Banquiers tricheurs
05/11/2012
- Opinión
A ceux qui l’ignoraient encore, la crise révèle que les marchés financiers sont devenus les acteurs principaux de l’actuelle conjoncture économique en Europe. Ils incarnent un changement fondamental : le vrai pouvoir – jusqu’à présent détenu par les politiques – est passé entre les mains des spéculateurs boursiers et d’une cohorte de banquiers tricheurs.
Chaque jour, les marchés mobilisent des sommes colossales. Leur action collective peut renverser des gouvernements, imposer des décisions politiques et soumettre des peuples. Ces nouveaux « maîtres du monde » ne s’embarrassent de nul souci du bien commun. La solidarité n’est pas leur problème. Encore moins la préservation de l’Etat providence. Une seule rationalité les motive : l’appât du gain. Mus par l’avidité, spéculateurs et banquiers en viennent à se comporter comme des mafias avec une mentalité de chacals. Ils agissent dans une totale impunité.
Depuis le début de la crise, en 2007, à cause de leur comportement rapace, aucune réforme sérieuse n’est parvenue à réglementer les marchés, ni à discipliner les banquiers. Malgré l’ampleur des critiques formulées contre l’ « exubérance irrationnelle » du système, le comportement des acteurs financiers n’a pas changé. Il demeure vénal et cynique.
Certes, les banques jouent un rôle clé dans le système économique. Et les risques liés à leurs activités traditionnelles – stimuler l’épargne, fournir des crédits aux familles, financer les entreprises, soutenir le commerce – sont limités. Mais depuis la fin des années 1990 et la généralisation du modèle de « banque universelle » qui a ajouté toutes sortes d’activités spéculatives et d’investissement, les dangers pour les épargnants ont explosé. Ainsi que le nombre de fraudes, de tromperies et de scandales.
On se souvient notamment de la « tricherie du siècle », réalisée par la puissante banque d’affaires américaine Goldman Sachs qui domine aujourd’hui l’univers financier. En 2001, elle avait mis tout son savoir-faire au service du gouvernement conservateur grec pour aider Athènes à maquiller ses comptes [1]. La Grèce put ainsi remplir - en apparence - les critères exigés par l’Union européenne (UE), intégrer la zone euro et disposer de la monnaie unique.
Mais quelques années plus tard, en pleine convulsion économique, la découverte du trucage provoqua une véritable déflagration qui allait faire trembler l’ensemble de l’Union européenne. Résultat : « Tout un continent plongé dans la crise de la dette souveraine ; un pays, la Grèce, mis à genoux ; récession, licenciements massifs, chute du pouvoir d’achat des salariés ; liquidation des avantages sociaux ; coupes budgétaires, misère… » [2]
Quelles sanctions pour les auteurs d’une telle fraude ? Mario Draghi, ancien vice-président de Goldman Sachs pour l’Europe, et donc au courant de la tricherie, fut promu à la tête de la BCE… Quant à Goldman Sachs, elle perçut, pour ce maquillage des comptes, une prime de 600 millions d’euros… Confirmant ainsi un vieux principe : en matière de grandes fraudes organisées par les banques, l’impunité est la règle.
Les petits épargnants espagnols peuvent en témoigner. L’an dernier, ils avaient acheté des actions de Bankia le jour de l’entrée de cette banque en Bourse. Ignorant alors que cet établissement financier n’avait nulle crédibilité et que la valeur de son action, selon les agences de cotation, était déjà proche des obligations pourries…
Les épargnants faisaient confiance à Rodrigo Rato, le président de Bankia et ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI). Celui-ci n’hésitait pas à déclarer, quelques jours avant d’être obligé à démissionner et peu avant que l’Etat espagnol soit contraint d’apporter 23,5 milliards d’euros au capital de Bankia pour en éviter la faillite : « Notre situation est d’une très grande solidité en ce qui concerne notre solvabilité et aussi du point de vue des liquidités [3]. »…
Il est vrai que, moins d’un an auparavant, en juillet 2011, Bankia avait apparemment réussi les « épreuves de résistance » réalisées par l’ European Banking Authority (EBA). Bankia avait en effet obtenu un Core Tier One Capital (niveau de fonds propres) estimé à 5,4%, alors que le minimum exigé n’était que de 5% [4]. Ce qui donne une idée de l’incompétence et de l’ineptie de l’EBA, organisme européen chargé de garantir la solidité des banques…
D’autres personnes peuvent également témoigner de l’impudence des banquiers. En particulier, les victimes, en Espagne, du scandale des « participations préférentielles », des titres très complexes et très risqués qui ont siphonné l’épargne (environ 26 milliards d’euros…) de quelque 710 000 familles… [5] Les banques leur ont fait croire qu’il s’agissait de placements à revenus fixes à risque zéro. Alors que ces « participations préférentielles » ne sont pas protégées par le fonds de garantie des banques. En cas de manque de liquidités, celles-ci ne sont donc pas obligées de rendre le capital initial, ni même les intérêts.
Ce « scandale du siècle » a démontré que les victimes espagnoles de tromperies bancaires ne peuvent compter ni sur la protection de la Banque d’Espagne, ni sur celle de la Commission nationale du marché des valeurs (équivalent de l’Autorité des marchés financiers) [6]. Ni, bien entendu, sur celle du gouvernement de Mariano Rajoy, qui continue d’aider massivement les banquiers tout en poursuivant une politique austéritaire très brutale avec les citoyens.
Mariano Rajoy a même demandé à l’Union européenne un crédit d’environ 100 milliards d’euros destiné à étayer le système bancaire menacé de banqueroute. En même temps, les banques espagnoles favorisaient la fuite massive de capitaux à l’étranger. De janvier à septembre 2012, quelque 220 milliards d’euros ont ainsi officiellement fui l’Espagne [7]… Une somme deux fois supérieure à l’aide demandé à l’UE pour sauver le système bancaire espagnol.
Au cours des derniers mois, à l’échelle internationale, les scandales financiers n’ont pas cessé. Rappelons, pour mémoire, quelques uns des plus marquants : la banque HSBC a été accusée de blanchir les colossales sommes d’argent de la drogue des narco-trafiquants du Mexique. Lancée dans des spéculations démentielles, la JP Morgan a pris de tels risques qu’elle a perdu environ 7,5 milliards d’euros et ruiné des centaines de clients… C’est également ce qu’a fait la Knight Capital qui, en une seule nuit, a perdu 323 millions d’euros à la suite d’une spéculation automatique à haute vitesse pilotée par ordinateur.
Mais le scandale qui provoque la plus grande colère à l’échelle mondiale est celui du Libor. De quoi s’agit-il ? L’Association des banquiers britanniques propose chaque jour un taux interbancaire appelé « London Interbank Offered Rate » ou Libor. Le calcul de ce taux est effectué par l’agence Reuters qui, quotidiennement, demande à une vingtaine de grandes banques à quel taux elles ont obtenu un crédit. Et elle établit une moyenne. Comme c’est le taux auquel se prêtent des liquidités les banques entre elles, le Libor devient une référence fondamentale pour l’ensemble du système financier mondial. Il sert notamment à déterminer les taux (variables) des crédits immobiliers auxquels empruntent les familles (en zone euro, l’équivalent du Libor est l’Euribor, calculé sur la base de l’activité d’une soixantaine de grandes banques).
Toute variation du taux du Libor – aussi petite soit-elle – peut entraîner des conséquences gigantesques puisqu’on estime que, à l’échelle de la planète, le volume des crédits liés au Libor dépasse les 350 000 milliards d’euros…
Quelle était la fraude ? Plusieurs des banques qui servent de référence pour établir le Libor se sont concertés et ont décidé en commun de mentir sur leurs taux, faussant ainsi tous les contrats dérivés, soit notamment les crédits accordés aux familles et aux entreprises. Et cela durant des années.
Les investigations en cours ont démontré qu’une dizaine de grandes banques internationales – Barclays, Citigroup, JP Morgan Chase, Bank of America, Deutsche Bank, HSBC, Crédit Suisse, UBS (Union des Banques Suisses), Société Générale, Crédit Agricole, Royal Bank of Scotland – se sont organisées entre elles pour manipuler le Libor.
Cet énorme scandale montre que la délinquance se trouve au cœur même des finances internationales. Et que, probablement, des millions de foyers ont payé des intérêts de crédit immobilier faussés. Nombre de familles ont dû renoncer à leurs logements. D’autres en ont été expulsées parce qu’elles ne parvenaient plus à payer des intérêts artificiellement manipulés [8].
Une fois encore, les autorités chargées de veiller au bon fonctionnement des marchés ont préféré fermer les yeux. Nul n’a été condamné, à l’exception de quatre comparses [9]. Toutes les banques impliquées poursuivent leurs activités comme d’habitude.
Jusqu’à quand les démocraties pourront-elles supporter une telle impunité ? En 1932, aux Etats-Unis, le président Herbert Hoover chargea Ferdinand Pecora, fils d’immigrés italiens devenu procureur de New York, d’enquêter sur la responsabilité des banques dans les causes de la Grande Crise de 1929. Le rapport de Pecora fut dévastateur. Il qualifia les banquiers new-yorkais de « banksters » (banquiers gangsters). Sur la base de ce rapport, le président Franklin D. Roosevelt prit la décision de protéger les citoyens contre les risques de la spéculation financière. Il sanctionna l’ensemble du secteur bancaire en lui imposant le « Glass-Steagal Act » qui établit (jusqu’en 1999) une incompatibilité entre deux sortes d’activités : les banques de dépôts et les banques d’investissement.
Qu’attendent les gouvernements de la zone euro pour adopter une mesure identique ?
1er novembre 2012
- Ignacio Ramonet est Président de l’association Mémoire des Luttes
Notes
[1] Lire Greg Smith, Pourquoi j’ai quitté Goldman Sachs, JC Lattès, Paris, 2012. Lire aussi un entretien avec l’auteur : http://madeinusa.blogs.nouvelobs.com/un-ex-banquier-accuse-goldman-sachs-plume-les-clients.html
[2] Página 12, Buenos Aires, 13 mars 2012.
[3] El País, Madrid, 2 mai 2012.
[4] En se basant sur ce déplorable rapport, certains « analystes » espagnols affirmaient – il y a à peine quinze mois – que le système bancaire espagnol figurait parmi « les plus solides du monde »… Voici, par exemple, ce qu’écrivait, à cet égard, un « journal de référence » : « En fait, les grandes banques espagnoles remplissent largement les exigences en matière de capitaux propres, ce qui leur permet de résister à toute éventuelle dégradation extrême de la conjoncture économique au cours de deux prochaines années. » (El País,15 juillet 2011.)
[6] Plusieurs associations ont mis à disposition des victimes leurs services juridiques. Par exemple : l’Asociación de Usuarios de Bancos, Seguros y Cajas de Ahorro (ADICAE) (adicae.net), et l’Unión de Consumidores de España (www.uniondeconsumidores.info).
[7] Cinco dias, Madrid, 21 octobre 2012.
[8] L’Espagne possède l’une des législations les plus dures en la matière. En cas d’impayés, la restitution du logement ne suffit pas à clore le dossier. La banque exige que la famille continue de payer le crédit jusqu’au bout… Depuis 2008, les juges espagnols ont ordonné plus de 400 000 expulsions, jetant des dizaines de milliers de familles à la rue.
[9] La banque Barclays a été condamnée à payer une amende de 365 millions d’euros. Elle a licencié son président Marcus Agius. Son directeur général, Bob Diamond, considéré comme l’un des principaux responsables de la fraude, a été contraint à la démission… moyennant des indemnités estimées à 2,5 millions d’euros.
https://www.alainet.org/de/node/162405?language=en
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