Contre l’oppression « austéritaire »
01/05/2012
- Opinión
"La meilleure forteresse des puissants,
c’est l’inertie des peuples."
Machiavel
c’est l’inertie des peuples."
Machiavel
Comme un sentiment d’étouffement. C’est ce que ressentent, dans plusieurs pays de l’Union européenne (UE), de nombreux citoyens étranglés par tant de restrictions, de réductions et de coupes claires. Un sentiment accentué par la constatation que l’alternance politique ne modifie pas la "fureur austéritaire [1]" des gouvernants.
En Espagne, par exemple, la société avait été durement brutalisée par les remèdes de cheval ordonnés, dès mai 2010, par le président du gouvernement (socialiste) José Luis Rodriguez Zapatero. Aussi, lors des élections législatives du 20 novembre dernier, Mariano Rajoy, candidat du Parti populaire (PP, conservateur), promit-il le "changement" et le "rétablissement du bonheur". Rien de moins. Mais dès le lendemain de son élection, la hache à la main, il se lança à son tour dans la plus dévastatrice destruction d’acquis sociaux de l’histoire d’Espagne.
On peut citer d’autres exemples, le Portugal notamment. Dans ce pays, en juin 2011, après avoir imposé quatre programmes très impopulaires de "discipline fiscale" et avoir dû se soumettre à un "plan de sauvetage" de la "troïka" [2], le premier ministre socialiste José Socrates perdit logiquement les élections. Bien qu’ayant violemment critiqué les mesures d’ajustement des socialistes, le nouveau premier ministre conservateur, Pedro Passos Coelho, affirma pourtant, dès son élection, qu’il respecterait les exigences de l’UE et appliquerait "une dose encore plus forte d’austérité"... [3]
A quoi servent alors les élections si, dans des domaines essentiels - les questions économiques, financières et sociales -, les nouveaux gouvernants font la même politique que leurs prédécesseurs ? Comment ne pas en venir à douter du système démocratique lui-même ? Car chacun constate que, dans le cadre de l’UE, il n’y a pas de contrôle citoyen sur toute une série de décisions qui déterminent la vie des gens. Et que les exigences - considérées comme prioritaires - des marchés, des agences de notation ou des spéculateurs limitent sérieusement les principes de base de la République [4]. Trop de gouvernants (de droite comme de gauche) sont désormais convaincus que les marchés ont toujours raison, quelles qu’en soient les conséquences pour les citoyens. A leurs yeux, les marchés sont la solution, c’est la démocratie le problème.
Les gens sont de plus en plus convaincus qu’il existe, au sein de l’UE, une sorte d’ "agenda caché", dicté par les marchés, avec deux objectifs concrets : 1) réduire au maximum la souveraineté des Etats (en matière budgétaire et fiscale) ; 2) démanteler ce qui reste de l’État providence (pour transférer au secteur privé éducation, santé et retraites). Preuve de l’existence d’un tel "agenda", les récentes déclarations de Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE) : "Le modèle social européen est mort - affirme-t-il - et quiconque ferait marche arrière dans la réduction des budgets sociaux serait immédiatement sanctionné par les marchés... Quant au Pacte budgétaire européen [5], il s’agit en réalité d’une avancée politique majeure parce que, grâce à ce Pacte, les Etats perdent une partie de leur souveraineté nationale [6]." Impossible d’être plus clair.
En fait, nous vivons sous régime de despotisme éclairé. Telle qu’elle fonctionne, la démocratie se définit moins par le vote ou la possibilité de choisir que par le respect obligatoire de règlements et de traités (Maastricht, Lisbonne, MES [7], Pacte budgétaire...) adoptés depuis longtemps ou en voie de ratification dans l’indifférence quasi générale. Ces textes sont devenus de véritables "prisons juridiques" d’où s’évader devient quasiment impossible.
A quoi cela sert-il donc de voter si nous sommes condamnés à élire des gouvernants dont la mission se borne à appliquer des consignes et des traités définis une fois pour toutes [8] ?
Nous avons sous les yeux un cas de "dissimulation démocratique" : celui précisément du Pacte budgétaire européen. Pourquoi n’y a-t-il pas un large débat public sur le contenu de ce Pacte (actuellement en voie de ratification dans le huis clos parlementaire) qui va conditionner notre vie ? Même chose pour le Mécanisme européen de stabilité (MES), dont il dépend. Ces deux dispositifs constituent pourtant des attaques frontales contre les droits des citoyens. Ils contraindront pour toujours les pays signataires, dont la France, à réduire encore le périmètre de l’Etat (en matière de budgets sociaux, d’aide aux services publics ou de montant des pensions de retraite). Ils placeront sous l’autorité de l’UE les politiques budgétaires des Etats membres. Et raboteront les compétences des Parlements nationaux, transformant parfois des pays en crise en simples protectorats européens [9].
Peut-on sortir de cette "oppression austéritaire" ? L’élection présidentielle française ouvre peut-être des perspectives. Non pas en raison des millions d’électeurs qui, exaspérés ou désespérés, ont voté au premier tour pour une extrême droite xénophobe. Mais parce que le candidat socialiste, François Hollande - favori selon la plupart des sondages - a promis à cet égard du "changement".
Conscient du fait que cette élection peut signifier une nouvelle donne pour l’Europe, Hollande réclame d’ajouter au Pacte budgétaire un volet de mesures en faveur de la croissance [10]. Il demande également que la BCE prête directement aux Etats en difficulté (et pas aux banques privées) pour ouvrir au plus vite le chemin du redressement. Il propose aussi le financement d’infrastructures par des euro-obligations spécifiques (project bonds), le renforcement de la Banque européenne d’investissement (BEI), une véritable taxe sur les transactions financières (taxe Tobin), et la réaffectation des fonds structurels européens non dépensés.
Même si ces demandes sont minimales, certainement insuffisantes et toujours accompagnées d’un discours ambiguë sur la « flexibilisation du marché du travail » et sur la « modération sociale », Hollande égratigne le dogme établi par la chancelière allemande Angela Merkel et la Bundesbank, à l’origine des politiques d’ajustement de l’UE. Le socialiste français a par ailleurs averti que, s’il est élu et si l’Allemagne n’accepte pas de renégocier le Pacte budgétaire (et sans doute le MES), Paris ne le ratifiera pas. C’est un changement non négligeable, si on compare cette position à l’attitude de soumission de Nicolas Sarkozy, décrit par une partie de la presse internationale comme "le chef d’Etat français qui a le plus cédé à l’Allemagne depuis Pétain [11]".
Mais comment les marchés réagiront-ils si, une fois élu, Hollande maintient son idée de stimuler à tout prix la croissance ? Deux scénarios sont possibles. 1) La spéculation, comme Mario Draghi l’annoncé, se déchaîne et attaque immédiatement la France [12] ; Hollande fait marche arrière, finit par céder devant les marchés comme ses amis sociaux-démocrates Zapatero, Socrates et Papandréou, et, comme eux, il devient le dirigeant de gauche le plus détesté de l’histoire de France.
2) Persuadé que, au sein de l’UE, rien ne peut se faire sans la France, deuxième économie de l’eurozone (et cinquième du monde), Hollande maintient sa position et engage l’épreuve de force. Il décide de s’appuyer sur la mobilisation des forces populaires (à commencer par celles, enthousiastes, rassemblées autour du Front de gauche) et reçoit alors le soutien - implicite ou explicite - de plusieurs gouvernements européens (de gauche comme de droite) également partisans de politiques de relance et de croissance. L’Allemagne et la Bundesbank cèdent. La spéculation bat en retraite. La volonté politique l’emporte. Prouvant que, dans une démocratie, quand cette volonté rejoint le mandat du peuple, nul objectif n’est hors de portée.
Notes
[1] Lire Christophe Ventura, "Dettes souveraines, mécanisme européen de stabilité, pacte budgétaire. L’Europe dans la mâchoire austéritaire", Mémoire des luttes, http://www.medelu.org/Dettes-souveraines-mecanisme.
[2] La "troïka" est constituée de la Banque centrale européenne (BCE), de la Commission européenne et du Fonds monétaire international (FMI).
[3] Jornal de Noticias, Lisbonne, 29 février 2012.
[5] Promu par l’Allemagne, le Pacte budgétaire européen ou Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG), a été signé le 2 mars 2012 à Bruxelles par 25 Etats de l’UE (le Royaume Uni et la République tchèque n’ayant pas accepté d’y souscrire). Ce Pacte oblige chaque pays signataire à inscrire dans sa Constitution une limite – la fameuse « règle d’or » - au déficit public fixée à 0,5% du produit intérieur brut, et prévoit de lourdes sanctions contre les Etats qui dépasseraient les 3%. Son entrée en vigueur est prévue pour le 1er janvier 2013. Dans tous les pays, il est prévu une ratification par les Parlements nationaux. Seule l’Irlande, pour des raisons constitutionnelles, a prévu de l’adopter par referendum (le 31 mai 2012). Aux Pays-Bas, le gouvernement néerlandais, l’un des plus fermes partisans de la discipline fiscale, est tombé le 23 avril faute d’appui suffisant à la Chambre basse de La Haye pour voter un plan d’économies indispensable pour atteindre le déficit de 3% voulu par Berlin.
[6] The Wall Street Journal, New York, 24 février 2012.
[7] Mécanisme européen de stabilité, organisme intergouvernemental créé par le Conseil européen (les 27 chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE) en mars 2011. Il entrera en vigueur le 1er juillet 2012. Il remplace le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de stabilité financière (MESF).
[8] Lire Christophe Deloire et Christophe Dubois, Circus politicus, Albin Michel, Paris, 2012.
[9] Lire Ignacio Ramonet, "Nouveaux protectorats", Le Monde diplomatique en español, mars 2012.
[10] Depuis, d’autres gouvernants, dont Mario Monti en Italie et Elio di Rupo en Belgique, ont également réclamé des assouplissements et des mesures favorisant la croissance. Le président de la BCE, Mario Draghi a lui aussi plaidé, devant les eurodéputés, mercredi 25 avril à Bruxelles, en faveur d’un "pacte de croissance" (growth compact). Mais derrière l’expression "pacte de croissance", le président de la BCE entend surtout la mise en place de ce qu’il appelle des "réformes structurelles", libéralisant davantage le marché du travail par exemple, et en aucun cas des mesures de relance par la dépense publique. De son côté, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a annoncé, le 26 avril, que le Conseil européen des 28 et 29 juin pourrait être précédé d’un Sommet extraordinaire des chefs d’Etat et de gouvernement consacré à la question de la croissance "principale priorité des dirigeants européens".
[11] El País, Madrid, 26 avril 2012.
[12] Voir à cet égard cette vidéo de 10 minutes où un cadre influent de la finance spéculative mondiale s’explique avec franchise, le 19 mars 2012, sur un document qui aurait dû rester secret. Ce financier, Nicolas Doisy, « chief economist » de Cheuvreux, filiale mondialisée du Crédit Agricole, est interrogé par François Ruffin pour l’émission de Daniel Mermet, « Là-bas si j’y suis » (France Inter). Voici le lien :
http://blogs.rue89.com/yeti-voyageur/2012/04/19/hollande-la-finance-et-langoisse-finale-du-banquier-227236
http://blogs.rue89.com/yeti-voyageur/2012/04/19/hollande-la-finance-et-langoisse-finale-du-banquier-227236
1er mai 2012
- Ignacio Ramonet
Président de l’association Mémoire des Luttes
https://www.alainet.org/de/node/157615?language=en
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