Entretien avec Leonardo Boff
“Celui qui contrôle l’eau contrôle la vie, c’est-à-dire le pouvoir”
14/03/2005
- Opinión
S’il est un enjeu essentiel pour l’homme aujourd’hui, c’est bien la sauvegarde de la “maison commune”, la terre. Pour cela, l’homme doit se libérer d’un système qui “paradoxalement –et c’est là une situation nouvelle– a créé lui-même les mécanismes de sa destruction”, comme l’explique Leonardo Boff avec la simplicité du pédagogue et la clarté du militant. Préoccupation que le théologien brésilien partage avec le mouvement altermondialiste, dont il nous parle également dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé.
Q : On observe aujourd’hui à l’échelle de la planète un clivage de plus en plus prononcé, presque irréparable…
R : On a le sentiment que les forces dominantes nous conduisent à un chaos systémique. Ce qui est grave, c’est que maintenant le système a développé un mécanisme d’autodestruction. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité. Auparavant, créer et détruire était l’apanage de Dieu. Aujourd’hui, anéantir l’humanité est un pouvoir de l’homme.
Q : Vous pensez aux guerres, ou à un phénomène plus général ?
R : Il y a des gens qui, dans le cadre de l’hégémonie de la puissance militariste dominante, projettent de mener une guerre permanente. Mais ce sont des lâches, car ils s’attaquent aux plus faibles, comme l’Irak ou l’Afghanistan. Ils ne peuvent s’en prendre à la Chine ou à la Russie, car ce serait la fin de l’humanité.
Leur machine de mort est prête. Si on ne met pas fin à la terreur économique, c’est-à-dire si l’exploitation des ressources de la terre, notamment celles des pays de la périphérie, qui sont les plus nombreux, se poursuit, nous allons irrémédiablement vers une grande crise du système.
Le forces dominantes ne peuvent plus aujourd’hui gagner l’hégémonie par la persuasion, avec des arguments. Pour imposer leur vision, elles doivent donc avoir recours à la violence, qu’elle soit militaire, politique, religieuse, idéologique, celle des médias, du cinéma, de la culture. Nous assistons à une sorte de *hamburguerisation* de la culture mondiale, mise en œuvre depuis les État-Unis et l’Occident.
Le sort des dinosaures nous guette. Espérons que ces forces trouvent une limite absolue, un obstacle qui les arrête, et que nous évitions l’élimination de l’espèce humaine.
Les forces d’en bas
Q : Le panorama est réellement préoccupant. Pourtant, beaucoup de groupes dans la monde cherchent une autre voie.
R : Heureusement ! Le Forum social mondial de Porto Alegre, par exemple, est la caisse de résonance de ces forces qui viennent d’en bas et constituent la société civile mondiale. Ces groupes ont envie d’un monde différent et pensent que nous ne sommes pas condamnés sans appel à cette monoculture de la domination qu’impose le système actuel.
Q : Comment interpréter tout cela ?
R : La réalité offre beaucoup de possibilités, dont certaines n’ont jamais été explorées. Il est très probable qu’une autre sorte de conscience émerge, parmi ceux qui rêvent et parient sur l’utopie, et se consolide grâce à des pratiques nouvelles, à des réseaux, à l’articulation entre les différents mouvements. Ce processus permettra de trouver des solutions. C’est cela le sens de cette grande vague qui s’est mise en mouvement. Nous n’avons pas l’hégémonie. Mais eux non plus, d’où la crise qui caractérise ce moment historique. Crise, mais pas tragédie : la situation ne deviendra tragique que si nous ne parvenons pas à faire un saut qualitatif. Cela dépend de nous.
Hegel a dit que l’homme apprend de l’histoire qu’il n’apprend rien de l’histoire. Il apprend tout de la souffrance. Peut être le système mondial souffre beaucoup pour qu’il soit conduit à réfléchir et à chercher une autre voie.
Q : Le Forum social mondial a pour devise “Un autre monde est possible”. Que devrait-il faire aujourd’hui pour avancer, lui qui porte l’espoir altermondialiste ?
R : Le Forum a semé, il a rêvé, il a accumulé les visions d’avenir et consolidé ses réseaux. À mes yeux, il est maintenant nécessaire de passer aux choses concrètes. Il faudrait parvenir à une convergence mondiale sur deux ou trois points et commencer à faire pression, à agir et à vivre dès à présent un autre monde. Sans cela, les forums resteront des rencontres très intéressantes, très joyeuses, mais nous ferons du sur-place. Nous risquons de nous contenter de cette situation, qui est très belle mais reste insuffisante. Il peut nous arriver ce qui arrive au Vatican lorsque le pape voit la place Saint-Pierre pleine à craquer et pense que tout le monde est catholique. En tant qu’il y a beaucoup de touristes… Méfions-nous des illusions.
Consensus minimum, luttes efficaces
Q : En quoi et comment être plus concrets ?
R : Je crois que l’on peut parvenir à un consensus sur deux points. Le premier, c’est l’eau. Un problème capital pour l’humanité. Seuls 3 % des ressources en eau de la planète sont potables. De ce chiffre, les hommes n’ont accès qu’à 0,7 %, dont 80 % sont absorbés par l’agro-industrie. Il ne reste donc que 20 % pour la préservation de la vie, les plantes, les animaux. Nous allons vers une grande crise de l’eau, et elle va être pire que celle des aliments. Car sans eau, un homme meurt en cinq jours. Il faut promouvoir un pacte social mondial sur l’eau, pacte qui n’existe pas pour l’instant. Cette question ne nécessite pas de longs débats : il faut se battre de façon étroitement articulée contre la privatisation de l’eau. On observe une course effrénées des multinationales pour la privatisation car elles savent que celui qui contrôle l’eau contrôle la vie, et celui qui contrôle la vie a le pouvoir. Nous devons empêcher que l’eau soit considérée comme un bien comme un autre sur le marché. Faisons pression sur la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, qui font de la privatisation une condition à l’octroi de crédits aux pays les plus pauvres. Prenons modèle sur les Indiens boliviens qui ont mis dehors les multinationales françaises.
Q : Le second point ?
R : Une gigantesque alliance contre la guerre. Je dis bien contre la guerre, non pour la paix. En effet, à leur manière, Bush et Pinochet veulent aussi la paix, une certaine paix. Il faut se prononcer contre la violence et la guerre en tant qu’instruments de “règlement“ des conflits et de maintien de “l’ordre“, et imposer le dialogue à tous les niveaux : aussi bien entre les États qu’au sein de la famille et de la communauté. Nous devons empêcher la violence qui est l’un des pires produits du patriarcat, et promouvoir inlassablement le dialogue, l’échange, tout ce qui favorise la coopération et la solidarité, contre la concurrence qui est au cœur du système actuel.
Ce sont là deux points sur lesquels nous pouvons tomber d’accord. Il faut mener un travail militant, organiser de grandes manifestations, faire pression sur les États, sur les entreprises et sur l’armée, dénoncer le militarisme sous toutes ses formes, huer les militaires chaque fois qu’ils se montrent, créer une nouvelle conscience pratique et aider l’humanité à faire ses premiers pas vers un nouveau paradigme de civilisation.
-fin-
*traduction Michèle Faure
Collaboration E-CHANGER
https://www.alainet.org/de/node/111591?language=es
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