Entretien avec Walter Suter, ex- diplomate et analyste suisse

L’Amérique latine vit un moment historique inédit

31/07/2008
  • Español
  • English
  • Français
  • Deutsch
  • Português
  • Opinión
-A +A

L’Amérique latine vit une situation particulièrement prometteuse, marquée par un réveil général de conscience et d’estime de soi. Telle est la thèse centrale que développe Walter Suter sur la situation actuelle de ce continent, marquée par la présence de nombreux gouvernements progressistes, auxquels se joindra à partir du 15 août celui de Fernando Lugo, au Paraguay (1).

 

Walter Suter a travaillé comme diplomate suisse dans différentes régions du monde, où il accompagna divers processus de transition : en Argentine, juste avant le retour du péronisme au gouvernement (1970-1973) ; au Chili, immédiatement après le coup d’Etat militaire dirigé par Augusto Pinochet ; en Espagne; au Paraguay, après le départ du dictateur Alfredo Stroessner ; enfin au Liban, dans les années 1990. Sa dernière affectation comme ambassadeur s’est terminée à mi-2007, au Venezuela : Walter Suter a vécu durant quatre années, les plus décisives du nouveau processus bolivarien dirigé par le président Hugo Chávez. Commentateur avisé, expert des affaires latino-américaines, Walter Suter trace, dans cet entretien une radiographie originale de la situation latino-américaine actuelle.

 

Q: Avec un regard macro-historique, quels sont à votre avis les traits principaux qui déterminent l’étape actuelle en Amérique latine ?

 

Walter Suter (W.S.) : Je constate une situation particulièrement prometteuse sur ce continent, et particulièrement en Amérique du Sud, où l’on assiste à un réveil général de conscience et d’estime de soi. Les peuples et les gouvernements (2) sont convaincus qu’il est possible de résister aux diktats du Nord, c’est-à-dire les Etats-Unis et l’Europe. Ces peuples ont décidé d’être eux-mêmes, en tant de dépasser plus de 500 ans d’un colonialisme, autoritarisme et verticalité.

 

A ma première arrivée sur ce continent, plusieurs décennies auparavant, je percevais une certaine résignation et un sentiment de fatigue. Néanmoins, des processus très importants ont eu lieu. Et actuellement la carte politique voit prédominer des gouvernements de gauche (même si certains d’entre eux sont modérés). Il s’agit d’un phénomène très nouveau, qui ne se voit pas dans d’autres régions du monde. Je voudrais souligner à ce propos l’importance du processus vécu au Venezuela depuis l’élection du président Hugo Chávez (3). Une révolution pacifique effectuée dans le cadre institutionnel, légale et non-violente – ce qui est un phénomène nouveau sur ce continent. Un changement qualitatif évident, où prédomine la recherche d’alternatives dans chaque pays et dans la région. Les oubliés d’hier sont devenus sujets de leur propre destin. Une dynamique novatrice qui pourrait même avoir un effet global.

 

Le miroir latino-américain

 

Q: A quoi pensez-vous en parlant d’un « impact global » ?

 

W.S. : A la détermination de trouver une alternative à la globalisation néo-libérale imposée à l’ensemble de la  planète. Dans ces processus, les peuples prennent leur destin en main. Et ils impulsent un nouvel esprit de solidarité, clairement perceptible lorsqu’on est sur place. Et cette réalité peut avoir une valeur directe aussi pour nous en Suisse et en Europe . Pour nous réveiller d’une certaine inertie…

 

Q: Vous estimez que le processus latino-américain actuel peut représenter un signe, y compris pour la Suisse ?

 

W.S. : Oui. Aujourd’hui, il existe en Amérique latine de nouvelles formes de participation citoyenne, à partir de la base. Je l’ai constaté par exemple au Venezuela avec les conseils communaux, où les communautés peuvent définir des aspects essentiels de la politique. Il serait regrettable qu’un tel processus ne suscite pas l’attention et ne mobilise pas l’intérêt de mes compatriotes. Car nous savons bien la valeur de ce qu’est la démocratie directe participative et l’importance de l’alimenter et de la renouveler.

 

Le Venezuela et les médias

 

Q : Votre vision de l’actuelle dynamique vénézuélienne est très positive. Ce qui contraste avec la couverture médiatique qui en est donnée en Suisse. Comment expliquez-vous votre optimisme évident, qui détonne par rapport aux critiques systématiques de la presse envers Chávez ?

 

W.S. : Je ne veux pas fermer les yeux sur les profonds changements en cours et les difficultés au Venezuela. D’autre part, je ne crois pas à l’existence, en Suisse, d’une conspiration médiatique contre ce pays. Très peu de correspondants de presse suisses vivent et couvrent directement l’Amérique du Sud. Les principales informations que nous recevons ici nous parviennent par les grandes agences de presse, qui défendent certains intérêts et qui sont souvent reproduites presque automatiquement. Il faut donc chercher l’origine de cette désinformation au sein de ces agences, qui pratiquent une politique d’information basée sur les « demi-vérités » : cela consiste, non pas forcément à raconter des mensonges, mais à taire une part importante de la vérité. Et c’est dangereux, car on reproduit ici, en Europe, une image incomplète et parfois déformés de ce qui se passe vraiment là-bas. Il faut dire qu’en Amérique latine même les grands moyens de communication appartiennent à des secteurs économiquement très puissants. Des secteurs qui, pour prendre l’exemple du Venezuela, n’ont aucun intérêt à l’avancée de cette révolution démocratique qui a touché leurs intérêts propres…

 

Q : En parlant d’une révolution démocratique, je pense à la tentative de Salvador Allende et de sa coalition d’unité populaire pour transformer fondamentalement le Chili par la voie institutionnelle. Ne court-on pas le risque de voir se répéter au Venezuela ce qu’a vécu le Chili depuis 1973 ?

 

W.S. : Je ne le crois pas. Il y a deux différences très nettes. La première, c’est la situation internationale : à l’époque, nous étions en pleine « guerre froide » et les Etats-Unis imposaient leurs amis pour affronter ce qu’ils considéraient comme la « menace communiste » (4). La réalité mondiale d’aujourd’hui est différente : Chávez est arrivé au gouvernement dans une autre conjoncture.

 

La seconde, c’est la composition de l’armée. Au Chili, il s’agissait d’une armée classiste, élitiste, très liée au grand pouvoir oligarchique. Au Venezuela, la majeure partie des officiers provient des classes moyennes et populaires

 

 

Le « miracle » paraguayen

 

Q: Le dernier gouvernement progressiste élu en Amérique du Sud, c’est celui de Fernando Lugo au Paraguay, un pays où vous avez vécu six ans au début des années 1990. Comment interprétez-vous ce résultat inespéré ?

 

W.S. : Il y a eu une lutte acharnée depuis la chute du général Stroessner, il y a 19 ans, pour parvenir à une transformation démocratique réelle. Avec de nombreux moments d’espoir et d’autres moments de déception : par exemple, en 1993, où le candidat du Parti Colorado – c’est-à-dire le représentant du « strosisme » - a gagné les élections grâce à la fraude. Il y a eu alors une étape de résignation, de déception, de pessimisme. Jusqu’au récent mirage qu’a représenté la victoire électorale de Lugo. Beaucoup de gens n’y croyaient pas et pensaient que c’était un rêve. Un facteur-clé qui a rendu cette victoire possible, c’est bien sûr la personnalité de Fernando Lugo : un religieux catholique, qui a toujours été très proche de la base, notamment des paysans ; doté d’un grand charisme, il a eu la capacité d’unir de nombreux secteurs, très différents, pour mettre en déroute l’ennemi principal, le continuisme colorado. C’est la grande chance du Paraguay aujourd’hui.

 

Q: Des théologiens progressistes connus, comme Leonardo Boff et Frei Beto, disent que Fernando Lugo et de Rafael Correa (le président actuel de l’Equateur) sont « les fils de la théologie de la libération ». Qu’en pensez-vous ?

 

W.S. : Lugo ne se considère pas comme un théologien, mais comme un pasteur (5). Il est vrai que son discours et sa pratique politique repose sur le message de l’Evangile, et cela lui donne une grande crédibilité. Il me semble qu’avec l’élection de Lugo s’est concrétisée une anticipation formulée par l’évêque brésilien Dom Helder Camara : lorsque l’on rêve seul, cela reste un rêve ; lorsque nous rêvons tous ensemble, alors nous commençons à transformer la réalité.

 

Force et fragilité

 

Q: N’est-ce pas la preuve d’une certaine fragilité, si ces processus latino-américains dépendent étroitement de personnalités charismatiques, de dirigeants forts ?

 

W.S. : Je vois des changements significatifs sur ce continent. Mais je sais en même temps que ces processus peuvent être fragiles. Néanmoins, je suis convaincu que cette relative fragilité ne leur fait pas perdre leur valeur. Ce sont des expériences valables, menées par des gens qui tentent de transformer la réalité, avec tous les risques que cela comporte et les résistances que cela suscite. Parfois, je me demande quelle en est la cause. Je pense qu’au contraire de ce qui s’est passé en Europe, l’Amérique latine n’a pas vécu une révolution démocratique-bourgeoise. Et beaucoup de ces processus de changement impliquent des sauts, quasiment de structures féodales à la modernité de la démocratie participative. Les secteurs dominants, aujourd’hui partiellement déplacés, conservent une mentalité enracinée dans des structures féodales : ils n’ont aucune conscience qu’il vaut mieux partager quelque chose pour ne pas tout perdre. Et dans une telle situation, avec ces images féodales enracinées aussi dans la culture politique de nombreuses personnes, on s’explique mieux pourquoi les changements se fassent grâce à des personnalités charismatiques, qui dirigent ces transformations avec l’appui des mouvements sociaux. L’élément principal de fragilité réside dans le fait que, dans le futur, les expériences impulsées par ces leaders ne leur survivent pas, car on n’aurait pas trouvé des formules de participation rénovée, large, active, effective, des secteurs populaires dans la gestion du pouvoir. Pour tenter de contrecarrer ces dangers de fragmentation et de fragilité, les douze Etats souverains de l'Amérique du Sud ont franchi le 23 mai 2008 à Brasilia un pas important qui prouve cette volonté d'intégration et de solidarité. Ils ont signé la constitution de la nouvelle Union des nations sud-américaines (UNASUR), projet lancé en 2004 par le président Chávez. Cette initiative exprime clairement le fait que les dirigeants mentionnés ont conscience de l'importance d'institutionnaliser les processus démocratiques participatifs pour garantir un cadre régional vivable.

 

Q : Dans ce cadre continental, comment évaluez-vous la présence de Cuba qui a commencé sa révolution un demi-siècle avant ces processus ?

 

W.S. : Je ne connais pas Cuba à fond, car je n’y suis jamais allé. Mais je constate que Cuba voit d’un bon œil cette nouvelle étape du continent. Elle veut en être partie intégrante. Elle ne veut pas rester à l’écart, ni jouer au maître qui donne des leçons. Et c’est important.

 

Une nouvelle solidarité aller-retour

 

Q: Je voudrais conclure en revenant sur un concept formulé au début de notre dialogue. Les effets que tout ce que vit l’Amérique latine pour l’Europe, pour le Nord. Et aussi les défis de la solidarité du Nord avec cette nouvelle réalité latino-américaine…

 

R: Pour la Suisse, la coopération et la solidarité sont des piliers importants sur lesquels repose notre propre culture politique. Des secteurs importants de la société civile sont sensibles à ces thèmes.

 

En tant que pays, nous devrions avoir davantage d’intérêt à nous rapprocher de ce qui se passe en Amérique latine. Pourquoi ? Parce que les objectifs que ces pays poursuivent, les mesures et les méthodes utilisées sont aussi les nôtres. A la lumière de notre propre espérance comme nation, il est du plus grand intérêt de partager ces expériences. Ce qui se passe là-bas est un signal pour ici.

 

Je voudrais rappeler un concept très important, formulé dans le préambule de la Constitution suisse : la force d’une communauté se mesure au bien-être des plus défavorisé-e-s . J’insiste là-dessus : Y compris au niveau de la diplomatie officielle, nous devrions nous rapprocher davantage de ces pays pour faire cause commune dans les institutions internationales.

 

D’autre part, il serait important de regarder notre propre démocratie directe, avec le miroir de ce qui se vit dans de nombreux processus latino-américains, avec une intense participation citoyenne. Je crois qu’il serait important de procéder ici à une auto-évaluation et à une rénovation, de rencontrer d’autres qui suivent certains chemins participatifs similaires aux nôtres, mais qui peuvent nous apporter un enthousiasme renové. Et apprendre d’eux le défi de participer plus et de déléguer moins…

 

*collaboration Le Courrier, AMCA, E-Changer

 

1)       Dans son ouvrage « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », l’écrivain Eduardo Galeano rappelle comment le développement endogène du Paraguay, initié par José Gaspar Rodriguez de Francia et poursuivi par ses successeurs (Carlos et Francisco Solano Lopez) fut brisé par la guerre génocidaire dite de « La Triple Alliance » - Argentine, Brésil, Uruguay – (1865-1870) commanditée par la Grande-Bretagne.

2)       A l’exception de la Colombie, secouée depuis 60 ans par un conflit armé et devenue terrain d’expérimentation pour la stratégie contre-insurrectionnelle mise en place par les USA et la classe dominante autochtone, dite « Plan Colombie ».

3)       Hugo Chávez a été élu  président pour la première fois en 1998. Cf. Maurice Lemoine, Chávez Presidente. Paris, Flammarion, 2005

4)        « Nous n’allons pas laisser le Chili devenir communiste, à cause de l’irresponsabilité de son peuple » (Henry Kissinger, conseiller du président étatsunien Richard Nixon et prix Nobel de la Paix…)

5)       Fernando Lugo était évêque. Il a démissionné de cette fonction pour se porter candidat à la présidence, ce qui lui a valu les foudres du Vatican .

https://www.alainet.org/de/node/128962?language=en
America Latina en Movimiento - RSS abonnieren