Le Pape François et Karl Polanyi

21/01/2014
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À la fin des années 20 du siècle dernier, l’économiste Karl Polanyi a écrit qu’il était « nécessaire de transcender l’éthique individuelle chrétienne, de reconnaître la réalité de la société, la nature ultime et incontournable de la société, et de prendre conscience de ce caractère incontournable » [1]
 
Dans un article récent [2], le théologien et philosophe Leonardo Boff souligne certaines des positions du Pape François dans l’Exhortation Pontificale et remarque qu’ « il y a une affinité perceptible » avec la pensée de Karl Polanyi. En effet, en lisant ce que dit et écrit le Pape, et en connaissant un peu l’œuvre de Polanyi, que ce soit par hasard ou par causalité, cette affinité existe.
 
Polanyi, considéré comme économiste, anthropologue et historien de l’économie, a fait une des analyses les plus brillantes et profondes sur les phases du libéralisme économique dans le capitalisme industriel au cours des 19e et 20e siècles. Il a éclairci tant la mécanique que les objectifs du libéralisme, des marchés autorégulés qui exigent que l’État démantèle toute forme de protection sociale, la régulation des monopoles et des systèmes bancaires, la redistribution de la richesse grâce aux programmes sociaux, qui élimine les lois ou les régulations qui ont été créées grâce aux luttes sociales et politiques pour protéger les travailleurs de l’exploitation abusive, et qui , pour mettre l’État et son pouvoir au service exclusif de ses intérêts économiques, restreint ce qui fut une démocratie.
 
Cette analyse continue d’être valable et c’est ce qui permet de faire une critique profonde de ce qu’aujourd’hui nous appelons la « globalisation néolibérale », ou bien le système global de marchés autorégulés existant.
 
Cet économiste hongrois a focalisé une grande partie de son attention sur les conséquences désastreuses politiques et sociales que provoque le libéralisme économique, dont notamment la dissolution des liens sociaux qui transforment l’individu comme partie de la communauté, et du coup il a proposé l’explication la plus complète et réaliste de l’ascension du fascisme dans de nombreux pays comme conséquence des crises produites par le libéralisme économique, ainsi que la réponse sociale qui, dans d’autres pays, a conduit à la création de l’État de bien-être, c’est-à-dire à l’intervention de l’Etat dans l’économie.
 
Chez Polanyi, nous trouvons la description d’un système - qui pour mettre la société au service d’intérêts économiques égoïstes, en situation d’asservissement et avec toute la destruction sociale et misère humaine que cela suppose- est appelé à imposer une tyrannie du marché.
 
En effet, ce que François expose dans sa critique du système néolibéral, tant dans sa partie sociale que politique ou économique, et même dans ses effets sur le système des relations internationales – les guerres et interventions militaires - a beaucoup « d’affinité perceptible » avec la critique que Polanyi élabore dans son livre « La Grande Transformation », publié en 1944, ainsi que dans d’autres écrits (Essais de Karl Polanyi, Editions du Seuil).
 
Qu’il ait lu ou non Polanyi, l’important est que ce qu’on connaît jusqu’à présent de la pensée de ce Pape va plus loin, comme signale Boff, que la réaffirmation simple de la Doctrine Sociale de l’Église de León XIII, l’encyclique Rerum Novarum de 1891.
 
Un Pape à la hauteur de la réalité néolibérale ?
 
La critique radicale que François fait de la réalité économique, sociale et politique du néolibéralisme est importante parce qu’il a élevé la « barre » du débat social et politique actuel, et de celui qui vient, et parce qu’avec son message clair et concis, il a mis le sujet au niveau des masses catholiques et non catholiques. Comme l’a écrit John Cassidy dans la revue New Yorker, la critique morale que François fait du capitalisme néolibéral a quelque chose d’ « incendiaire » aux États-Unis, et dépasse ce que l’on entend des orateurs d’Ocupy Wall Street.
 
Un aspect important, qui explique tant la critique du néolibéralisme que la grande importance que François octroie à une « transformation » de l’Église catholique, c’est que cette dernière, comme les partis politiques (et en particulier ceux qui représentent réellement ou cherchent à représenter les intérêts des majorités), peuvent avoir une action réelle seulement dans des sociétés qui ont des liens communautaires et de travail solides. La dissolution sociale dans l’individualisme du type « sauve qui peut » est seulement favorable à la culture des idées fascistes.
 
En partant d’ une analyse du sociologue usaméricain Richard Sennett, pour qui le néolibéralisme érode la capacité même d’imaginer une appartenance réelle à la « société moderne » parce qu’il nous désarticule et met hors jeu la pratique de la coopération, et nous fait perdre les moyens « d’aborder les différences intraitables » d’une société complexe, l’anthropologue maltais Ranier Fsadni - dans un article dans The Times of Malta (3-5-2012) – établit que cette inhabilitation se produit sous trois conditions :
 
  • 1) l’inégalité croissante entre les classes sociales qui réduit le « terrain commun » de contact social, ce qui explique la naissance de « politiques tribales » ;
  • 2) les changements dans le monde du travail par la division et l’organisation du travail, de plus en plus incertains, à temps partiel et en dehors de la communauté, et - nous ajouterons le chômage et l’exclusion sociale ;
  • 3) la « réaction violente » ou le contrecoup culturel à cette réalité, dont les symptômes sont les votes gagnés par les partis de l’extrême droite, qui proclament la solidarité et le protectionnisme, mais seulement pour ceux qui sont en condition d’appartenir à la « tribu ».
 
Et nous nous trouvons de nouveau avec un Polanyi très actuel : « L’obstruction faite par les libéraux à toute réforme comportant planification, réglementation et dirigisme (étatique) a rendu pratiquement inévitable la victoire du fascisme. La privation totale de liberté dans le fascisme est, à vrai dire, le résultat inéluctable de la philosophie libérale, qui prétend que le pouvoir et la contrainte sont le mal, et que la liberté exige qu’ils n’aient point place dans une communauté humaine. Rien de tel n’est possible ; on s’en aperçoit bien dans une société complexe. Restent deux possibilités seulement : ou bien demeurer fidèle à une idée illusoire de liberté et nier la réalité de la société, ou bien accepter cette réalité et rejeter l’idée de la liberté. La première est la conclusion du tenant du libéralisme économique ; la seconde est celle du fasciste. Nulle autre, semble t-il, n’est possible » [3]
 
Et avec un François avisé, qui nous dit [4] que « certains défendent encore les théories de la « rechute favorable », qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent à attendre. Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous devenons incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, nous ne pleurons plus devant le drame des autres, leur prêter attention ne nous intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon. »(Exhortation 54). Et pour cela « Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus. » (Exhortation 204).
 
Ou comme l’a écrit Polanyi, « la véritable critique que l’on peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était fondée sur l’économique – en un sens, toute société, quelle qu’elle soit, doit être basée sur lui - mais que son économie est fondée sur l’intérêt personnel. Une telle organisation de la vie économique est complètement non naturelle, c’est à comprendre dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle » (Page 320 de l’œuvre citée/chapitre : la liberté dans une société complexe).
 
Le Pape et les relations internationales
 
Un aspect qui me semble important et qui fait partie de la critique du système néolibéral, est l’intérêt que le Pape a manifesté dans sa lettre au G20 pour que soit rétabli le multilatéralisme fondé sur le respect des souverainetés. Cela fut souligné par certains, dont le correspondant de CBS à Londres Mark Philips, comme un « appui à Poutine et une critique à Obama », et en effet cette lettre est arrivée à son destinataire quand s’est produit le point d’inflexion dans la politique agressive de Washington envers la Syrie, et que probablement s’est ouvert le chemin pour le changement de la politique vers l’Iran.
 
Nous savons, de l’expérience de la « première globalisation » (1870 à 1914), une ère de libéralisation et d’accumulation des richesses qui a conduit à la « Grand (ou longue) la Dépression », de 1873 à 1896, que dans les systèmes impérialistes dominés par le libéralisme économique ces crises profondes génèrent des guerres, des conflits et disputes coloniales. Pendant cette période les puissances européennes et le Japon ont doublé l’étendue des territoires et populations de leurs possessions coloniales. Cette ère a été marquée par des migrations importantes, produit du chômage et de la misère, et par des dislocations sociales dans beaucoup de pays européens, et elle a conduit à une guerre inter-impérialiste, comme fut la Première Guerre mondiale [5], et nous savons aussi que la tentative de revivre le laissez-faire dans la période de l’après-guerre et de maintenir rigide le système monétaire, comme l’ analysait Polanyi, a mené aux crises monétaires et financières destructives, aux spirales déflationnistes et au chômage massif qui caractérisent toute la période de la Grande Dépression des années 30, créant les conditions de l’ascension du fascisme au pouvoir dans beaucoup de pays, la tentative d’expansion de l’Allemagne nazie et la Deuxième Guerre mondiale.
 
Pour cette raison, la lettre que François a envoyée en septembre à l’organisateur du G20, le Président russe Vladimir Poutine, et dont les agences de presse n’ont cité seulement que quelques lignes, est importante pour comprendre le rôle qu’il entend jouer en matière de relations internationales, en tant que chef d’État du Vatican.
 
Dans la première partie de cette lettre le Pape s’adapte au thème de la réunion et rappelle aux pays du G20 que « Dans l’actuel contexte de forte interdépendance un cadre financier mondial doit disposer de règles claires et appropriées en vue d’un monde plus juste et solidaire où la faim sera éradiquée, où il sera possible de donner à tous un emploi digne, un logement correct et une assistance sanitaire de qualité ».
 
Et voilà qu’il ajoute que « Il est clair dans cette perspective que les conflits armés sont dans l’existence des peuples une totale négation de leur concorde. Ils créent de profondes divisions et lacérations, nécessitant des années et des années pour le rétablissement de leurs effets. La guerre est le refus d’œuvrer aux grands projets socio-économiques que la communauté internationale s’est donnée, tels l’Objectif Millenium. Malheureusement, nombre de conflits affligent actuellement le monde, avec leurs images de misère, de famine, de maladie et de mort. Sans la paix, aucun développement n’est possible. La violence interdit la paix qui est la première condition de tout développement économique ».
 
Dans la deuxième partie de cette lettre le Papa Francçois précise que le G20, « n’a pas pour but la sécurité internationale », mais que cependant « ne pourra éviter d’aborder la situation proche-orientale et le cas syrien en particulier ». « Je déplore que trop d’intérêts partisans aient prévalu depuis le début de cette crise, qui ont empêché une solution capable d’éviter l’inutile massacre auquel nous assistons. Que les leaders du G20 ne restent pas passifs face au drame infini de la population syrienne et au risque de voir toute une région déjà affligée et besogneuse de paix subir de nouvelles souffrances. J’adresse un vibrant appel à chacun d’eux afin qu’ils favorisent le dépassement des diverses oppositions et renoncent les vaines prétentions à une intervention militaire. Il est besoin au contraire d’un nouvel engagement, courageux et déterminé, en faveur d’une solution pacifique passant par le dialogue et la négociation entre les parties en cause et le soutien de la communauté internationale. Il est du devoir moral de tous les gouvernements de favoriser toute initiative capable de renforcer l’assistance humanitaire envers tous ceux qui souffrent de ce conflit, en Syrie comme hors de ce pays » [6].
 
Le suivi de la situation en Syrie et les appels à ce que l’on mette fin aux massacres et à la persécution des minorités religieuses au Moyen-Orient et ailleurs, ainsi que la réunion sur la situation humanitaire en Syrie qu’ a salué l’Académie Pontificale de Sciences du Vatican le 13 janvier [7] montrent que ce Pape accorde de l’ importance à la politique internationale, qu’il cherche le rétablissement d’un multilatéralisme qui évite les guerres et permet la résolution des conflits et des problèmes à travers le dialogue et la négociation dans le respect des intérêts des parties, un sujet clef au moment où les politiques agressives néolibérales d’un système décadent et chaotique impérial ne reconnaissent pas la souveraineté nationale des peuples, se consacrent à l’extorsion et menacent ou essaient de déstabiliser ces gouvernements qui luttent pour réduire ou pour échapper à la domination néolibérale pour créer leurs propres politiques de développement social et économique.
 
La Verdiere, France.
 
(Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi)
 
- Alberto Rabilotta est journaliste argentin depuis 1967. Au Mexique pour la « Milenio Diario de Mexico » Correspondant de Prensa Latina au Canada (1974). Directeur de Prensa Latina Canada, pour l’Amérique du Nord (1975-1986) Mexique, USA, Canada. Correspondant de l’Agencia de Services Spéciaux d’Information, ALASEI, (1987-1990). Correspondant de l’Agencia de Noticias de México, NOTIMEX au Canada (1990-2009. Editorialiste sous les pseudonymes -Rodolfo Ara et Rocco Marotta- pour « Milenio Diario de Mexico » (2000-2010, Collaborateur d’ALAI, PL, El Correo, El Independiente et d’autres médias depuis 2009.
 
https://www.alainet.org/de/node/82487?language=es
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