
tout le groupe concerné, les soins aux blessé(e)s, la recherche de solutions
quotidiennes et à moyen terme. La non observation du droit humanitaire, dans ladite
lutte anti-terrorisme, est révélatrice de la gravité d'une situation aux conséquences
imprévisibles.
De même, le recours à l'utilisation traditionnelle des femmes comme prétexte,
comme butin ou comme justification des guerres, est notoire. La prétendue libération
des femmes afghanes soutenue par le président des Etats-Unis, alors qu'à l'évidence
elles sont le dos au mur, illustre bien la façon dont les vieux stéréotypes restent
d'actualité dans une époque où les missiles sont intelligents et décident de la cible en
lieu et place des hommes. C'est pourquoi la lutte pour la paix est une affaire de
femmes, tout comme l'est la recherche de l'application intégrale des droits humains.
Le caractère raciste de la globalisation
Le risque d'exclusion plane sur les femmes indigènes, afro-descendantes ou d'autres
groupes marginalisés, du simple fait qu'elles appartenaient déjà aux groupes
discriminés et privés de perspectives, sur le dos desquels le capital s'est rentabilisé
mais dont il n'a désormais plus besoin. L'introduction de nouveaux moyens
technologiques qui supplantent les êtres humains met hors jeu tous ces groupes de
personnes qui, par leur position dans la société, ne peuvent concourir dans ces
conditions.
Par ailleurs, il est de mode de reléguer dans le passé toutes les sociétés ou
civilisations différentes de la société dominante, tout comme de supposer que seules
les femmes de cette dernière ont des chances d'évoluer, de s'éduquer, de travailler,
bref, d'être libres, sous le prétexte fallacieux que la liberté se mesure à la
consommation. Le racisme sous-jacent à cette idéologie touche des civilisations
entières, des peuples et des groupes humains qui résistent à l'idée que leur accès à
la modernité doive passer par leur anéantissement en tant que tels.
Un autre symptôme du caractère raciste du processus actuel se manifeste dans le
domaine des migrations où, outre les restrictions imposées aux femmes du Sud, leur
insertion professionnelle au Nord se limite aux sphères dévaluées, en général
associées au travail domestique ou sexuel. Mais si l'attribution de ces fonctions aux
femmes n'est pas une nouveauté, ce qui l'est c'est la formation d'un marché
international dans lequel les qualifications professionnelles des femmes du Sud se
limitent toujours plus à leurs attributs physiques et ethniques, éléments utilisés
également pour leur insertion dans les tâches dévalorisées du travail industriel,
minucieuses et répétitives, où l'on confond la nécessité de travailler qui motive les
femmes avec leurs supposés attributs naturels ou culturels.
La politique et l'économie globale sont affaires de femmes.
Le devenir de l'humanité est une question trop sérieuse pour être laissée aux mains
d'une poignée de multinationales et des élites qui dominent le monde. A plus forte
raison quand l'enjeu concerne aussi la survie de la planète, car au rythme actuel de la
dégradation imposée par le marché, elle est sur le point de s'épuiser jusqu'au
principe même de la vie.
Ainsi, l'opposition à la globalisation néolibérale n'est pas seulement idéologique, elle
touche aux questions de vie et de mort. Permettre que le capital, et non les intérêts
humains, régisse le futur sans opposer de résistance serait une absurdité
impardonnable, c'est pourquoi la politique et l'économie globale sont affaires de
femmes, d'actualité et qui ne peuvent être remises à plus tard.
*Irene León, journaliste et sociologue équatorienne. Directrice de Areas de Mujeres
de ALAI.
Traduit de l'espagnol par ALAI.
https://www.alainet.org/en/node/108207
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