L’évasion des multinationales appauvrit encore davantage le Sud

16/05/2007
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L’évasion fiscale internationale conspire contre tout effort pour résoudre la situation de milliards d’habitants de la planète qui vivent dans la misère. « Si les riches et les multinationales payaient les impôts qui leur incombent, nous pourrions atteindre facilement les Objectifs du Millénaire ». C’est en tout cas l’avis de l’économiste suisse Bruno Gurtner, élu en janvier 2007 à la présidence du Comité directeur global du Réseau pour la Justice Fiscale (Tax Justice Network, TJN). Gurtner occupe le poste de responsable du programme de finance internationale d’Alliance Sud, plate-forme qui réunit six des principales ONG suisses d’aide au développement.

Le Réseau, produit des Forums Sociaux

Q : Que signifie votre récente désignation en janvier passé à Nairobi à la tête du TJN ?

R : Une double reconnaissance. Tout d’abord en ce qui concerne les efforts que nous déployons depuis des années avec Alliance Sud. Ensuite, en ce qui concerne mon travail concret, ou autrement dit la reconnaissance que mon activité professionnelle implique une question de cœur, d’investissement personnel. Alliance Sud est un des co-fondateurs du TJN, et nous nous occupons depuis longtemps de ces sujets sensibles. Nous avons participé en novembre 2002 au premier Forum Social Européen, à Florence, au cours duquel se sont dessinés les Forums Sociaux suivants (Porto Alegre et Mumbai), qui sont aujourd’hui une réalité.

Q : A vous entendre, on peut penser que le TJN est d’une certaine façon un produit des Forums Sociaux

R : Les forums ont été des cadres propices pour rencontrer de nombreuses personnes intéressées et actives sur des thèmes liés à la finance internationale. Nous avons su utiliser ce cadre pour renforcer notre communication et pour étendre notre réseau.

      Un vol contre le développement

Q : Quel est l’impact, dans et sur les pays du Sud, des impôts non-payés et de l’argent qui s’évapore ainsi ?

R : Il n’existe aucune statistique précise, notre travail se base sur des estimations. Il existe cinq voies ou mécanismes qui font que les grosses fortunes ou les grandes entreprises multinationales ne paient pas d’impôt. Il y a tout d’abord l’économie informelle, c’est-à-dire tout un secteur de l’économie qui ne subit aucune ponction fiscale. D’autre part, les grosses sommes d’argent déposées dans d’autres pays. Ensuite, les activités qui permettent aux multinationales d’exporter leurs gains ; pour ce faire, elles ont recours à la pratique très répandue de sous-estimer le prix des importations et de surestimer celui des exportations : elles augmentent de la sorte artificiellement les coûts de ce qu’elles achètent à l’extérieur, le paiement de cette plus-value étant généralement effectué auprès d’une filiale de la même entreprise située dans un autre pays (les deux tiers du commerce mondial sont le fait de ce type de commerce entre les succursales de mêmes entreprises !). Le quatrième mécanisme est celui bien connu de la concurrence fiscale. Enfin, n’oublions pas tout simplement l’attitude des nantis ou des grandes entreprises qui ne paient pas les impôts qui leur incombent (phénomène du tax gap), devant l’incapacité des autorités fiscales de leur imposer leurs obligations fiscales.

Q : Pouvez-vous illustrer d’une façon ou d’une autre l’impact de ces mécanismes d’évasion fiscale sur le plan international ?

R : Selon nos estimations, le montant total des fortunes personnelles non déclarées – sans prendre en compte les entreprises – tourne autour de 860 milliards de dollars par année. Si l’on calcule un impôt moyen de 30% que ces fortunes devraient payer, on obtient le chiffre de 255  milliards de dollars par année.

« La pauvreté pourrait disparaître »

Q : Au vu de l’importance de ce chiffre, pourriez-vous établir une comparaison qui le rende plus concret ?

R : En 2005, les Nations Unies estimaient que pour atteindre les Objectifs du Millénaire – à savoir réduire de moitié la pauvreté d’ici à 2015 – on aurait besoin de 135 milliards chaque année pour l’aide publique au développement. En 2015, ce montant devrait atteindre 195 milliards ce qui signifie que si les grosses fortunes payaient leurs impôts respectifs, ces fonds permettraient de financer la lutte contre la pauvreté pendant les dix prochaines années ! Au vu de l’importance de ces chiffres, on comprend mieux pourquoi, en tant que réseau international, nous nous occupons essentiellement de la fuite des capitaux, des activités des grandes entreprises qui exportent leurs bénéfices pour échapper au fisc et de la concurrence fiscale, une question tout à fait d’actualité ces derniers temps.

Q : C’est-à-dire, trois axes « thématiques » principaux…

R : Exactement, même si notre travail inclut de nombreux aspects, comme par exemple la corruption, les mécanismes de blanchiment d’argent sale ou encore la destination de ces capitaux, c’est-à-dire les fameux paradis fiscaux ; enfin, par extension, de toute l’industrie de l’évasion fiscale et de ses principaux acteurs : banques, fiduciaires, juristes, comptables, etc. Il est important de comprendre que ces paradis fiscaux ne sont pas uniquement des îles isolées et exotiques qui fonctionnent de manière autonome. Dans la plupart des cas, ils sont au contraire étroitement liés aux grands centres financiers que sont Tokyo, Hong Kong, Zürich ou New-York.

Des Paradis…pour une minorité

Q : L’impact de ces « paradis » n’est pas si « paradisiaque » pour le Sud…

R : Entre 1970 et 2004, les paradis fiscaux reconnus sont passés de 25 à 72. Bien qu’un grand nombre d’entre eux soient constitués de petits pays – dont plusieurs sont des îles –, la plupart dépendent directement de grands pays du Nord. Par exemple, 35 des 72 paradis fiscaux sont juridiquement, économiquement et historiquement liés au Royaume-Uni. L’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE) estime qu’au cours des quarante dernières années, la part du commerce mondial qui transite par les paradis fiscaux est passée d’un chiffre très faible à 50 % du total.

Un défi pour la société civile mondiale

Q : Face à l’ampleur de ces phénomènes, quel est le travail concret que fournit un réseau comme celui que vous présidez au niveau international ?

R : Notre action s’effectue principalement sur trois plans. Tout d’abord, par un lobbying auprès des institutions des Nations Unies –par exemple le Comité spécial pour les questions fiscales – de l’OCDE ou d’autres instances internationales. Un deuxième effort est consacré à la recherche : si nous voulons être une voix reconnue, nous devons préparer et présenter des arguments sérieux et irréfutables. Enfin, citons la promotion de campagnes. Même si  nous n’avons pour le moment pas réussi à lancer des campagnes comme celle contre la dette des pays du Sud, nous arrivons de plus en plus à placer certains thèmes au cœur du débat (ainsi en va-t-il de la transparence financière ou de la nécessité de clarifier le concept-même de corruption ; en effet, la subjectivité de son emploi fait que dans de nombreux rapports sur l’Afrique et les pays du Sud ces derniers apparaissent comme fortement corrompus, alors que l’impact de ce fléau sur les pays du Nord est sous-estimé).

Q : Quelle est la situation actuelle du réseau international ?

R : Le TJN regroupe quelques 40 organisations de différents continents et de nombreuses personnalités. Notre information est diffusée dans près de soixante pays. Nous avons un secrétariat limité à Londres et un temps partiel pour le travail de presse à Amsterdam. Une partie des fonds de certaines ONG, avant tout anglaises et hollandaises, est destinées à des projets spécifiques. Le Comité international est totalement bénévole et ceux qui entrent en son sein le font avec l’appui de nos ONG ou plateformes ; cette situation exige un grand investissement de la part de tous. A l’avenir, une contribution financière des participants du TJN est prévue, en établissant sur ce point des différences entre petites et grandes organisations et entre celles du Nord et celles du Sud. Ces questions doivent cependant encore être précisées. Nous pensons également mettre sur pied prochainement un nouveau comité européen. A Nairobi, en janvier dernier, est née la branche africaine du réseau, avec sa propre structure. Il y a également un comité pour les pays scandinaves, un aux Etats-Unis, un autre au Canada, et nous avons des contacts en Amérique latine (Chili, Pérou, Mexique et Brésil) bien qu’il n’existe aucun comité continental. En un mot, les idées ne manquent pas et, face à nos moyens limités,  les défis sont immenses. (Traduction Jonas Paquier)

- Sergio Ferrari
Collaboration E-CHANGER et COTMEC

https://www.alainet.org/de/node/121174
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